À peu d’exceptions près, nous ne nous intéressons qu’aux responsables politiques (ex ou actuels) qui furent sollicités par la chaîne pour commenter, analyser ou débattre autour de l’assassinat de Samuel Paty [1]. Que ces derniers aient été invités en plateau, interviewés en duplex ou que leurs propos aient été entendus sur BFM-TV à l’occasion de la retransmission d’allocutions ou de conférences de presse. Il est important de souligner que l’étude de cet échantillon ne nous renseigne que sur un pan du « panel d’opinions » (en l’occurrence fort restreint !) présenté par BFM-TV aux téléspectateurs.
En effet, en dehors des responsables politiques, BFM-TV se caractérise par une distribution relativement plurielle de la parole. Empressons-nous d’ajouter que ce constat ne signifie nullement 1) que cette parole plurielle soit réellement pluraliste en termes d’idées ou de courants de pensées représentés ; ni 2) que cette distribution plurielle ait été effectuée dans d’égales conditions de prise de parole, en l’occurrence très hétérogènes sur la chaîne : une interview en direct du plateau n’est par exemple pas la même chose qu’un micro-trottoir de dix secondes, soumis au montage de la rédaction. Une fois ces préalables posés, nous pouvons remarquer que BFM-TV a, durant cinq jours, « donné la parole » à de nombreux enseignants, syndicalistes enseignants, des représentants du culte musulman, des fidèles de la mosquée de Pantin, le porte-parole de l’Assemblée des Tchétchènes d’Europe, des proches de victimes du terrorisme, des magistrats et professionnels du droit, etc. Elle est également la seule chaîne de télé (à notre connaissance) à avoir tendu un micro en plateau à Marwan Muhammad, ancien président du CCIF, au moment où Gérald Darmanin – relayé de manière enthousiaste (et au gré de contre-vérités) par la quasi-totalité des commentateurs – a annoncé vouloir dissoudre l’association [2].
Du côté des responsables politiques, en revanche, la diversité a été au point mort pendant cinq jours (le détail des invités et les conditions de prises de parole figurent en annexe) :
Une nouvelle fois, les comptes sont nets : plus des trois quarts des représentants politiques sur BFM-TV pendant cinq jours sont des voix de la majorité (et de ses alliés de centre-droit), de la droite et de l’extrême droite.
Samedi 17
Le lendemain de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, c’est un déferlement continu de la droite de gouvernement et d’opposition, toute la journée durant : pour LREM, on compte Aurore Bergé (députée), Yaël Braun-Pivet (députée) et Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Éducation nationale et des solidarités). À ces interviewés s’ajoutent Nadine Morano (députée européenne), Jacqueline Eustache-Brinio (sénatrice) et Éric Diard (député) tous trois chez Les Républicains, ainsi que Sébastien Chenu et Jordan Bardella du RN. Il faut attendre 14h pour entendre, durant une minute, Julien Bayou (secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts) et Jean-Luc Mélenchon (France insoumise) pendant seulement… 2 minutes ! François Hollande, en grand revenant, bénéficie d’une place privilégiée avec plus de 30 minutes de présence en plateau.
Dimanche 18
Les forces politiques représentées ne sont guère plus diverses le lendemain : Nathalie Goulet (vice-présidente UDI) est d’abord interviewée en duplex, suivie par Agnès Lebrun (ex LR aujourd’hui porte-parole de l’association des maires de France). Puis c’est au tour de Damien Abad (président du groupe LR à l’Assemblée nationale) d’intervenir en duplex également. Et ce n’est pas fini : à la mi-journée, Gabriel Attal (porte-parole du gouvernement) est en direct du plateau en tant qu’invité de « BFM Politique » pour une heure d’émission ! La parole de droite étant visiblement jugée insuffisante, le site de BFM-TV relaie expressément deux dépêches AFP au centre desquelles trônent les propositions d’Éric Ciotti (député LR) et de Xavier Bertrand (LR), prononcées dans l’hémicycle pour le premier, et sur le plateau du « Grand jury » (RTL/LCI/Le Figaro) pour le second. On entendra également en duplex Nathalie Delatre, sénatrice, co-secrétaire du Mouvement radical (et membre de la réserve citoyenne de la Gendarmerie nationale au grade de colonel)…
Alors que le rassemblement d’hommage se déroule à Paris dans l’après-midi, première (et dernière) apparition de la gauche radicale : Jean-Luc Mélenchon et Éric Coquerel sont en effet « récompensés » d’un micro-trottoir à la manifestation place de la République à Paris – 3 minutes d’antenne à eux deux ! Mais ils ne seront pas les seuls : Jean-Michel Blanquer et Stanislas Guerini (député et patron de LREM) seront interviewés du côté de la majorité (tout comme l’ex ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, en direct de Lyon) – mais aussi Yannick Jadot (EELV) et Olivier Faure (PS). Sans oublier l’omniprésent : Manuel Valls, qui n’aura d’ailleurs pas eu à se séparer du micro de BFM-TV très longtemps : on le retrouve en plateau quelques heures plus tard [3].
