Le matin du lundi 19 octobre, trois jours après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, Marine Le Pen prononce un discours dans lequel elle appelle à mettre en place une « législation de guerre », et formule une série de propositions. Qui irrigueront abondamment et durablement les débats sur les chaînes d’information en continu [1].
Sur BFM-TV : Marine Le Pen donne le la
À commencer par la première d’entre elles, BFM-TV. Sur le plateau de « 120% News », le soir du 19 octobre, des extraits du discours de Marine Le Pen sont diffusés, qui fustigent la modération du gouvernement face à un « acte de guerre » et à une « force organisée et déjà installée ». Et l’un des animateurs, Alain Marschall, de donner raison de manière plus ou moins directe à la dirigeante du RN :
Alors c’est vrai qu’on entend le Président de la République, ça résonne encore : « Ils ne passeront pas ». Sauf qu’aujourd’hui, le Rassemblement national dit : « Écoutez, c’est trop tard, ils sont passés ». Et ça continue de passer ! Via l’immigration, via les réseaux sociaux […]. Au-delà des valeurs, [Marine Le Pen] dit : « Il faut le lier au problème de l’im-mi-gra-tion, si vous ne le faites pas, vous avez tout faux ! »
Plus tard dans l’émission, c’est au tour de la seconde animatrice, Ruth Elkrief, d’approuver le discours de Marine Le Pen :
Il se trouve qu’effectivement, les deux dernières attaques terroristes en France ont été commises par des migrants récents, et donc, c’est une question. Qu’est-ce qu’on fait, comment on fait, qu’est-ce qui n’a pas été bien fait… Mais ça n’épuise pas le sujet ! Le sujet il est aussi de tous ceux qui sont Français aujourd’hui et qui, pour autant, ne reconnaissent pas ou essaient de saper les valeurs de la République.
Pour ce débat cadré par les propositions du RN, deux invités : Natacha Polony, de Marianne, et Tugdual Denis, de Valeurs Actuelles, déjà redevenu « fréquentable » sur les chaînes d’info après l’affaire de la caricature raciste de Danièle Obono. Sans surprise, ils valident tous deux également le constat de Marine Le Pen : « ils » sont passés.
Quelques heures plus tôt, Alain Marschall lançait déjà un débat en diffusant (une nouvelle fois) les extraits du discours de Marine Le Pen. Cette fois, la discussion prend la forme d’un « match » entre LREM (Sylvain Maillard) et RN (Julien Odoul). Dans lequel « l’arbitre » ne manque pas d’étaler ses partis pris. Le représentant de la majorité gouvernementale est sur le grill (« On a attendu ce drame pour agir ? » ; « Il y a eu une complaisance politique au nom du "pas de vague", de peur d’être taxés de racistes ? » ; « Est-ce que ce temps-là est terminé ? » lui demande ainsi Alain Marschall). Puis l’animateur interpelle plus fermement le députe LREM :
À aucun moment vous n’avez fait le lien avec l’immigration. Parce que l’auteur de l’attentat vient d’une famille russe, d’origine tchétchène qui a été accueilli en France. Au départ, on leur avait dit non. Et finalement une commission supérieure a dit : « Vous devez rester en France ». Est-ce que vous faites le lien avec l’immigration ou pas ? Est-ce qu’il y a un lien à faire avec l’immigration ? Éventuellement regarder plus attentivement si on doit avoir un moratoire ? Vous êtes gênés avec cette question.
Le représentant du RN se voit quant à lui dérouler le tapis rouge, et a toutes latitudes pour déployer son discours, y compris lorsqu’il qualifie les députés LFI de « collabos », de « cinquième colonne de l’islamisme ». Rebelote quelques heures plus tard, sur le plateau de « 22h max ». Maxime Switek rediffuse (encore !) les extraits du discours de Marine Le Pen. Puis il soumet ses propositions à ses deux invités, Anne Fulda (du Figaro) et Bruno Jeudy (BFM-TV et Paris-Match) :
Maxime Switek : Première idée : Marine Le Pen ce matin. Déclaration solennelle face à la presse, déclaration martiale même. « Il nous faut une législation de guerre ». Anne ?
Anne Fulda : Une législation exceptionnelle pourquoi pas ? [Puis répondant à Bruno Jeudy qui conteste] Il peut y avoir pour une durée limitée l’application d’une législation exceptionnelle face à une situation exceptionnelle qu’on a refusé de voir pendant des années.
