Exception faite du DG de l’Ifop, aucun sondeur n’a osé donner dans le canular préféré de la profession : « les sondages ne sont pas des prédictions » [2]. La plupart n’ont cependant concédé que du bout des lèvres leur déroute.
Un outil en constante amélioration ?
On a donc eu droit à leurs efforts permanents pour s’améliorer face la difficulté de leur tâche à l’image de l’omniprésent dirigeant d’Ipsos B. Teinturier : « Ça fait 30 ans élection après élection, en fonction des biais que nous rencontrons qu’on essaie d’améliorer les choses » (France Inter, 21 juin 2021) [3]. Il faut croire que la constante sur-estimation de l’extrême droite depuis de nombreux scrutins ne leur a pas servi de leçon. Il suffit en outre de lire quelques notices détaillées pour douter sinon de l’effectivité des efforts évoqués du moins de leur ampleur. Dans le cas d’Ipsos, pour l’Île de France, à peine 400 intentions réellement récoltées, 450 en Paca. On s’en doutait déjà B. Teinturier est comme ses homologues un statisticien du dimanche. Quant à sa culture en science politique elle ne s’améliore guère plus comme l’indique son équation simpliste « colère » = mobilisation électorale [4].
Pas fiable ?
On a retrouvé également ceux qui voulaient croire que l’échec de leur prophétie était malgré tout un succès, tel cet autre responsable d’Ipsos pour qui « les instituts avaient d’une certaine manière vu juste en pronostiquant une abstention record », mais que celle-ci s’est révélée « encore plus massive que ce qui était escompté » [5]. D’autres ont été moins « pudiques » donnant dans l’auto-satisfaction/promotion contenue à grand peine : « Cet outil m’épate souvent par sa régularité, mais il reste un instrument friable qui peut être impacté par un fait inédit, comme cette abstention massive » [6].
La faute aux abstentionnistes...
Tous se sont accordés pour accuser les sondés de mensonge. Arguant que l’abstention massive avait faussé leurs mesures, que les sondés s’étant prononcés en faveur du RN n’avaient pas tenu parole, nombre d’entre eux ne s’étant en définitive même pas déplacés. Les propos du DG délégué d’Harris interactive résument à eux seuls ceux de ses coreligionnaires : « L’abstention a eu une incidence forte sur les sondages. L’une des clés d’explication, c’est qu’il y a deux catégories de populations qui traditionnellement votent pour le RN, qui nous avaient affirmé qu’ils allaient aller voter et qui au final n’y sont pas allés » (J.-D. Lévy, RTL, 22 juin 2021).
On aimerait presque croire à leur sincérité confirmant ce que l’on sait de leur inculture scientifique. Cela ne serait cependant guère charitable et encore moins raisonnable. Pourquoi ? Phénomène récurrent, en hausse depuis longtemps, l’abstention est la plupart du temps délibérément négligée par la profession qui fait comme si elle n’existait pas ou presque. L’une des principales raisons de ce « désintérêt » ? Le gros des abstentionnistes ne répond pas, logiquement, et de moins en moins aux sondages d’intention de vote, comme l’avoue un représentant de l’Ifop : « Le retrait civique d’une part croissante des Français pose techniquement des problèmes puisque dans nos échantillons, nous avons au fond de l’éprouvette, si je puis m’exprimer ainsi, de moins en moins de votants » [7]. L’ampleur du phénomène, déjà difficile à mesurer sérieusement par sondage, rend l’exercice toujours plus périlleux.
... et aux sondés
Autre point connu de la profession, pour certains sondeurs depuis toujours : les sondés, comme tous les humains ne disent pas ce qu’ils font et ne font pas ce qu’ils disent, du moins pas assez pour qu’on les croie sur parole. C’est, rappelons-le, l’un des principes fondateurs des sciences sociales. Le postulat de la sincérité supposée des sondés biaise donc fondamentalement tous les sondages (biais démultiplié par le recours massif aux enquêtes low cost à base QCM « minute » par internet). Là encore la profession fait comme si de rien n’était, à l’exception notoire des intentions de vote qu’elle redresse, d’ailleurs toujours dans la plus grande opacité en infraction avec la loi de 1977. Pourquoi les corrigerait-elle si elle ne doutait pas de la sincérité des sondés ? A-t-elle oublié la « surprise » du 1er tour de la présidentielle du 21 avril 2002, fruit des évaluations erronées du score du président du FN (à l’époque sous-évalué), père de l’actuelle présidente de l’ex FN ?
On l’aura donc compris les industriels de l’opinion ont une fois de plus fait ce qu’ils reprochent aux électeurs en général et aux sondés en particulier : ils mentent, mais eux délibérément contrairement sans doute à une partie (difficile à évaluer) des sondés. Arracheurs de dents d’une époque révolue ils continuent à prendre leur auditoire pour des imbéciles, journalistes compris.
Le tableau ne serait pas complet si des politologues n’avaient été associés à ce concert d’hypocrisie. Une fois n’est pas coutume le « nouveau » porte-parole (non officiel) du Cevipof et des sondeurs dans le champ universitaire n’a pu qu’admettre leur défaillance. Le naturel a toutefois vite repris le dessus. Soucieux de défendre sans doute son unique outil de travail il filait la métaphore sanguine pour tenter de convaincre de son caractère scientifique. « En règle générale, la méthode du sondage est très fiable. C’est un instrument scientifique largement utilisé et éprouvé qui consiste à extraire un échantillon de manière aléatoire afin de l’étudier et d’en tirer des enseignements sur un ensemble plus grand. Une analyse par prise de sang, c’est un sondage et personne n’oserait prétendre que la méthode n’est pas incroyablement fiable » (cf. « Peut-on encore croire aux sondages ? », La Croix, 22 juin 2021). L’opinion serait donc un élément naturel à l’image des fluides corporels humains au premier desquels le sang ? Assurément un mauvais scientifique (toute discipline confondue) doublé d’un rhétoricien de supermarché, les étudiants de Bruno Cautrès sont toujours aussi mal lotis (voir La riposte des sondeurs). Ceux de l’Institut Français de presse de l’université Paris II n’ont guère plus de chance. Gageons néanmoins qu’ils ne soient pas systématiquement pris pour des imbéciles eux aussi : « Les instituts de sondage ne se sont pas trompés. Il y a surtout eu un décalage entre ce que les gens ont déclaré et ce qu’ils ont réellement fait. Manifestement les électeurs du RN ont été les plus nombreux à juger ce vote sans enjeux, et ils ont décidé de ne pas aller voter, compte tenu de la faible médiatisation des enjeux (Arnaud Mercier, France TV, 22 juin 2021) ».
Sauf à considérer le résultat des urnes comme une sanction, au vu des rapports de force au sein des champs politique et médiatique contemporains la malhonnêteté intellectuelle des doxosophes, pour ne rien dire de leur imposture scientifique, ne sera pas sanctionnée. Sans surprise, comme lors des fiascos précédents, quelques instants après le premier tour des sondages de deuxième tour apparaissaient dans la presse (moins nombreux il est vrai ils se sont quand même trompés). Rebelote la semaine suivante à peine les résultats finaux connus que des journalistes devisaient sur la présidentielle 2021 « à la lumière » d’un sondage.
Mais qu’ont donc bien pu faire à la presse les citoyens français pour mériter ça ?