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France Inter, Sciences Po et la Palestine : marginaliser les étudiants, invisibiliser les revendications (2/3)

par Pauline Perrenot,

Dans ce deuxième volet, nous poursuivons la critique du traitement, par France Inter, des mobilisations à Sciences Po en soutien de la Palestine. Comment les pratiques ordinaires du journalisme contribuent-elles à la production d’une information mutilée ? Comment une rédaction en arrive-t-elle à défigurer et à délégitimer un mouvement social ? Exacerbés à travers la couverture de la « polémique » médiatico-politique autour de l’occupation d’un amphithéâtre à la mi-mars, les biais que nous pointions dans le premier article se sont prolongés au printemps, alors que les mobilisations étudiantes ont pris de l’ampleur.

Effectuée à partir des données et des notices de l’INA compilées entre le 1er novembre 2023 et le 1er juin 2024, notre étude met en lumière une couverture médiatique particulièrement fournie au printemps 2024. S’étalant du 25 avril au 8 mai 2024, la séquence concentre près de 85% des contenus (49).



Une médiatisation en partie décorrélée de la mobilisation


C’est en effet à partir du 25 avril que Sciences Po revient à l’antenne de France Inter, avec une simple brève focalisée sur l’opération policière ayant conduit à l’évacuation du campus occupé par des étudiants. Depuis ladite « polémique » de la mi-mars (soit plus d’un mois), aucun sujet spécifique relatif à la mobilisation en soutien du peuple palestinien n’est recensé à l’antenne par l’INA [1]. On n’en trouve d’ailleurs aucune trace non plus entre le 1er novembre 2023 et le 13 mars 2024.



C’est un premier biais… et il est de taille : on constate ainsi qu’à l’antenne de France Inter, la médiatisation est en grande partie décorrélée de la mobilisation elle-même, indexée non pas sur l’agenda des étudiants, mais sur celui d’acteurs tiers qui interviennent sur le cours de la mobilisation en question, qu’il s’agisse ici de la police ou, comme à la mi-mars, de personnalités politiques. Au cours de ce long mois, comme des précédents depuis novembre 2023, le comité Palestine de Sciences Po Paris – pilier de la mobilisation, créé peu de temps après le 7 octobre et réunissant « 300 à 400 étudiants » selon Le Monde – a pourtant entrepris des actions et avancé des revendications [2]. Non qu’il ne se passait « rien » : il ne se passait rien que la rédaction de France Inter juge digne d’une information.

Une chronologie journalistique qui dessine, en creux, l’influence asymétrique exercée par les différents acteurs d’un conflit auprès des rédactions, proportionnée au poids symbolique qu’ils occupent plus largement dans le rapport de forces politique et idéologique. L’attention, l’intérêt et la légitimité accordés par la rédaction de France Inter aux sources institutionnelles conduisent à ce qu’une opération de police, le déplacement d’une personnalité politique ou une simple déclaration de ministre soient perçus comme ayant suffisamment de valeur pour être portés à l’antenne et, de fait, construits comme le point de départ d’une médiatisation qui n’existait pas auparavant.

A contrario, bien qu’il se dote de moyens de communication autonomes, le comité Palestine de Sciences Po ne jouit pas du même crédit que ceux qu’il a le mauvais goût de critiquer. Et ce, alors que cette prestigieuse école parisienne a l’avantage d’être sous les radars des rédactions… parisiennes, bien plus que nombre d’universités en France [3]. En témoigne d’ailleurs la couverture relativement importante de cette deuxième séquence de mobilisation par une radio nationale, qui tranche avec le silence assourdissant accompagnant tant d’autres manifestations en soutien au peuple palestinien, au sein d’autres établissements d’enseignement, mais plus encore, au sein du mouvement social partout en France.

Reste que, couplé aux exigences de rapidité et au mimétisme présidant à la fabrique de l’information, ce déséquilibre des sources influe mécaniquement sur le contenu de l’information produite. Ainsi, le 25 avril, une simple brève de 11 secondes est délivrée dans le journal de 13h :

En écho à ce qui se passe dans les grandes universités américaines, qui dénoncent le sort des Palestiniens de Gaza, un site du campus de Sciences Po Paris a dû être évacué hier soir. Il était occupé par une soixantaine de militants propalestiniens.

