À partir des données et des notices de l’INA compilées entre le 1er novembre 2023 et le 1er juin 2024, nous avons recensé 58 contenus produits par France Inter à propos des mobilisations à Sciences Po en soutien au peuple palestinien (voir en annexe pour un point méthodologique). Deux séquences se dégagent. Une première, extrêmement brève, date de la mi-mars. La seconde, s’étalant du 25 avril au 8 mai 2024, est de loin la plus fournie puisqu’elle concentre près de 85% des contenus (49). Elle est, aussi, celle qui a retenu prioritairement notre attention.
Au préalable toutefois, les contenus produits à la mi-mars méritent qu’on s’y arrête, tant ils offrent un condensé édifiant des biais qui émaillent la couverture de la deuxième séquence.
L’hégémonie des sources « légitimes »
Au journal de 19h, le 13 mars, une information relative à Sciences Po fait l’objet d’un coup de projecteur, dès l’annonce des titres :
Hélène Fily : Le gouvernement va saisir la justice après la mobilisation propalestinienne d’hier à Sciences Po interdisant la présence d’étudiants juifs. Gabriel Attal, le Premier ministre, l’a annoncé en se rendant sur place ce soir.
Tonitruante, cette accroche appelle au moins deux remarques. D’une part, on comprend d’emblée que la mobilisation étudiante n’est pas une information en tant que telle, mais un élément de contexte périphérique rapporté pour les besoins du sujet numéro 1 – l’annonce de Gabriel Attal. On constate, d’autre part, l’absence totale de précaution de la rédaction de France Inter : s’affranchissant de tout conditionnel, la journaliste présente un acte de discrimination envers des étudiants juifs (au pluriel) comme un fait avéré. Largement démenti depuis [1], cet épisode a fait l’objet d’un emballement politico-médiatique inconsidéré, initialement déclenché par l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) avant d’être propulsé sur le devant de la scène par la direction de Sciences Po et surtout, par le pouvoir politique – avec en chefs de file, le Premier ministre Gabriel Attal, la ministre de l’Enseignement supérieur Sylvie Retailleau et le président de la République lui-même [2].
France Inter aura donc apporté sa pierre à l’édifice. La confiance aveugle accordée aux sources institutionnelles conduit en effet la première radio de France à emboîter le pas au pouvoir politique, dont elle se fait la caisse de résonance. C’est ainsi qu’après les gros titres, les mêmes biais se prolongent dans le reportage. « La polémique prend de l’ampleur », annonce d’emblée Claire Servajean, avant de laisser Hélène Fily dérouler son sujet :
Une centaine d’étudiants propalestiniens qui ont occupé l’amphithéâtre principal de la grande école, empêché la tenue d’un cours magistral et l’entrée d’une étudiante de l’Union des étudiants juifs de France [notons que « d’étudiants juifs » au pluriel, on passe désormais à « une étudiante », NDLR]. Elle dit avoir été traitée de « sioniste » et Emmanuel Macron dénonce des propos « parfaitement intolérables ». Bonsoir Marie [M.]. Et le Premier ministre s’est donc rendu sur place ce soir.
S’ensuit un court sujet d’une minute, qui ne consiste ni plus ni moins qu’en un duplicata du « coup de semonce » – également qualifié de « démonstration de fermeté » – de Gabriel Attal, en visite éclair au Conseil d’administration de Sciences Po dans l’après-midi. Ses propos fustigeant notamment « une forme de pente, de dérive […] liée à une minorité agissante et dangereuse à Sciences Po » ont été rapportés un peu plus tôt par une dépêche AFP, reprise partout dans la presse. Ils sont transcrits tels quels par la journaliste de France Inter et fournissent, de fait, l’angle traité sur la radio publique.
