« Questions politiques » : les éditorialistes-intervieweurs
L’émission « Questions politiques », diffusée sur France Inter et France Info en partenariat avec Le Monde, constitue un très bon thermomètre de l’éditocratie. Chaque dimanche en effet, le service public confronte un invité à une présentatrice et deux – voire trois – intervieweurs, qui livrent leurs préoccupations à travers le choix de l’invité et des sujets qu’ils abordent, la sélection et la formulation des questions qu’ils posent, la manière qu’ils ont d’accueillir les propos de leur interlocuteur, etc. Dès l’ouverture de l’émission, ces intervieweurs sont en majesté : c’est la rubrique « L’image de la semaine », au cours de laquelle ces têtes pensantes sont invitées à partager un cliché qui les aura particulièrement marquées, avant, bien sûr, de le commenter ; l’un n’allant pas sans l’autre, tant il va de soi que l’un comme l’autre sont d’un intérêt capital pour les auditeurs…
C’est ainsi que le 28 avril, par exemple, tout un chacun trépigne en attendant de connaître ce qui aura retenu l’attention de Guillaume Daret au cours de la semaine passée. Il se trouve que ce jour-là, comme sa consœur Nathalie Saint-Cricq quelques semaines plus tôt, le chef adjoint du service politique de France Télévisions a choisi une photo de Sciences Po, « bloqué et occupé par des manifestants pro Gaza ». Sic. Pas la moindre information n’est donnée sur l’occupation du campus en question… mais les verdicts pleuvent comme les poncifs : « C’est finalement le symbole d’un lieu où on ne se parle plus, alors que ça devrait être, par essence, là où devrait se construire finalement le débat public. » Et l’éditorialiste d’enchaîner face à son invité du jour, Aurélien Pradié (LR) :
Guillaume Daret : Alors qu’est-ce que ça montre, cet exemple et ce blocage ? Pour moi, c’est un exemple supplémentaire qu’aujourd’hui, malheureusement, la nuance n’est plus possible ou extrêmement difficile à trouver. On voit bien qu’aujourd’hui, discuter de l’ampleur de la riposte d’Israël et des moyens qui sont déployés, sans être taxé immédiatement d’antisémitisme, c’est extrêmement compliqué. À l’inverse, demander à boycotter des partenariats avec des écoles israéliennes, c’est ce que demandaient certains de ces bloqueurs, ça n’a pas grand sens aujourd’hui.
Point final. Les deux phénomènes ont beau n’avoir rien en commun et leur comparaison, aucun sens, ils sont tout de même mis sur le même plan : un bel exemple de « nuance ». La revendication de boycott a beau être étayée par les étudiants – quoique laissée totalement hors champ par la rédaction de France Inter –, elle est disqualifiée sans que son détracteur n’en dise de nouveau un seul mot : un bel exemple de pondération.
On l’a bien compris : le propos n’est pas d’informer les auditeurs sur ce que les étudiants disent et font pour éventuellement en « débattre », mais bien de discréditer des « bloqueurs » ayant l’outrecuidance de se mobiliser contre la direction de leur école et contre un génocide en cours. Les propositions réactionnaires étaient donc prédestinées à cadrer l’entretien. Guillaume Daret : « Alors concrètement, pour changer ça [Aurélien Pradié vient de qualifier les actions étudiantes de « forfaitures démocratiques », NDLR], vous faites quoi ? Est-ce qu’il faut par exemple suspendre les aides publiques à certaines de ces écoles, c’est ce que demandent certains dans votre camp ? » L’occasion, pour le député LR, de se répandre en outrances sans qu’aucune d’entre elles ne soit balayée d’un revers de main par les journalistes, et encore moins taxée de n’avoir « pas grand sens ». Pas même lorsque l’élu LR fustige une « minorité qui joue à interdire l’enseignement », avant de se voir accorder le dernier mot de la séquence... singulièrement « nuancée » : « Quand on interdit la transmission de l’histoire et du savoir, c’est le début du totalitarisme. »
Billet humoristique… ou édito ?