Et l’animateur de poursuivre le commentaire composé du discours de Marine Le Pen :
Maxime Switek : [Deuxième idée,] Marine Le Pen qui réclamait ce matin, et comme elle le fait régulièrement, un moratoire sur l’immigration. C’est aussi l’immigration que vise le patron des sénateurs des Républicains Bruno Retailleau. [...] Il le dit, il faut moins d’immigration en France, écoutez-le.
Bruno Jeudy : Oui. Il faut réduire l’immigration en France. [...] Il faut bien voir que la France aujourd’hui, comme beaucoup de pays d’Europe, a eu des vagues migratoires très importantes ces dernières années […] Donc c’est difficile, donc il faut réduire un peu.
Maxime Switek : Anne ?
Anne Fulda : Bah je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’il faut effectivement réduire les flux migratoires et les contrôler surtout, parce qu’on a l’impression d’être dépassés par les événements. On voit bien les deux attentats récents, là c’est un tchétchène, avant c’était un pakistanais […]
La dernière question porte sur la « communauté tchétchène », et est introduite par un extrait d’interview de Jean-Luc Mélenchon. Réaction de Bruno Jeudy : « Ça pose la question du dévoiement du droit d’asile. Je pense que ça vaut pour les Tchétchènes qui sont rentrés par cette voie-là, ça vaut aussi pour d’autres communautés. » Bref on l’aura compris : ce 19 octobre, la promotion des idées et propositions du RN battait son plein sur BFM-TV.
Sur CNews : procès de l’État de droit et de l’islam
Les autres chaînes d’info en continu ne sont pas en reste. Le 19 octobre sur CNews, l’équipe d’éditocrates réactionnaires de Pascal Praud est déchaînée, comme le rapporte Samuel Gontier [2]. Sur le banc des accusés ? L’État de droit, ni plus, ni moins. « Nous sommes ligotés par notre droit-de-l’hommisme, englués par les droits qui sont toujours pour ceux qui nous attaquent » se lamente Élisabeth Lévy. Et de fustiger « l’État de droit qui est le synonyme de notre désarmement ». La balle est prise au bond par l’animateur : « C’est une question fondamentale, est-ce que notre État de droit est impuissant ? » Puis c’est Jean Messiha du RN, invité permanent de l’émission, qui rebondit : « La notion d’État de droit a été instrumentalisée pour protéger les pires ennemis et de l’État et du droit. »
Plus tard, l’animateur, surchauffé, ira jusqu’à vouloir imposer « des prénoms français en France », reprenant une proposition d’Éric Zemmour : « La loi doit changer et tous les enfants de France doivent avoir des noms de saints ! » Puis répondant à Nadine Morano se plaignant qu’il y a « trop d’immigration en France », il surenchérit : « Et il faut poser le problème de l’islam. » Bien sûr Ivan Rioufol, du Figaro, ne manque pas d’ajouter son grain de sel, dans une nouvelle tirade apocalyptique : « Ça fait vingt ans et plus que nous sommes quelques-uns à hurler dans le désert. Et aujourd’hui, si on ne se réveille pas, on meurt. Si nous ne voulons pas affronter l’ennemi, nous allons mourir. Nous sommes en guerre. »
Le plateau de Pascal Praud est loin d’être une exception sur la chaîne de Vincent Bolloré. La veille, l’éditorialiste maison Guillaume Bigot approuvait la proposition de Nadine Morano (LR) de déchéance de nationalité pour les bi-nationaux, en appelant à « criminaliser l’idéologie ». Avant de proposer d’aller plus loin… et de « rétablir le bagne » :
Je le dis, ça peut choquer, il faut rétablir le bagne. Il faut que ces gens sortent de la société. Il y a les îles Kerguelen, elles sont à une latitude telle que les gens peuvent survivre […] Vous les isolez sur le long terme. Sinon, c’est le rétablissement de la peine de mort.
Belle alternative en réalité... Le même jour sur le plateau de « Soir info », l’animateur Julien Pasquet lance Jean Messiha (encore lui) avec une rare connivence : « Ça y est, un éveil des consciences de l’ensemble de la société, et une action véritable du gouvernement ? » Puis c’est à Gabrielle Cluzel, VRP de la fachosphère, de juger de « la fin du déni » et du « réveil de l’éventail politique » selon les termes de l’animateur. Plus tard dans l’émission, Julien Pasquet livre à Ghaleb Bencheikh, président de la fondation de l’islam de France, les conclusions d’un travail d’enquête implacable lors de la manifestation en hommage à Samuel Paty :
Julien Pasquet : Alors j’étais personnellement hier place de la République, c’est vrai que j’ai vu très peu de musulmans de France [sic]. Est-ce que vous le déplorez Monsieur ?