Ici, c’est bien l’action de la police – naturalisée de surcroît, c’est à dire présentée comme si elle relevait d’une sorte de fatalité – qui appelle la médiatisation. De l’occupation des étudiants de Sciences Po, on ne sait toujours rien à proprement parler, en dehors du fait que ces derniers sont désormais qualifiés de « militants » et catégorisés sous l’étiquette « propalestinien », laquelle est utilisée dans la quasi-totalité des contenus du corpus. Une appellation réductrice et bien peu signifiante, pour ne pas dire entachée de discrédit au regard de ses usages dans le discours médiatico-politique dominant.

On remarque en outre que bien qu’aucun détail ne concerne l’occupation, la rédaction de France Inter dresse un parallèle – présenté comme évident – avec les mobilisations des campus américains, ayant fait quant à eux l’objet d’un développement au cours du journal de 13h. Un cadre interprétatif de l’objet « mobilisation Sciences Po » – réplique de la « mobilisation US » – est donc donné sans que cet objet n’ait encore jamais été étudié ni même présenté aux auditeurs... L’art de mettre la charrue avant les bœufs ?


L’art du « cadrage », ou comment rater le cœur de cible


C’est en tout cas la conclusion à laquelle nous conduit l’étude des contenus produits le lendemain (26/04). Dans les journaux de 6h et 7h, deux brèves reconduisent ainsi en grande partie le même cadrage. La première mentionne une intervention de la police contre un mouvement « en écho aux mobilisations sur les campus américains » et la seconde, une nouvelle occupation réalisée « dans le sillage des actions menées dans des universités américaines », « alors qu’aux États-Unis, le mouvement de protestation contre la guerre à Gaza se généralise, de Los Angeles à Atlanta, d’Austin à Boston, [et que] le mouvement d’étudiants américains propalestiniens grossit d’heure en heure. »

Puis, au 13h, après un sujet sur les mobilisations de Columbia, la rédaction embraye immédiatement :

Et en France, le siège de Sciences Po Paris a de nouveau été investi cette nuit par une cinquantaine d’étudiants propalestiniens. L’occupation se poursuit dans le bâtiment historique de l’école, soutenue par une manifestation rue Saint-Guillaume avec keffiehs et drapeaux palestiniens. Bonjour Sonia [P.], pourquoi ce mouvement prend-il particulièrement à Sciences Po Paris ?

La question posée par le présentateur à la « journaliste-reporter » dit tout du cadrage préalablement établi par la rédaction. Celui-ci ne porte (toujours) pas sur les motivations des étudiants, mais sur les facteurs qui pourraient expliquer la « propagation » de la mobilisation au sein de la grande école parisienne. Si, pour la première fois, deux témoignages d’étudiantes sont donnés à entendre, aucun ne porte sur les revendications ni ne donne d’explication quelconque sur le fond du mouvement. Ils illustrent en revanche la problématique ce que la rédaction de France Inter était venue chercher : la preuve que ce mouvement vient d’une manière ou d’une autre de l’étranger. La première étudiante mentionne ainsi la présence de « davantage d’étudiants internationaux à Sciences Po que dans d’autres universités » et la seconde évoque le parcours d’une étudiante très impliquée dans le comité Palestine, inscrite dans un double cursus franco-américain (entre Sciences Po et l’université de Columbia). Disserter et spéculer avant d’avoir… informé : une pratique du journalisme « à front renversé », qui n’a pas l’air de déranger la rédaction de France Inter, mais coïncide opportunément avec… le cadrage du gouvernement : « Gabriel Attal a dénoncé ce matin […] une minorité qui "veut imposer l’idéologie venue d’outre-Atlantique" », peut-on par exemple entendre dans le journal de 19h, le 27 avril.

Il faut ainsi attendre cinq jours [4] après le début de la séquence pour qu’un contenu laisse une place un tant soit peu prépondérante aux étudiants concernant leurs propres motivations (30/04) et deux jours supplémentaires pour qu’un premier sujet soit anglé sur une partie de leurs revendications (3/05). Les autres cadrages principaux s’articulent autour de l’influence des campus américains, on l’a vu (26/04, journal de 13h) ; de l’ampleur réelle des mobilisations au sein des universités françaises (29/04, journal de 19h) ; du peu de soutien accordé par la communauté enseignante de Sciences Po aux étudiants mobilisés (30/04, journal de 8h) ; de l’intervention de la ministre de l’Enseignement supérieur revendiquant un double principe de « neutralité » et de « pluralité » au sein des universités (2/05, journal de 13h) ; de la façon dont les jeunes mobilisés concilient les études et le militantisme (3/05, journal de 7h) ; de la perception du mouvement étudiant en Israël (2/05, journal de 19h et 3/05, journal de 18h) ou encore, de la répression policière (3/05, journal de 13h).