Lundi 19
La diversité se poursuit le lundi 19 octobre. La chaîne débute dès 6h52 avec de courts fragments de l’interview de Manuel Valls, diffusée la veille. Elle fait l’objet d’un édito de Matthieu Croissandeau, anciennement journaliste à L’Obs, digne successeur de Christophe Barbier sur le créneau matinal de BFM-TV. Reprenant à cœur joie l’argumentaire de l’élu barcelonais (« Le fait de s’être trompé de combat a marqué l’histoire de la gauche dans les années récentes »), se repaissant des mêmes manipulations que ses confrères (« Une manifestation s’est déroulée dans Paris aux cris de Allah Akbar » [4]), il termine en fin limier, et connaisseur éclairé du principal parti d’opposition de gauche : « Cette querelle des anciens et des modernes a fait des victimes à la France insoumise : tous les historiques, tous les laïques ont fini par jeter l’éponge et claquer la porte du mouvement. » Première nouvelle !
En dehors du maire de Conflans-Sainte-Honorine (Laurent Brosse), interviewé rapidement, la personnalité politique suivante à apparaître à l’écran est Marine Le Pen [5]. Quelques minutes plus tard, c’est au tour de Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France) d’être au micro de Jean-Jacques Bourdin pour le grand entretien de la matinale. À 10h30, un représentant de la France insoumise, Alexis Corbière, est invité à débattre en plateau en face de Laetitia Avia, députée LREM, porte-parole du parti et promotrice de la (très contestée) loi Avia, remise à l’ordre du jour à cause du rôle que jouèrent les réseaux sociaux dans l’assassinat de Samuel Paty. Ce sera là l’unique (et éphémère) apparition de la « gauche de gauche » pour la journée parmi les représentants politiques.
Car dès 10h58, priorité au direct : on retrouve une seconde fois Marine Le Pen, dont BFM-TV diffuse cette fois-ci la conférence de presse en direct du siège du Rassemblement national [6]. Et ses principales annonces cadreront la suite les débats… réservés à la droite : à 11h16, Bruce Toussaint lance l’interview en duplex de Céline Calvez (députée LREM) [7]. Par la suite, on entend à l’antenne Renaud Muselier (LR) aujourd’hui président de la région PACA : l’ouverture de son allocution inaugurale du Congrès des régions est retransmise en direct. Elle sera suivie, deux heures plus tard, de celle du Premier ministre Jean Castex, diffusée en intégralité.
La fin de la journée est un festival. De 17h à 21h, les deux émissions de débat « BFM Story » et « 120% News » mettent en scène une contradiction… entre la droite et l’extrême droite : Florian Bachelier (député LREM) est en plateau, suivi de Laurent Jacobelli (RN), en plateau également [8]. Bruno Retailleau (LR) est ensuite interviewé en duplex, de même que Sarah El Haïry (LREM, secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement), avant de céder sa place à un débat entre Sylvain Maillard (LREM) et Julien Odoul (RN). Soit, en définitive, trois membre d’En marche, dont une personnalité du gouvernement, deux représentants du Rassemblement national, et un des Républicains. Chapeau bas [9] !
Mardi 20
Il en va de même le lendemain, 20 octobre. Cette fois-ci, Matthieu Croissandeau attaque non pas en commentant les propos de Manuel Valls, mais ceux de Gérald Darmanin, tenus la veille au soir dans le 20h de TF1. À 8h30, on reste au diapason : Jean-Michel Blanquer est l’invité de Jean-Jacques Bourdin. Puis, l’antenne de BFM-TV est axée sur des transmissions en direct : des discours de responsables politiques d’une part et, d’autre part, des questions de députés à l’Assemblée nationale (mais pas n’importe lesquels). Se succéderont ainsi les hommages de Richard Ferrand (LREM) et de Jean Castex, puis la question d’Éric Ciotti (LR) au Parlement – réclamant notamment une réforme de la Constitution et l’interdiction du port du voile pour les accompagnantes en sortie scolaire – suivie de la réponse de Marlène Schiappa (ministre déléguée). Entrecoupée de « priorités au direct » suivant Emmanuel Macron à la trace, cette séquence nous emmène à 17h.