C’est un programme tout en « nuance » que nous propose également Sophia Aram dans son billet du lendemain. Ayant régulièrement lancé des appels à l’« équilibre » s’agissant de la situation au Proche-Orient, la boute-en-train profite naturellement de sa chronique pour nous en donner une illustration. « On ne voit pas pourquoi empêcher les cours dans le 7ème arrondissement obligerait Israël à un cessez-le-feu », ironise-t-elle d’emblée, avant de juxtaposer les anathèmes au fil d’un billet forcément « raisonnable » : « une mobilisation en forme de ZAD […] mêlant souvent le grotesque à l’indécence » ; des étudiants qui « jou[ent] les martyrs de la répression policière » ; des « révolutionnaires de salon [qui] troqueront leurs keffiehs pour des habits sages » et « dont le combat pour la Palestine est beaucoup plus récent que celui qu’ils mènent contre l’acné » ; des slogans « beuglés » appelant à « éradiquer l’État d’Israël et les Israéliens du Moyen-Orient »… Toute honte bue, elle va jusqu’à fustiger « l’indécence de leurs bruyantes indignations sélectives, qui rend leur silence au lendemain du pogrom du 7 octobre aussi assourdissant qu’incompréhensible ». Bref : « bêtise, intolérance et intimidation ». Trois mots pour une chronique « équilibrée »… accompagnant la loi du plus fort. Et qui, tel un parfait éditorial, alterne la calomnie, le mensonge et l’invective, du début jusqu’à la fin :
Sophia Aram : Il faut encore trouver un adulte pour leur dire que, contrairement à ce que leur racontent les Insoumis venus s’époumoner sur les braises, le Hamas n’est pas une organisation de résistance, qu’il n’y a pas plus d’apartheid en Israël que de génocide à ce stade à Gaza et qu’à moins d’en programmer un nouveau, aucune solution décente ne passera par l’éradication de l’État d’Israël qui – le découvriront-ils un jour ? – se trouve sur une petite bande de terre, située pile entre la rivière… et la mer.
Rideau.
La matinale dans ses basses œuvres
Même studio, même ambiance dans la matinale du 2 mai. Préfigurant le « grand entretien » à venir, l’éditorialiste Yaël Goosz s’empare de la mobilisation à Sciences Po. Certes, le journaliste s’insurge dès le départ contre la surenchère du gouvernement et de la droite dans le débat public [1]. Et parce que lui aussi se réclame d’un « sens de la mesure » – décidément ! –, il se doit de le mettre en pratique :
Yaël Goosz : Si la cause [des étudiants de Sciences Po] est légitime, la méthode pour l’exprimer peut ne pas l’être. Les opposants à la guerre au Vietnam ne disaient pas que l’État américain devait disparaître [Quelle revendication étudiante le réclame aujourd’hui s’agissant de l’État d’Israël ? On n’en saura rien... et pour cause. NDLR] ! Pourquoi ces mains rouges, symbole ambigu qui renvoie au massacre de deux réservistes israéliens à Ramallah en 2000 [2] ? Enfin, qui est dupe du sillon creusé par les Insoumis dans une campagne qui parle plus de Gaza que d’Europe ? Personne.
Évacuer le fond pour mieux disqualifier la « méthode », recourir à des procès d’intention, disqualifier et diffamer à tour de bras sans le moindre argument : au bingo de « la mesure », France Inter coche définitivement toutes les cases.
Si besoin en était encore, le « Grand entretien du 7/10 » diffusé quelques minutes plus tard à l’antenne est venu le confirmer. D’emblée, il n’est pas inutile de rappeler que France Inter a fait le choix de ne convier aucun étudiant à l’occasion de cette interview. Laquelle, dans l’émission, sera la première (et la dernière) consacrée aux mobilisations étudiantes au cours de cette séquence. Ce jour-là, trois invités sont pourtant réunis autour de Nicolas Demorand : le chef du bureau du New York Times à Paris, Roger Cohen, la sociologue Anne Muxel et le politiste Hugo Micheron. Trois intervenants incarnant une certaine idée du « pluralisme », puisque tous trois se chargent d’instruire plusieurs procès à charge contre les étudiants.
