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Complotisme : fake news à la Une

par Observatoire des sondages,

Nous publions ci-dessous, avec l’autorisation de L’Observatoire des sondages qui l’a publiée en deux parties les 10 et 13 janvier derniers, l’analyse, ou plutôt le démontage, d’un sondage sur le « complotisme » dont les résultats eurent un grand écho médiatique lors de leur publication.

L’Ifop, la fondation Jean Jaurès et le site Internet associatif Conspiracy Watch ont choisi le moment « anniversaire » des attentats de janvier 2015 pour publier un sondage sur la crédulité des Français face aux théories conspirationnistes qui supposent communément que l’histoire est un produit de l’action d’un groupe occulte officiant dans l’ombre. Les sondeurs ne s’étant guère illustrés ces dernières années par leur rigueur sur ce genre d’enquêtes [1], l’Observatoire ne se faisait guère d’illusion sur la qualité de cette publication. Les premiers comptes-rendus de la presse avec leurs titrailles sensationnalistes publiés avant sa parution officielle confirmaient ces doutes [2]. De fait celle-ci est particulièrement calamiteuse.

Examen des points les plus litigieux


- Sur la méthodologie stricto sensu

Si l’enquête en ligne permet sur des sujets « sensibles » de réduire le biais légitimiste, normatif, ou du vote honteux (sondage d’intentions de vote), elle n’en reste pas moins la pire méthode qui soit en matière d’enquête par sondage. L’impossibilité de vérifier réellement les qualités des sondés (sexe, âge, csp, etc.) autorise tous les doutes sur la représentativité des échantillons déjà mise à mal par leur caractère spontané. Des doutes renforcés par un reportage d’« Envoyé Spécial » diffusé le 13 avril 2017 sur France 2. L’équipe de journalistes est parvenue facilement à trouver des sondés participant à des enquêtes en ligne avec de faux profils et à endosser elle-même des identités imaginaires sans anicroche. Faut-il préciser que les réponses étaient pures inventions ?


La généralisation des contreparties offertes aux répondants, transformant une partie croissante d’entre eux en sondés semi-professionnels sape encore un peu plus leur représentativité. Sans prétendre bien sûr à la généralité, le témoignage dans le même reportage d’une retraitée occupant une partie de son temps à répondre à une multitude d’enquêtes en ligne demeure symptomatique de l’évolution de la composition des échantillons. Elle pouvait ainsi gâter de temps à autre ses petits enfants ou renouveler l’équipement de son habitation, principalement le petit électroménager.


Des statisticiens ont beau dénoncer ces biais, rien n’arrête la logique des sondages low-cost comme celui de l’Ifop, bouclé en moins de 48 heures (19-20 décembre 2017) [3].

- Je suis ce que je vous dis

On est fixé sur la qualité l’enquête dès le début du questionnaire qui demande aux sondés s’ils s’estiment (sans plus de précision) compétents et crédules. Autrement dit : « Êtes-vous un imbécile ? ». S’agissait-il de réveiller ou d’exciter le narcissisme des sondés pour qu’ils consentent à répondre à cette longue enquête ? Impossible de le savoir. Mais à ceux qui douteraient encore de l’existence d’esprits simples croyant qu’il faut demander à un individu ce qu’il pense de lui-même pour obtenir une réponse digne d’intérêt et exploitable (à défaut d’être totalement fiable ?), l’Ifop et ses partenaires apportent un « joli » démenti. Eux ils y croient.


Tant pis si le principe fondateur des sciences sociales [4] dont ils se réclament à tort disqualifie invariablement leur croyance [5] La défense de leur outil de travail, de leur aura médiatique et de leur influence politique en vaut bien la chandelle. Autrement dit les 9 % des sondés qui expriment des doutes sur la rotondité de la terre (15 % des moins de 35 ans) sont à coup sûr « des imbéciles » mais aucun d’entre eux ne prend les sondeurs pour des imbéciles. Ils n’oseraient pas. Les menteurs, les petits plaisantins, les trolls [6] c’est pour Internet, pour les réseaux dits sociaux pas... pour les sondages en ligne.