Revendications : l’information parcellaire


Le 30 avril, au journal de 19h, des détails factuels sont apportés sur les occupations dans les universités françaises. Le sujet est même à la Une, mais il fait l’objet d’un panorama presque exclusivement descriptif. Cinq étudiants sont ainsi conviés à donner leurs impressions… plus qu’à exposer ce qu’ils réclament. D’une durée de 38 secondes en cumulé, ces témoignages donnent à entendre une « solidarité », décrivent une mobilisation menée par « humanisme » et destinée à « faire entendre la parole palestinienne », avant de fournir quelques détails pratiques sur les lieux des manifestations.

La roue tourne-t-elle le 2 mai ? Dans le journal de 19h, les occupations font à nouveau la Une et, compte tenu de la question posée par la journaliste – « Que disent les étudiants mobilisés pour Gaza sur les campus aux États-Unis et en France ? » –, on s’attend en effet à ce que les revendications soient largement exposées. Peine perdue puisqu’à sa propre question, la journaliste choisit de répondre d’une manière pour le moins… inattendue : « Le président israélien y entend de l’antisémitisme, là où Sciences Po, ce matin, à Paris, a essayé de débattre. » C’est alors un sens particulièrement clairvoyant de la hiérarchie de l’information que donne à voir France Inter, puisque les auditeurs devront en passer, d’abord, par le « message aux Israéliens expatriés » du président Isaac Herzog à propos des « slogans qui le heurtent » au sein des manifestations étudiantes américaines et françaises ; puis dans un deuxième temps, par la communication de la ministre de l’Enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, qui « réclame aux présidents d’universités de maintenir l’ordre ». Ceci pour en arriver, seulement dans un troisième et dernier temps donc, au débat – présenté comme « apaisé » – ayant eu lieu à Sciences Po le matin même entre étudiants, salariés et professeurs, qui s’est tenu « à huis clos » avec « près de 350 participants ». L’occasion d’entendre trois étudiants… pendant seulement 32 secondes en cumulé, alors qu’à titre de comparaison, le message du président israélien est diffusé pendant 1 minute et 10 secondes en continu. Autant dire que ce temps extrêmement contraint n’autorise que peu d’informations sur les revendications en tant que telles, abordées dans les (très) grandes lignes, uniquement concernant « la question sensible des partenariats entre Sciences Po et quatre universités israéliennes » (dixit le reporter) et vis-à-vis desquels une étudiante interrogée réclame la création d’une « commission d’enquête dans Sciences Po » [5]. Basta. Au total, le reportage dure 1 minute et 22 secondes et sera dupliqué dans l’édition de 23h, avec les mêmes témoignages d’étudiants.

Le lendemain (3/05), dans la seconde partie du journal de 13h, la rédaction de France Inter semble enfin se décider à délaisser les à-côtés... pour se concentrer prioritairement sur le discours des étudiants. Jérôme Cadet :

Alors quand on leur demande pourquoi ils se mobilisent, nombre de ces étudiants expliquent qu’il faut, je cite, « arrêter le génocide » que commettrait l’armée israélienne à Gaza. Je donne la définition que fait le Larousse d’un génocide. « Crime contre l’humanité tendant à la destruction partielle ou totale d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux », fin de citation. Bonjour Éric [D.], on va voir ce qu’en dit maintenant la justice.

Si l’exposé juridique du journaliste est autrement plus informatif et concluant [6] que la présentation « Larousse » du présentateur, le compte n’y est toujours pas : la parole étudiante a beau déclencher un (court) focus de la rédaction sur la qualification de « génocide », les revendications ne font toujours pas l’objet d’un sujet à part entière.