Ghaleb Bencheikh : Je ne sais pas comment vous allez reconnaître un musulman de France. Je suis surpris, sincèrement, et la tragédie que nous connaissons...
Julien Pasquet : Alors vous essayez de me mettre en difficulté et je vous entends très bien, mais il y a un moment où on ne va pas se… on ne va pas se… [Il cherche ses mots.]
Ghaleb Bencheikh : J’allais vous dire que la décence me recommande, eu égard au deuil que nous connaissons, de ne pas pinailler là-dessus.
Une décence qui n’est pourtant vraiment pas ce qui caractérise ce « débat », entre surenchère des représentants de l’extrême droite (en majorité sur le plateau), invité musulman pris à partie et prié de montrer patte blanche… et le clou du spectacle : procès de l’islam et de l’immigration via la diffusion d’un extrait de la « star » de la chaîne, Éric Zemmour, tout en subtilité :
On a ce qu’on appelle le terrorisme, ça c’est la poupée russe supérieure, l’acte qu’on voit, le type qui vient et décapite. En-dessous on a une autre poupée russe qu’aujourd’hui on appelle l’islamisme radical […]. Mais en fait, le jeu des poupées russes, ça descend. Après il y a le terreau de l’islamisme radical ou de l’islamisme : c’est l’Islam ; puisque dans le texte du Coran, il y a ce qui est utilisé par les islamistes pour légitimer leurs actes. Et puis en dessous la poupée russe de l’islam, qu’est-ce que c’est ? Eh bien c’est l’immigration. S’il n’y avait pas eu depuis quarante ans une très forte immigration venue de contrées arabo-musulmanes et africaines-musulmanes, il n’y aurait pas ce problème.
L’occasion pour l’animateur d’enfoncer une nouvelle fois le clou, et de rappeler à l’ordre Ghaleb Bencheikh : « J’ai envie d’appuyer une nouvelle fois là-dessus, en vous disant que plus les musulmans descendront dans la rue, plus les musulmans se mobiliseront, plus l’image de l’islam y gagnera ». Montrez patte blanche, on vous dit ! C’est peu dire que CNews avance à visage découvert pour faire la promotion des idées d’extrême droite.
Sur LCI : même combat
Toujours le 19 octobre sur LCI, « 24h Pujadas » débute également sur des extraits du discours de Marine Le Pen. Seul en plateau face à la présentatrice, Alain Finkielkraut déroule avec une emphase renouvelée son habituel discours réactionnaire. Dans une tirade vengeresse, il cloue au pilori ce qui « empêche l’Europe de se défendre » :
Chaque fois qu’il s’agit de faire quelque chose contre l’immigration massive, contre le regroupement familial automatique, pour réviser les conditions du droit d’asile, l’analogie resurgit et toute une partie de la gauche influente rend les choses impossibles. Et elle est relayée, cette doxa influente, par un certain nombre d’institutions : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour européenne des droits de l’Homme. Animées par les meilleures intentions vigilantes et mémorielles, ces institutions font tout pour empêcher l’Europe de se défendre.
Le tableau ne serait pas complet, bien sûr, sans un plaidoyer contre l’immigration ; et la dénonciation des élus locaux à la solde des islamistes :
On ne peut pas répéter, comme le fait parfois Luc Ferry que 90% des musulmans veulent vivre leur foi en toute tranquillité. Non, le problème est plus vaste ! […] Regardons la réalité en face, effectivement réunissons toutes les bonnes volontés. Mais cela doit s’appuyer sur une politique migratoire beaucoup plus intransigeante parce que sinon la force du nombre l’emportera. Ce qui démontre la force de l’islamisme c’est le clientélisme […] C’est-à-dire que pour être élu dans un certain nombre de quartiers ou de villes, il faut faire ce que les islamistes demandent.