Résumons à gros trait en commençant par Roger Cohen, qui ne cesse de jeter le discrédit sur les étudiants américains, entretenant mécaniquement la suspicion à l’égard de ceux de Sciences Po tant les interventions jonglent entre les uns et les autres comme s’ils constituaient un tout homogène. Réduites à quelques slogans mis dans le même sac dont il est « difficile de ne pas percevoir l’antisémitisme », leurs revendications ne font là encore l’objet d’aucun exposé précis ni objectif au cours de l’entretien. Elles sont en revanche malmenées, déformées et discréditées, parfois au prix de redoutables œillères concernant les résolutions… du droit international. Par exemple :
Roger Cohen : Maintenant, quand on [les étudiants] parle de colonialisme vis-à-vis d’Israël, ce n’est plus le colonialisme qui existe, c’est sûr, dans la Cisjordanie. Non, c’est tout le bébé ! Et c’est le truc entier. C’est la fin de l’État d’Israël. [...] On a un vrai problème hein.
L’animateur n’y trouve rien à redire.
Si la sociologue Anne Muxel occupe initialement un terrain d’apparence plus neutre en s’attardant simplement sur les raisons pour lesquelles il existe un fort « terreau de contestation » à Sciences Po, l’ambiance du studio semble rapidement la mettre à l’aise. Ainsi ne tardera-t-elle à déplorer une « instrumentalisation politique » et à critiquer la « radicalité politique » d’une mobilisation « animée par des minorités d’étudiants qui sont fortement politisés ». L’auditeur se doit d’être effrayé. A fortiori lorsque la sociologue prend le soin d’égrener les automatismes du moment : « extrémisation des mobilisations » ; « difficile de faire entendre des propos plus nuancés » ; « propos antisionistes voire antisémites qui sont portés par certains étudiants ». Le tout au fil d’un argumentaire fort étayé. Par exemple celui-ci :
Anne Muxel : Quand on voit [...] des mots, des slogans... Par exemple je pense au mot « génocide ». On entend « génocide à Gaza ». Mais un génocide… On apprend à nos étudiants qu’un génocide, eh bien, la définition d’un « génocide », ça passe par un certain savoir historique, juridique, euh... c’est très, très, très précis un génocide. Donc on voit bien que, voilà… il y a quand même beaucoup d’étudiants qui ne se reconnaissent pas dans cette extrémisation à laquelle effectivement peuvent conduire certains combats politiques radicaux.
Anne Muxel, qui est sociologue et pas juriste, se permet donc, au nom d’un « savoir historique, juridique », de faire la leçon à tous les juristes internationaux qui interrogent le caractère génocidaire des massacres en cours à Gaza… cherchez l’erreur ! En conclusion de la table ronde, Nicolas Demorand qualifiera ces échanges de « passionnants ». Passionnante fut en effet l’absence de réaction visant à éclaircir de tels propos. Plus passionnant encore fut l’absolu silence de l’animateur au terme de la première intervention de « l’expert » Hugo Micheron :
Hugo Micheron : Ce qui se joue, déjà, à mon sens, de très important, [...] c’est qu’on a une réimportation d’une certaine grille de lecture américaine de ce conflit sur le campus de Sciences Po. Et qui se caractérise notamment par la définition d’un camp du bien qui ferait face à un camp du mal, désigné si vous voulez comme un ennemi et avec assez peu de choses entre les deux, donc assez peu de nuances. Et ça c’est un problème, puisque cette dichotomie entre le camp du bien et le camp du mal, qui était hier portée par Donald Rumsfeld et George Bush aux États-Unis, avant-hier par McCarthy, aujourd’hui est portée par des étudiants qui se classent plutôt à l’extrême gauche, mais qui ne fait pas plus dans la mesure.
Alors que Benjamin Netanyahou invoque dès octobre 2023 la « prophétie d’Isaïe » pour légitimer sa guerre génocidaire, parle d’un combat du « peuple de la lumière » contre le « peuple des ténèbres » et « le mal à l’état pur » ou encore d’une « guerre de civilisation contre le barbarisme », alors que nombre de dirigeants (et journalistes) occidentaux ont endossé cette rhétorique d’une « guerre de civilisation » et enclenché une redoutable répression d’État pour étouffer les voix et les actions de celles et ceux qui ne se laissent pas berner par cette mystification politico-historique, c’est aux portes de Sciences Po qu’Hugo Micheron entrevoit la continuation historique du maccarthysme. Vous avez dit misère ?