Un contre-exemple bien relatif voit le jour le lendemain (4/05). Alors que le journal de 7h réitère l’appel de la ministre de l’Enseignement supérieur au « maintien de l’ordre », la rédaction diffuse un reportage sur le campus de Sciences Po à Poitiers, également occupé. Trois étudiants sont interrogés et pour la première fois, les extraits diffusés font tous état de revendications. Si les témoignages mis bout à bout ne durent que 37 secondes, le sujet porte véritablement sur la mobilisation elle-même et partie des messages qu’entendent porter les étudiants. Fait cocasse, ou plutôt révélateur : le reportage n’est pas signé d’un journaliste de France Inter, mais d’une consœur de la rédaction de France Bleu Poitou, rediffusé à l’antenne de la radio nationale [7]... L’occasion de souligner le caractère parisiano-centré de l’information délivrée par France Inter. Si plusieurs villes concernées par des universités en lutte sont mentionnées à l’antenne (Lille, Le Havre, Grenoble, Dijon, Poitiers, Reims, Saint-Étienne et Lyon), l’information s’apparente davantage à du « name dropping » : en dehors du reportage de France Bleu Poitou et d’un autre focus sur un lycée international de Lille, aucun sujet ne s’attarde réellement sur les universités et les campus de Sciences Po en « province ».

Mais revenons-en aux revendications. Certes, dans les jours ayant précédé les sujets abordés en amont (2, 3 et 4/05), la rédaction de France Inter n’a pas totalement passé les demandes étudiantes sous silence. Elle s’est contentée d’en rapporter une infime partie, soit au travers de brèves – des contenus d’une durée inférieure à 40 secondes –, soit de manière totalement périphérique, au détour d’une interview ou entre deux virgules d’un sujet axé sur une autre information.

Le 27 avril, trois brèves respectivement diffusées dans les journaux de 6h30, 7h et 8h en font par exemple partiellement état. L’information majeure étant la levée du blocage de Sciences Po, la rédaction se sent tout de même tenue... de dire un mot du pourquoi ! A posteriori, on apprend donc par la voix de la journaliste que les étudiants « réclamaient de leur direction des prises de position plus claires sur l’action israélienne dans Gaza et l’arrêt des partenariats avec les universités de l’État hébreu » (27/04, journal de 6h30). C’est tout ? C’est tout. Les deux journaux suivants portent quant à eux sur les engagements pris par la direction, laissant entrevoir, mais seulement en creux, l’existence d’autres revendications étudiantes : « [La direction] s’engage à organiser un débat interne, notamment sur les partenariats avec des universités israéliennes, et elle suspend les procédures disciplinaires lancées contre des étudiants participant à ce mouvement. » (27/04, journal de 7h). Mais de ces procédures, comme des motifs pour lesquelles les étudiants s’en indignent, on ne saura strictement rien.

Il en va de la sorte dans la totalité des contenus étudiés : l’exposé des revendications est au mieux parcellaire, au pire, inexistant. Le format y est pour beaucoup : au cours de la deuxième séquence, les brèves sont majoritaires, suivies par les sujets de journaux, dont la durée excède rarement 2 minutes et 30 secondes…




Ainsi, que dire d’une « information » qui se contente de mentionner, au cours d’une brève de 25 secondes, la demande d’« arrêt des partenariats avec les universités de l’État hébreu », sans dire un mot des partenariats en question, de leur nature et des raisons pour lesquelles les étudiants en font une question politique en réclamant leur suspension ? À notre connaissance, France Inter n’aura pas consacré le moindre temps d’antenne à creuser le sujet. Il en va de même s’agissant de l’exigence de « prises de position plus claires [de la direction de Sciences Po] sur l’action israélienne dans Gaza ». Quelles étaient ces positions jusqu’à présent ? Comment se sont-elles manifestées ? Et, partant, pourquoi ne pas dire un seul mot du phénomène pourtant central que dénoncent les étudiants sur cette affaire et qui motive précisément cette revendication : un deux poids, deux mesures manifeste au regard des déclarations et des actions prises par la direction de Sciences Po au lendemain du 7 octobre 2023 ? Autant de questions qui restent naturellement en suspens compte tenu... du déficit d’information.


Les intervenants « légitimes »... et les étudiants


C’est que le bilan est particulièrement accablant pour une radio nationale : au terme de cette séquence (25 avril - 8 mai), soit deux semaines d’occupations, de manifestations, de discussions avec la direction, d’évacuations et de blocages successifs à Sciences Po Paris et ailleurs en France, aucun temps éditorial conséquent n’est consacré à ce que ces étudiants font, disent et réclament. Un énième symptôme édifiant ? Les « comités Palestine » au sein desquels ils se sont regroupés sont à peine mentionnés à l’antenne et ne font jamais l’objet d’un reportage à part entière [8]… Et comme on a commencé à le percevoir, le peu que l’on sait provient très rarement de la bouche des étudiants eux-mêmes.