L’information est un rapport de forces
À sens et source uniques, ce cadrage sera partiellement rectifié le lendemain. Mais comme toujours, le mal est fait à l’instant T. S’emballer d’abord, vérifier ensuite : tel semble être le précepte de rédactions abreuvées au modèle de « l’info en continu » et de la course au scoop.
Le retentissement de la « controverse » est d’ailleurs encore mis en scène dans les journaux d’information du lendemain matin. « Sciences Po Paris en pleine polémique sur un rassemblement propalestinien », annonce-t-on à 6h ; « C’est la suite de la polémique sur une mobilisation propalestinienne », renchérit la rédaction à 7h, ou encore, à 8h : « L’affaire est montée jusqu’au sommet de l’État, provoquant l’indignation d’Emmanuel Macron en conseil des ministres. »
Néanmoins, contrairement à la veille, ces trois journaux font état de zones d’ombre et témoignent d’une information sous tension entre, d’une part, la communication appuyée du pouvoir politique et de la direction de Sciences Po, et, d’autre part, la version des étudiants mobilisés. Péniblement, cette dernière se fraye pour la première fois un chemin à l’antenne, où elle demeure toutefois largement sous-estimée, ensevelie sous le poids des sources « légitimes ». Ainsi de cette brève au journal de 6h :
Une ligne rouge a été franchie, estime la ministre de l’Enseignement supérieur. Sylvie Retailleau annonce des poursuites disciplinaires contre deux étudiants ayant interdit l’accès à l’amphithéâtre à une autre étudiante parce qu’elle était juive, selon l’Union des étudiants juifs de France, ce que contestent les organisateurs du rassemblement.
Point final. Une heure plus tard, le journal de 7h avance de quelques pas supplémentaires, mais le déséquilibre dans la présentation des dites « versions » reste inchangé :
Une étudiante juive empêchée d’assister à la conférence. Les organisateurs disent que ce n’est pas en raison de sa religion, mais parce qu’ils voulaient l’empêcher de filmer à l’intérieur. La version des faits n’est pas très claire. Qu’importe pour la ministre de l’Enseignement supérieur Sylvie Retailleau, il faut un message de fermeté. [Extrait d’une interview de Sylvie Retailleau.]
Et qu’importe pour la rédaction de France Inter, qui s’empresse de relayer le message en question. Les journalistes ont beau nager dans un grand flou artistique, ils font le choix d’alimenter et d’amplifier la « polémique » plutôt que de tempérer en prenant le temps… d’enquêter. Ils ont beau, à demi-mot, mettre en doute l’emballement du gouvernement, ils lui tendent le micro.
Ce n’est qu’au journal de 13h, le 14 mars toujours, que le présentateur introduit un reportage en posant les questions qui auraient dû guider la rédaction dès le départ : « Des propos antisémites ont-ils été tenus à Sciences Po Paris ? » ou bien encore : « Que s’est-il passé mardi dans l’amphithéâtre Boutmy à Sciences Po Paris ? » Pointant du doigt une « cascade de réactions politiques » en passant soigneusement sous silence la responsabilité des médias qui leur ont donné tant d’écho, le présentateur du 13h use du conditionnel pour parler de la fameuse « interdiction d’amphi » – une première à l’antenne [3] – et fait état de « versions contradictoires » [4]. Non sans agrémenter son reportage de quelques futilités à charge contre les étudiants mobilisés [5], sa collègue concède à sa suite :
[L’étudiante de l’UEJF] est refoulée parce qu’elle est connue pour prendre des photos et les diffuser sur les réseaux sociaux sans autorisation selon des étudiants présents. Personne pour l’instant ne confirme que des propos antisémites ont été tenus à son égard. Elle-même ne les a pas entendus. La seule chose que l’on sait, c’est qu’à la tribune, le comité propalestinien lance : « Attention, l’UEJF est dans la salle. » L’étudiante a pu rentrer dans l’amphi mais elle est très vite ressortie en raison du climat hostile.