Sans borne, la complaisance de Nicolas Demorand conduira à d’autres types d’« échanges passionnants ». Ce moment, notamment, où Hugo Micheron verse dans le complotisme autorisé en pointant à Sciences Po des « groupes très structurés idéologiquement qui exploitent l’indignation légitime autour d’une guerre assez effroyable pour faire passer des arguments auprès d’un public beaucoup plus large », sans pour autant jamais répondre à la question somme toute logique de l’animateur : « Quels sont ces groupes ? » Lequel n’insistera pas après avoir fait chou blanc.
Passionnant, pour conclure, fut ce long échange à deux voix entretenant la calomnie :
- Nicolas Demorand : Parmi les slogans des étudiants, certains remettent directement en cause Sciences Po, sur le mode « Israël assassin, Sciences Po complice ». On a pu voir également ces images d’étudiants brandissant leurs mains peintes en rouge sang. Images qui ont choqué car elles rappellent celles du lynchage de deux réservistes israéliens à Ramallah en octobre 2000. Ces images, comment vous les avez reçues ?
- Hugo Micheron : C’est très important de revenir là-dessus [...]. Premier élément, déjà, Sciences Po, je pense que tout le monde pourrait être d’accord avec ça, n’est pas complice de la guerre à Gaza. […] C’est factuel : […] c’est une aberration. Le deuxième élément qui est beaucoup plus choquant, c’est cet épisode des mains rouges [...], qui, en fait, fait directement référence à, en 2000, ce qui s’est passé à Ramallah quand deux Israéliens avaient été tabassés à mort [...]. Donc si vous voulez, ce geste, qui mimique, qui fait une référence directe à cet acte, qu’on retrouve dans les rues de Sciences Po aujourd’hui, c’est une glorification indirecte du meurtre de deux Israéliens, et on le voit bien, le sous-texte, c’est « mort aux Juifs ». Qu’on le veuille ou non, c’est ça qui apparaît de façon subliminale.
- Nicolas Demorand : Même si les étudiants disent : « Nous ne connaissions pas cette affaire, ni l’image de 2000 » ?
- Hugo Micheron : Bah voilà ! C’est là où le prof [...] qui est en moi intervient. C’est que si les étudiants de Sciences Po où, justement, on est dans le lieu où le débat doit s’élever, ce lieu nous oblige, si les étudiants ne connaissent pas les références des gestes militants qu’ils emploient, bah moi j’ai un problème sur le fond intellectuel [...]. On ne peut pas prétendre ignorer les symboles auxquels on se réfère.
France Inter ou Franc-Tireur ? Médiatisé à une échelle de masse, cet épisode des « mains rouges » est en tout cas traité à l’identique.
À notre connaissance, ce « grand entretien » n’aura fait l’objet d’aucun retour critique à l’antenne. Pourtant, nombreux sont les auditeurs à avoir étrillé son dispositif et son contenu, ainsi qu’on peut le lire sur le site… de Radio France, à la page de « la médiatrice ». Des messages qui auraient sans doute mérité une intervention publique… de la médiatrice, tant la quasi-totalité d’entre eux déplorent les « amalgames, [les] poncifs, [et les] idées reçues » ayant eu cours dans l’émission, dénoncent « un choix d’invités […] unanime et l’absence d’étudiants dans ce "débat" » et soulignent en outre « le fait qu’aucun auditeur n’a été invité à l’antenne pour réagir à cette discussion unilatérale ou obtenir l’opportunité de la nuancer. »
Au fil de cette séquence de mobilisations étudiantes, c’est peu dire que France Inter aura brillé. De cadrages imposés en pratiques professionnelles routinisées, les rédactions auront montré ce qu’un média pourtant largement consacré dans le champ journalistique sait faire de pire. Éditorialiser à sens unique ; asservir son agenda à celui des institutions ; focaliser l’attention sur la forme des mobilisations et polariser les cadrages sur ses « à-côtés » ; accorder le monopole de la parole aux intervenants « dominants » ; ignorer superbement les premiers concernés ; invisibiliser leurs revendications ; amplifier l’écho des emballements politiques en mettant en scène les déclarations d’élus, de préférence outrancières ; saturer l’agenda de « polémiques » savamment montées en épingle, entretenant pour certaines des « scoops » fondés sur des fake news. Le tout pour un seul résultat : défigurer un mouvement social et participer activement au maintien de l’ordre.
Pauline Perrenot