Le sondeur leur demande en suivant s’ils lisent leur... horoscope. Pourquoi cette question ? Pour les confronter à leurs déclarations précédentes ? Mystère. Force est d’imaginer que se faisant il classe l’horoscope dans la même catégorie que celle des théories conspirationnistes : les sornettes. Les sondés y croient-ils ? Le sondeur n’a pas daigné leur demander, alors pourquoi pose-t-il la question à propos des théories complotistes de l’enquête ? Là encore mystère, mais c’est là que le bât blesse. Que des sondés refusent d’avouer (même sous couvert d’Internet) qu’ils croient « dans les astres » est probable. Mais lire n’est pas croire.


La corrélation entre la lecture seule de l’horoscope et la perméabilité au complotisme est donc tout aussi plausible que les liens entre la « mouvance complotiste » et la presse people ou féminine (cf. ci-dessous)


- Confusionnisme

Plus le questionnaire avance plus l’objet de l’enquête devient flou, les auteurs semblant maitriser avec difficulté la définition même du terme complotisme. C’est fâcheux.

On cherchera par exemple « désespérément » le rapport entre théorie du complot et le génocide des Juifs. Que vient-il faire ici sinon ajouter un peu plus de confusion, l’enquête proposant par ailleurs un méli-mélo spécifique de 11 « propositions complotistes ». Le génocide est vite expédié. Une question, deux choix exclusifs de réponses dissymétriques à la formulation ambigüe faisant fi de la polysémie des termes. Résultats de cette petite prestidigitation : 24 % des Français peuvent apparaître comme (un peu) révisionnistes quand 2 % le sont explicitement.


Les auteurs insinuent-ils que le révisionnisme et le négationnisme sont des complotismes ? Le doute est permis. D’autant qu’ils récidivent sur d’autres sujets beaucoup moins dramatiques il est vrai : la rotondité de la terre (évoquée plus haut) ou le créationnisme (le terme ne figure pas dans le questionnaire) labellisés eux complotistes au même titre que « l’implication de la CIA dans l’assassinat de J-F Kennedy ». On se frotte les yeux. La terre est plate=complotisme. Avec une délimitation aussi « extensive » on est presque surpris de ne pas voir les religions dans la liste des théories conspirationnistes du sondage. Les auteurs ont peut-être toujours en mémoire ce qui arrive parfois à ceux qui critiquent les croyances religieuses.

***

Ce qui apparaissait dès les premiers pas comme des malfaçons communes à la production sondagière habituelle – un QCM, copié-collé des enquêtes de consommation sur un sujet qui ne ressemble pourtant guère à un yaourt, une boisson gazeuse, ou un smartphone –, a pris l’allure d’une tromperie généralisée tant les biais sont épais et nombreux. « Le parti pris méthodologique » pour reprendre la formule pudique d’un des commanditaires donne de précieuses indications sur la nature du produit. Le classement dans la catégorie « fake news » s’impose (presque) de lui-même. La presse sensibilisée pourtant à la question n’a rien vu... comme d’habitude, « sondage oblige ».

Si les religions ont finalement échappé à la certification « 100 % pure conspiration », l’enquête n’a toutefois pas ménagé ses efforts pour stimuler, si elle leur faisait défaut, l’imagination des sondés, et mettre à rude épreuve leur bonne volonté. Gageons que la contrepartie offerte a été à la hauteur du « sacrifice » demandé.

D’autres théories leur ont été proposées. Elles sont curieusement absentes de la liste spécifique des « énoncés conplotistes » (11 au total) qui fait office d’indicateur du complotisme. Au côté du génocide des Juifs (mentionné précédemment) on trouve pêle-mêle : la méfiance à l’égard des scrutins électoraux, les attentats du 11 septembre 2001, l’immigration, le réchauffement climatique, etc. « L’ingrédient complotiste » fait parfois clairement défaut. C’est sans doute pour cette raison que quelques insinuations distillées dans les questions se chargent de (re)mettre les sondés égarés sur le « bon chemin ». Manier l’insinuation dans une enquête sur les théories du complot, voilà qui ne manque pas de sel.