À cet égard, analyser la répartition de la parole sur l’ensemble de la séquence nous renseigne beaucoup sur la manière dont la rédaction conçoit, construit et hiérarchise l’information qu’elle délivre aux auditeurs. Au total sur notre corpus, entre le 25 avril et le 8 mai, 22 étudiants ont témoigné à l’antenne de France Inter – issus de différents campus de Sciences Po dans leur immense majorité [9]. L’ensemble de ces prises de parole sont diffusées dans les journaux d’information (13 sont concernés sur les 21 journaux du corpus) et intégrées à ce qu’on appelle des « enrobés », c’est à dire un reportage écrit par un journaliste, auquel il mêle donc sa voix à celle d’un (ou de plusieurs) interlocuteur. Les étudiants ne disposent donc d’aucune parole autonome, ni ne bénéficient du cadre privilégié (et médiatiquement plus exposé) que confère par exemple l’interview classique, un genre journalistique qui demeure la chasse gardée d’intervenants « dominants ».

La preuve au cours de cette séquence. Quatre interviews ont été consacrées pour tout ou partie aux mobilisations étudiantes à Sciences Po. Les heureux élus occupent tous des positions sociales et professionnelles prestigieuses. Deux d’entre eux sont des personnalités politiques : la ministre Nicole Belloubet et le député LR Aurélien Pradié. Une troisième est dirigeante syndicale : Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT [10]. Quant à la dernière interview (« Grand entretien du 7/10 », 2/05), elle s’est faite sous la forme d’une table ronde ayant réuni trois invités : Hugo Micheron (enseignant-chercheur en science politique rattaché au CERI et maître de conférences à Sciences Po), Anne Muxel (sociologue, directrice de recherche au Cevipof) et Roger Cohen (chef du bureau du New York Times à Paris).

Entre ces interviewés et les 22 étudiants mentionnés plus haut, les conditions d’expression sont donc totalement inégalitaires. Les temps de parole s’en font mécaniquement ressentir. Dans les reportages des journaux, aucun étudiant ne s’exprime plus de 58 secondes en continu (voir en annexe) [11]. Cumulé, leur temps de parole s’élève à 7 minutes et 41 secondes, soit 9 % de la durée totale des contenus consacrés aux mobilisations étudiantes – près de 20 % si on le rapporte à la durée des sujets et des brèves dédiés dans les journaux d’information [12].

À titre indicatif, le temps de parole cumulé de 22 étudiants aura donc à peine excédé celui dont aura bénéficié Aurélien Pradié, à lui seul, au cours de l’émission « Questions politiques » (6 minutes 30). Nicole Belloubet s’exprime quant à elle 2 minutes et 26 secondes sur le sujet, comme Marylise Léon, et la table ronde spécifique du « Grand entretien du 7/10 » – « Mobilisation propalestinienne dans les universités » (2/05) – dure environ 25 minutes. Il faut ajouter à cela les nombreux propos rapportés des ministres Sylvie Retailleau et Gabriel Attal, notamment, au cours des journaux d’information, qui contribuent également à cadrer l’information. Le 27 avril par exemple, les journalistes choisissent de consacrer une brève au fait que « Gabriel Attal a dénoncé ce matin "des dérives d’une minorité agissante et dangereuse" ». Aucun contradictoire n’étant apporté, la rédaction endosse le rôle de vulgaire porte-voix, à l’instar du 28 avril :

Sciences Po Paris, marqué par des occupations et des blocages ces derniers jours avant l’accord trouvé vendredi soir avec la direction. Hier, Gabriel Attal a déploré un « spectacle navrant et choquant ». Le Premier ministre affirme qu’« il n’y aura jamais de droit de blocage, jamais de tolérance avec l’action d’une minorité agissante et dangereuse. »

Fin de l’histoire… et ainsi de suite.