Le CSA en prend également pour son grade : « J’ai eu droit à une mise en garde du CSA. Le CSA qui n’est rien d’autre qu’un instrument de normalisation idéologique aujourd’hui en France. » Vraiment, décidément, on ne peut plus rien dire ! Dit celui qui dispose depuis des décennies d’une multitude de tribunes médiatiques sur les plateaux de radio (dont sa propre émission hebdomadaire, « Répliques » sur France Culture), de télévision et dans la presse. Et qui semble oublier que, mise à part une mise en garde sans conséquence en 2015, le CSA a plutôt fait preuve d’indulgence à son égard, quand il n’a pas volé son secours.
Le lendemain sur le plateau de « 24h Pujadas », les mêmes discours seront tenus, sous des formes variées. Ainsi fustige-t-on, tantôt, le « djihadisme d’atmosphère », tantôt les « collabos de l’islamisme » en la personne d’Edwy Plenel notamment. Bien sûr, on ne manque pas de diffuser et de commenter (on ne s’en lasse pas) l’intervention de Marine Le Pen tenue la veille.
Le soufflé ne retombe pas
Loin de constituer un « flash » réactionnaire post-attentat, cette séquence s’étendra sur toute la semaine du 19 au 25 octobre. Dans le milieu de la semaine, ce sont les femmes portant le foulard qui sont visées. À l’origine de cette nouvelle « polémique », une interview exclusive de François Fillon dans L’Express du 21 octobre, appelant à « bannir le voile de tout l’espace public ». Une proposition qui n’est pas passée inaperçue : l’interview donnera lieu à une dépêche AFP, elle-même commentée ou reprise par de nombreux médias, ainsi qu’à de multiples « débats » ou interviews sur les chaînes d’information en continu entre le 21 et le 22 octobre [3] :
À noter que François Fillon avait été précédé, dans ce registre, par son camarade Éric Ciotti pour qui le voile « est l’arme de la soumission pour les islamistes », et appelant à « leur retirer ce port d’arme » [4]. Des propositions qu’il avait développées dans le Journal du dimanche du 18 octobre.
Une semaine plus tard, après l’attentat de Nice, c’est toujours la mobilisation générale sur CNews. À l’image de Charlotte d’Ornellas qui sonne l’alarme le 25 octobre contre le péril vert :
Je ne pense pas que ce soit un séparatisme islamique, je pense que c’est une volonté très claire de conquête plus que de séparation. [...] Il y a peut-être une volonté de séparation, c’est à dire de vivre différemment chez certaines personnes. En revanche il est très clair qu’il y a une volonté de conquête du pays tout entier. [...] Le mot « séparatisme » a été inventé pour les gens qui voulaient une indépendance vis-à-vis de l’État, là ils ne veulent plus une indépendance, ils veulent le prendre.
Sur LCI, Éric Brunet consacre une partie de son émission du 30 octobre à une proposition originale : celle d’Éric Ciotti (encore lui), qui souhaiterait mettre en place un « Guantanamo à la française »… une idée que le député LR aurait pu piocher sur CNews. Le bandeau parle de lui-même :
Yves Thréard, du Figaro, appelle ni plus ni moins à « revoir notre Constitution, de revoir nos lois de 1901 sur la liberté d’association, de 1905 sur la liberté de culte, enfin les séparations de l’Église et de l’État. » Autant de propositions avancées par Jean-Éric Schoettl dans le « grand entretien » du Figaro du 21 octobre. L’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel y appelait à « renverser la table » en « modifiant la Constitution et en dénonçant, renégociant ou suspendant unilatéralement certains de nos engagements européens au nom de l’intérêt supérieur du pays. »
Dans un entretien la veille à L’Express, Schoettl fustigeait « le gouvernement des juges » et la décision du Conseil constitutionnel de censurer la loi Avia sur la haine en ligne. À l’instar de Christophe Barbier, sur BFM-TV, qui appelait deux jours après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine à « profiter de cette tragédie » pour faire repasser une loi censurée par le Conseil constitutionnel [5] ; une loi « qu’on peut très bien remettre sur l’établi, en changeant s’il le faut la Constitution, le texte peut passer très vite à l’Assemblée, au Sénat ». Et de conclure « cette loi a été cassée par le Conseil constitutionnel au nom de la liberté d’expression, il faut maintenant la faire repasser, au nom aussi de la liberté d’expression ».
Pour qui douterait que les éditocrates osent tout, y compris « profiter » d’un attentat pour faire avancer un agenda politique. Et peu importe si ce dernier coïncide avec celui du gouvernement... ou de l’extrême droite.
Frédéric Lemaire et Pauline Perrenot, grâce au travail d’observation collective des adhérentes et adhérents d’Acrimed.