Mais « l’enthousiasme » du sondeur ne s’arrête pas là. Sur le 11 septembre par exemple, ou l’immigration [7] propos raisonnables ou moralisant jouxtent visions conspiratives ou xénophobes. Les réponses multiples ou les « nuances dans l’adhésion » (cf. infra) sont possibles sur l’immigration, pas sur le 11 septembre. Pourquoi un tel salmigondis ?


De telles incohérences et disparités de traitement affectent bien évidemment les résultats. Leur ampleur pourrait surprendre. Du moins si l’on croit les sondeurs quand ils jurent que la concurrence sévère entre eux est un puissant antidote contre la mauvaise qualité de leur production. Un sondeur ne saurait réaliser des sondages de mauvaise qualité de crainte de voir la concurrence en profiter. Sauf que la concurrence, réduction des coûts oblige, publie elle aussi des sondages à la qualité douteuse. Le risque est donc nul, les sondages douteux peuvent continuer à pulluler.

Pratiques manipulatoires : un peu, beaucoup, passionnément ?

La mesure de la crédulité des sondés face aux théories du complot repose classiquement sur le principe de la vieille échelle de Likert réduite certes au minimum mais qui permet à peu de frais l’expression de leur degré d’adhésion. On touche là l’un des points les plus fantaisistes et critiques du sondage. Cette méthode rustique est utilisée fréquemment dans les enquêtes de satisfaction. Elle est totalement inadaptée pour mesurer des distinctions significatives entre les degrés d’accord ou de désaccord à des propositions un peu complexes ou sensibles.


 Illustration : que signifie précisément être plutôt d’accord avec : « le ministère de la santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins » ? Les sondeurs le savent, en privilégiant cette réponse des sondés peuvent vouloir exprimer des doutes. Lesquels ? Le sondeur s’en moque. Tant pis. C’est ce qui la différencie néanmoins d’un « tout à fait d’accord avec ». Le sondeur s’en moque là aussi et fait comme si les deux types de réponses n’en était qu’une, il les additionne. « L’échelle de Likert » est donc un leurre [8]. Il fallait oser, mais les coups de force sont rarement subtiles. La manipulation ne s’arrête pas là. Impossible pour les sondés de ne pas se prononcer ou d’opposer leur ignorance (NSP), d’échapper ainsi à la logique binaire D’accord/pas d’accord, j’y crois j’y crois pas. Y compris pour les sondés qui n’avaient jamais eu connaissance des théories complotistes avant le sondage. La justification de ce bricolage singulier est un modèle du genre (en résumé) :

 le « ne se prononce pas ne fait pas sens et ne s’impose pas ». Autrement dit : « circulez y a rien à voir ».
 « On peut donner son avis sur quelque chose dont on ne soupçonnait pas l’existence avant d’en entendre parler ». Certes, on peut aussi s’interroger sur le sens et la valeur de ces « avis minute », mais cela semble hors de portée des auteurs de l’enquête.


Le sondeur croit-il à ce qu’il dit, ou prend-il les gens pour des imbéciles ? Avec les professionnels de la doxosophie difficile parfois d’être certain. Laisser les sondés « libres » de ne pas se prononcer ou d’avouer leur ignorance, qu’elle qu’en soit la raison, n’était bien sûr pas hors de portée de l’Ifop. Par « ce choix méthodologique », un questionnaire piégé, le sondeur soigne ses statistiques, contrefait l’opinion. La réputation de certains agents du FBI ou policiers de la Brigade des stupéfiants qui, faute de preuve pour accuser un suspect, se déguisent eux-mêmes en revendeurs de drogue afin de créer un flagrant délit, est toujours intacte parmi les sondeurs. Ils seront peut-être contents de l’apprendre.