***


L’information au rabais : tel aurait pu être le titre de ce deuxième volet. De la marginalisation des revendications à la relégation des étudiants au second plan, en passant par l’invisibilisation totale de l’organisation collective des « comités Palestine » ou encore le suivisme à l’égard de l’agenda du pouvoir politique ou de la police, l’étude exhaustive des contenus produits par France Inter permet de poser un diagnostic classique par temps de manifestation : les pratiques ordinaires du journalisme, alliées aux choix éditoriaux et aux cadrages édictés par les directions éditoriales, contribuent à totalement défigurer un mouvement social. Et ce, malgré un suivi relativement appuyé, à l’antenne, des mobilisations étudiantes à Sciences Po. Le panorama ne serait complet sans qu’on y intègre les contenus diffusés en dehors des journaux d’information : interviews, éditos et billets humoristiques. Lesquels, hélas, noircissent encore davantage le tableau. À suivre…


Pauline Perrenot


Annexe – La parole étudiante à l’antenne de France Inter (25 avril – 8 mai 2024)


 
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Notes

[1Comme nous le précisions dans le premier volet de cette étude, nous avons fait le choix de désindexer du corpus l’interview de Gilles Kepel dans le « Grand entretien du 7/10 » réalisée le 25 mars 2024. Gilles Kepel ne l’aborde que très succinctement.

[3De nombreux facteurs peuvent expliquer cette attention particulière : la renommée symbolique de l’école, d’où est issu un large pan d’« experts » médiatiques et de personnalités politiques ; sa localisation parisienne, où sont implantés les sièges des médias nationaux ; mais aussi, évidemment, la proximité sociologique entre certains journalistes et étudiants. Des journalistes ont en outre étudié dans cette école, et des étudiants de Sciences Po sont amenés à faire des stages au sein des grandes rédactions parisiennes.

[4Le 29 avril toutefois, le journal de 18h consacre un sujet d’1 minute 44 à l’occupation d’un amphithéâtre de la Sorbonne. Trois étudiants témoignent pendant 20 secondes au total. L’un rapporte qu’ils « demandent un cessez-le-feu à Gaza », un autre affirme qu’« on ne peut pas rester indifférent » quant à la situation au Proche-Orient et le dernier critique l’intervention de la police ayant contraint les étudiants à être « sortis de force et nassés ».

[5Les témoignages des deux autres étudiants interrogés portent sur l’importance d’« exprimer son point de vue de manière intelligible » et sur la « position de fermeté » de la direction de Sciences Po, critiquée notamment pour son « appel aux CRS ».

[6Une mise en perspective s’appuie notamment sur les travaux du juriste Raphaël Lemkin, mais également sur ceux de la Cour internationale de justice et sur les conclusions du rapport d’enquête de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens, laquelle, cite le journaliste, conclut à « un nombre raisonnable de faits permettant d’estimer que le seuil du crime de génocide [a] effectivement été franchi. »

[7Dans le journal de 8h une heure plus tard, on entendra également l’« appel au blocus » d’un étudiant de l’Union syndicale lycéenne « pour le cessez-le-feu et pour la reconnaissance de l’État palestinien », extrait d’une interview empruntée cette fois-ci à France Info.

[8Sauf erreur de notre part, on ne dénombre qu’une seule occurrence, dans le journal de 19h le 29 avril : « On ne peut pas parler d’un mouvement d’ampleur. Ces actions sont organisées par les comités Palestine, créés ces derniers mois dans les universités, et qui sont soutenus par l’Union étudiante, le principal syndicat étudiant. »

[9Trois étudiants interrogés sont inscrits à la Sorbonne (29/04, journal de 18h) et deux étudiants sont en fait des lycéens : un porte-parole de l’Union syndicale lycéenne (3/05, journal de 23h ; son témoignage est rediffusé le 4/05 dans le journal de 8h) et une étudiante de terminale au lycée international de Lille (8/05, journal de 7h).

[10Interrogés respectivement dans le « Grand entretien du 7/10 » (30/04), l’émission dominicale « Questions politiques » (28/04) et le « Grand entretien de 8h20 » (1/05).

[11Et c’est Gwenn Thomas-Alves, porte-parole de l’Union syndicale lycéenne qui remporte le gros lot (3/05 et 4/05 dans les journaux de 23h puis 8h). Son interview (diffusée deux fois donc, quoique légèrement raccourcie le 4/05) fut initialement recueillie par France Info.

[12Si l’on inclut la première séquence (mi-avril) dans le décompte, le temps de parole des étudiants représente 17 % de la durée des sujets et brèves diffusés dans les journaux d’information et 7 % de la durée totale des contenus relatifs aux mobilisations étudiantes en soutien à la Palestine.

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