Une information bien éloignée de la fake news initiale – abondamment relayée par la rédaction de France Inter –, quoiqu’encore largement lacunaire.
Pouvoir d’agenda, asymétrie des expressions
Au cours de cette séquence en effet (13 – 19 mars), les étudiants jetés en pâture n’auront jamais le luxe d’être entendus directement. Aucune interview, aucun témoignage direct. La ministre de l’Enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, bénéficie quant à elle d’un traitement bien différent. Deux prises de parole au total : un extrait d’entretien est diffusé dans le journal de 7h (14/03), on l’a vu, suivi d’une interview en direct dans le journal de 13h du même jour, au cours de laquelle la ministre a toute latitude pour dérouler sa communication en dépit des questions relativement incisives que lui pose Jérôme Cadet [6]. Bilan ? 0 seconde pour les étudiants… et plus de 5 minutes pour Sylvie Retailleau.
Dans les jours qui suivent, une deuxième interlocutrice aura le privilège de l’antenne sur cette affaire : Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques (« L’invitée de 7h50 », 18/03). Venue faire état d’une enquête administrative en cours, cette dernière ne peut en tout état de cause confirmer ni infirmer le moindre fait, mais tient tout de même à apporter de l’eau au moulin de la disqualification, en pointant notamment des « choses absolument condamnables en ce sens qu’on ne peut pas empêcher un cours ». Il en va là, convenons-en, d’un grief d’un tout autre ordre…
Au cours de cette interview, la journaliste Sonia Devillers critiquera l’emballement du gouvernement et informera y compris les auditeurs de l’existence d’une tribune signée par « 37 étudiants et étudiantes juifs et juives », lesquels affirment avoir été « à l’intérieur de cet amphi, […] chaleureusement accueillis et associés à [la] discussion ». Si le travail contradictoire est bienvenu compte tenu de l’emballement médiatique, il n’enlève strictement rien au traitement structurellement biaisé de France Inter. Car au bout du compte, les choix de la rédaction sont très clairs : ce sont bien les détracteurs des étudiants – et eux seuls – qui disposent du monopole de la parole à l’antenne. Et c’est bien la « polémique » – et elle seule – qui fait l’agenda.
Une « polémique » qui, nous le disions plus haut, laisse des traces : « une mobilisation propalestinienne où certains disent avoir entendu des propos antisémites », peut-on encore entendre sans aucune précision le 19 mars, dans le journal de 19h, dernière production recensée par l’INA sur cette séquence.
Ainsi court la rumeur, aidée en cela par les plus fins limiers du PAF. À l’instar de l’inénarrable Nathalie Saint-Cricq qui, le 17 mars au cours de l’émission « Questions politiques », entend bien tirer cette affaire au clair. Invitée à commenter son « image de la semaine », l’éditorialiste choisit une photo du fameux amphithéâtre Boutmy aux couleurs de la Palestine. C’est alors qu’intervient la leçon de journalisme. Transcription in extenso :
Nathalie Saint-Cricq : Alors… Il y a manifestement une jeune femme qui était connue comme appartenant à l’UEJF, qui dit qu’elle n’a pas entendu directement un certain nombre de propos, mais qui aurait été empêchée de rentrer parce qu’ils auraient redouté qu’elle filme avec son iPhone et que, filmant, les gens soient… bon… Juste pour dire que… [Carine Bécard : Compliqué hein… à démêler… hum.] Tout ça… euh… manifestement, me semble… Plus un certain nombre d’empoignades assez désagréables…
Bref, Nathalie Saint-Cricq ne sait rien. Toutefois, nullement découragée par ses propres errances, elle insiste… et donne même immédiatement la leçon :
Nathalie Saint-Cricq : D’abord, je suis assez étonnée que Sciences Po […], qui est plutôt a priori le temple de la réflexion, soit un endroit où on est pro ou contre et où on ne peut pas discuter. Deux, par le danger de cette importation parce que finalement, quand on est à l’extérieur, on a peut-être plus d’intelligence et de fraîcheur intellectuelle pour essayer de voir quelles sont les solutions pour un État, deux États, et pas simplement proférer des espèces de phrases sur « de la mer au Jourdain » ou « de la rivière à la mer ». Et de voir finalement que Sciences Po est devenu un endroit extrêmement idéologisé et que ça peut être un peu effrayant si ça forme des futurs haut-fonctionnaires, qui a priori doivent servir une cause et non pas prendre fait et cause pour quelque chose de façon aveugle. Et j’ai parlé avec des étudiants, avec une des leaders des mouvements palestiniens qui manifestement, me semble euh… assez caricaturale. Si ce n’est non seulement pro palestinien, mais anti israélien. […] Le 8 octobre, il y aurait pu avoir une gigantesque manifestation de soutien, elle n’est pas venue. Les étudiants ont toujours été là pour discuter, pour débattre. Je ne suis pas certaine qu’avec un keffieh entouré autour de la tête, ce soit le meilleur endroit…
Vous avez dit « chien de garde » ?