Apparaîtront ensuite l’un après l’autre sur le plateau de « BFM Story » Éric Poulliat (LREM) et Guillaume Vuilletet... LREM lui aussi. L’émission est interrompue par des « priorités au direct », au cours desquels Ruth Elkrief excelle dans l’art d’anticiper les déclarations d’Emmanuel Macron, sur un fond d’escalier vide... Le discours du Président est évidemment retransmis en intégralité en direct, avant d’être commenté jusqu’à plus soif par les commentateurs, dont Alain Duhamel, qui salue un « chef de guerre » à la tête d’une « croisade idéologique et politique ». Le sens des mots, toujours...
En plus du maire de Conflans, nous voyons ensuite à l’écran Jean-Didier Berger, étiqueté à Libres !, le courant des Républicains emmené par Valérie Pécresse. Puis, en plateau, un débat à 19h40 oppose une nouvelle fois la droite avec la droite : Agnès Evren (députée européenne LR) et Pierre-Alexandre Anglade (député LREM, porte-parole du groupe à l’Assemblée nationale). Le député de la majorité est en outre poussé dans ses retranchements par le présentateur, Alain Marschall, jouant à la doublure du RN et des Républicains : « C’est la prise de conscience ? Aujourd’hui les mesures comme le demandait la droite, comme le demande aussi le RN, des mesures parce que vous liez terrorisme et immigration ? »
Pour clore cette journée tout de même marquée par l’absence totale de représentants politiques un tant soit peu de gauche, BFM-TV organise une soirée spéciale « Face à BFM » : les téléspectateurs auront ainsi droit à plus de deux heures de Gérald Darmanin en direct, sans autre interlocuteur que... les journalistes de la rédaction de BFM-TV.
Mercredi 21
Le dernier jour de notre observation, mercredi 21 octobre, suit globalement la même routine. Après avoir fait le décryptage des logorrhées de Manuel Valls puis de Gérald Darmanin, l’inénarrable Matthieu Croissandeau rempile avec un commentaire composé des propos de… Gérald Darmanin [10].
Chemin faisant, commentateurs commentant, la matinée suit son cours : Richard Ferrand est l’invité de Jean-Jacques Bourdin. La personnalité politique suivante à apparaître à l’écran est Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, dont BFM-TV retransmet la conférence de presse pendant plus de vingt minutes à 13h30. Elle sera suivie de celle de Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste. La journée se poursuit globalement en édition spéciale : l’hommage national pour Samuel Paty dans la cour de la Sorbonne a lieu le soir même, et donne l’occasion à la rédaction de BFM-TV de multiplier les reportages – et ce depuis les premières heures du jour – pour expliquer aux téléspectateurs « comment va se dérouler » la cérémonie.
Sur le terrain, les reporters tendront le micro à des personnalités politiques : Jean-Paul Huchon (PS) et Julien Bayou (EELV) s’expriment quelques secondes chacun. Pluralisme ? Voyons plutôt… Au premier, le journaliste qui tend le micro devant la Sorbonne demande : « Est-ce que la gauche est en train de faire sa mue idéologique sur le terrorisme [sic] ? » La gauche ayant toujours soutenu, c’est bien connu, des positions en faveur du terrorisme. Sans rien renier à la formulation, Jean-Paul Huchon sautera même plutôt sur l’occasion pour pointer du doigt les complices de la France insoumise [11].
De 19h30 à 21h, l’hommage national est diffusé en direct, suivi, tradition oblige, d’un « débrief » de la rédaction. C’est l’apothéose : Manuel Valls est une nouvelle fois en plateau, pendant 25 minutes, remplacé à 21h30 par un doublon : Iannis Roder. Et le téléspectateur en a pour sa soirée : à peine Iannis Roder parti, le « 22h Max » du soir met à l’honneur Bernard-Henri Lévy en tant qu’invité principal. Trois personnalités qui racontent donc grosso modo la même chose, et recourent au même matraquage – et aux mêmes amalgames – lorsqu’ils dénoncent la lutte contre l’islamophobie. Ainsi de BHL :
Moi je suis fatigué régulièrement d’entendre des femmes et des hommes nous dire : « On se sent offensé, on se sent agressé, on se sent humilié ». Non. La réalité, c’est que pour eux, l’école républicaine, avec tout ce qu’elle véhicule, d’apprentissage aux lumières, de confrontation des mémoires, de récit national, tout cela leur est in-sup-por-table.
Ou comment nier la réalité des discriminations en piétinant « les femmes et les hommes » musulmans qui en font état ; le tout en qualifiant leurs propos de mensongers, sournoisement mobilisés pour dissimuler leur haine de l’école républicaine. C’est un fait : chez certains éditocrates, l’amalgame, si ce n’est l’islamophobie, est devenu une seconde nature.
Pauline Perrenot et Jean Tortrat