Ceci n’est pas un thermomètre

La liste de onze « énoncés complotistes » concoctée arbitrairement, est un élément clé du dispositif de l’enquête. Elle est censée fournir une indication sur la gravité du complotisme dont serait éventuellement atteint les sondés. Plus un sondé cumule « d’énoncés complotistes » plus la « contamination complotiste » dont il souffre est grave [9]. Difficile de faire plus simple et plus clair.

Que les adeptes du positivisme dans son acception la plus triviale se retrouve surtout parmi les doxosophes n’est pas une surprise. Ils n’ont toujours pas compris que la conversion de déclarations (ou d’énoncés complotistes) en valeur nominales d’unités comptables ne faisait pas disparaitre pour autant leurs différences de contenu, d’intensité, de sens. Les additionner constitue donc toujours un coup force (un de plus) qui dans le cas présent, vu les biais et manipulations, disqualifie irrémédiablement l’instrument. Puisque les sondeurs semblent goûter la trivialité, ce petit rappel : on ne mélange pas les torchons et les serviettes sous prétexte qu’on essuie avec les deux.

Conclusion : le thermomètre présente des risques sérieux de contamination complotiste. Heureusement pour les sondés, cette contamination n’est pas mortelle. On ne peut qu’imaginer qu’ils se moquent bien d’être étiquetés complotistes. Ce n’est qu’un sondage. Et ce qu’on y raconte n’engage à rien. Les sympathisants de J.-L. Mélenchon ou de Marine Le Pen, peut-être moins. En effet, les sondés auto-déclarés sympathisants de ces deux personnalités politiques seraient au même titre que les jeunes de moins de 35 ans les plus perméables aux thèses complotistes. Des conclusions qui ont fait le bonheur de la presse, confirmant sa perméabilité aux fake news.

Sans surprise en effet, une majorité de la presse écrite et audio-visuelle n’a rien dit. Plus exactement n’a rien vu. Car si, « bien sûr », elle a en parlé et beaucoup, et en parle encore. À coup de titrailles et d’annonce sensationnelles. La campagne de presse, le « tapis de bombes » amorcé par les commanditaires a été efficace, impossible d’y échapper.


La presse n’a-t-elle vraiment rien vu ? C’est probable [10]. On sait que le recrutement des journalistes professionnels ne s’effectue pas sur leurs compétences en sciences sociales, et que les sensibilités à la critique scientifique de la doxosophie constitue même un handicap dans le métier tant sondeurs et médias sont entremêlés. Et cette fake news sur le complotisme n’indique rien de bon.

 
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Notes

[2Cf. notamment « Un Français sur 5 doute encore de la version officielle de l’attentat de Charlie Hebdo », Libération, 6 janvier 2018 ; « 79 % des Français croient au moins à une théorie du complot », l’AFP, Le Figaro, 7 décembre 2018.

[4Les agents sociaux ne disent pas ce qu’ils font et ne font pas ce qu’ils disent, du moins pas assez pour qu’on les croit sur parole.

[5Comme le rappelaient preuve à l’appui Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier, professeur(e)s de science politique, à propos du niveau d’études déclaré par les sondés dans des enquêtes par sondages, in Les Echos, 18 avril 2017.

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[6Terme argotique spécifique à Internet désignant un élément sciemment perturbateur ou provocateur.

[7Comme à l’accoutumée on cherchera en vain à connaitre le sens pour le sondeur d’un terme aussi générique.

[8Elle a disparu des propositions sur les attentats de janvier 2015 au profit d’une formule plus banale mais pas beaucoup plus claire pour la compréhension qu’en ont eue les sondés. Nombre de commentaires journalistiques assimilant ces doutes à des inclinations complotistes.

[9Pour reprendre les termes de Conspiracy Watch cf. Rudy Reichstadt, « Le conspirationnisme dans l’opinion publique française », Fondation Jean Jaurès, 7 janvier 2018, p. 4.

[10Les critiques sont rares. On signalera à titre d’exemple le magazine Marianne et le timide Science et Avenir.

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