À vouloir courir trop vite, la rédaction de France Inter s’est une nouvelle fois pris les pieds dans le tapis. Partie prenante d’un emballement politico-médiatique d’ampleur, totalement subordonnée à la communication du pouvoir politique, elle démontre son incapacité à s’extirper des pratiques journalistiques qui font les « polémiques » ordinaires. Et comme le veut la coutume, elle ne présentera aucun mea culpa pour son traitement de « l’affaire Sciences Po ». Mais le bilan le plus important – sur lequel nous reviendrons dans le deuxième volet de cette étude – reste tout de même celui-ci : la couverture de la « polémique » a totalement supplanté le traitement de la mobilisation étudiante. Dans un contexte d’adversité aiguë contre les étudiants, ne pas accorder à ces derniers le moindre temps de parole témoigne déjà d’un rapport pour le moins contrarié à la déontologie. Un second constat finit d’enfoncer le clou : au terme d’une semaine de « polémique », les auditeurs de France Inter ne disposent strictement d’aucune information sur les raisons pour lesquelles, en première instance, des étudiants de Sciences Po ont décidé d’occuper un amphithéâtre. Ni, a fortiori, sur les arguments qu’ils ont fait valoir à l’occasion de cette manifestation. La radio publique a-t-elle fait mieux un mois plus tard ? Affaire à suivre…
Pauline Perrenot
Annexe – Quelques précisions méthodologiques
Constitué de 58 contenus, le corpus a été réalisé à partir d’une analyse des notices disponibles sur le site de l’INAthèque, combinée à une recherche manuelle sur les moteurs de recherche et le site de France Inter. Nous avons par la suite écouté l’ensemble des contenus. Si la méthode de recherche via l’INAthèque comporte nécessairement des biais, que nous avions déjà signalés dans un précédent article, elle permet néanmoins une approche relativement exhaustive de la couverture de France Inter.
Nous avons fait le choix de désindexer du corpus les contenus qui n’abordent les mobilisations étudiantes que très à la marge :
– L’interview de Gilles Kepel dans le « Grand entretien du 7/10 » en date du 25 mars 2024. Aucune question ne porte sur le mouvement social et Gilles Kepel l’évoque très succinctement [7]. De même, et pour les mêmes raisons, nous n’avons pas intégré l’interview de l’avocat Arié Alimi par Charline Vanhoenacker (« Bistronomie », 11/05), ni celle de l’écrivain Hervé Le Tellier par l’équipe de « La bande originale » (16/05).
– Plusieurs journaux du 10 mai et une chronique du 17 mai font état du « clash » entre Louis Boyard (LFI) et François-Xavier Bellamy (LR) devant Sciences Po Paris. Les mobilisations n’étant jamais évoquées en tant que telles, nous n’avons pas inclus ces contenus non plus.