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Alerte sur Marseille : les grosses pointures se lancent dans la télé locale !

par Guy Pineau,

A quoi reconnaît-on la fourberie législative ? A ce qu’elle concède des droits sans donner les moyens de les exercer. Les télés associatives ont le droit de se porter candidates à l’obtention de canaux hertziens. Mais comme - généreusement - rien n’est prévu pour les financer, quelles chances ont-elles face aux petites et aux grosses pieuvres privées ? (Acrimed)

À la suite de l’appel à candidatures, pour l’attribution d’un canal hertzien sur Marseille (potentiel de 1,5 million de téléspectateurs), huit candidats ont présenté oralement leur dossier de candidature devant le CSA, le 16 juin 2004 pour la création d’une télévision locale.

Cinq candidats pour une télévision commerciale,
trois, pour un canal associatif.

- « TV7 Marseille » de la Caisse d’Epargne (35 % du capital) associé au groupe AB de Claude Berda, au quotidien La Provence du groupe Lagardère, à Sodexho, Dassault Industrie et Safim [1].

- « TéléMarseille » de Jacques Rosselin, adossé au groupe France Antilles-Comareg de Philippe Hersant et à Pierre Bergé [2].

- « 7L Marseille » d’Alexandre Scherrer (Chef d’entreprise secteur Internet et aérien) et Robert Pietri (ex-DG de la première locale, Télé Lyon Toulouse), financé par NRJ.

- « Marseille Méditerranée TV » porté par Michel Thoulouze (ex. Canal Plus) et Louis-Bertrand Raffour (ex-directeur d’Havas Image, présent dans le capital de Télé Lyon Métropole et Télé Toulouse), ETMF, fonds de capital risque de la BNP, Sofracom (Holding, éditions Montparnasse), le fonds Urbi TV [3]

- et enfin, « TV Mars » de Millenium Pictures, société parisienne de production.

Les chaînes commerciales proposent des programmes d’information et de divertissement plus ou moins habillés de préoccupations marseillaises « citoyennes », comme le parlent les entrepreneurs de maintenant. L’idée d’un vidéomaton permettrait après, certes, un contrôle au montage, l’expression démocratique de « cette diversité ethnique si passionnante, chers amis ! »

Trois autres projets ont été préparés par des associations.

- « Marseille TV Fraternité » (réunissant des anciens de La Cinquième).

- « Télé Gazelle » (prolongement de radio Gazelle, première radio associative marseillaise, membre de la Confédération nationale des radios libres).

- et « TV Asso », issue de quatorze associations marseillaises fortes d’une implantation sur l’ensemble de la cité phocéenne et d’une pratique de militance audiovisuelle ancienne diversifiée, et une diffusion récente, réussie, avec O2Zone Tv dans le quartier d’Air Bel.

Ces projets ont en commun d’être hors commercial, ce qui explique leur difficulté à élaborer et crédibiliser leur montage financier. L’engagement des différentes collectivités territoriales (La Région, le Département, La Collectivité Urbaine, la Municipalité) qui tardent à s’engager. Le CSA demandant aux associatives, d’apporter des promesses d’engagement à défaut de la certitude des votes de crédits à venir.

Les programmes de ces télévisons du Tiers Secteur Audiovisuel vise un tissage du lien social à travers la participation des habitants. AssoTV, par exemple, privilégie un maillage de pôles territoriaux urbains, participatifs bien ancrés dans l’Aire Métropolitaine Marseillaise. Chacun des pôles regroupant des acteurs de terrain habitants et partenaires locaux afin de réunir des collectifs autonomes capables de prendre en charge l’élaboration de leur propre réalisation (créations libres, reportages, plateau). Il y a là une volonté d’éducation populaire aux médias à travers un apprentissage pratique et progressif, loin d’une spontanéité naïve de l’usage des médias. TV Gazelle a rappelé que sa charte se réclamait de la laïcité et qu’elle était la chaîne de toutes les communautés sans exclusive. En synergie avec Radio Gazelle, elle souhaite lutter contre toutes les exclusions (en particuliers contre la violence faite aux femmes) et oeuvrer pour la paix sociale. Des liens sont envisagés avec le CLEMI pour promouvoir l’éducation aux médias.

Un contexte de déréglementation accélérée

Le contexte est favorable aux appétits de groupe nationaux commerciaux qui depuis l’ouverture de la publicité, notamment en matière de distribution, sur les antennes locales, voient d’un bon œil l’adoption définitive le 3 juin dernier de la loi sur les communications électroniques et les services de communication audiovisuelle. Ce texte, profitant de la transposition en droit français d’un ensemble de directives européennes dénommée communément « paquet télécoms » visant à harmoniser la réglementation pour les réseaux de communications électroniques (audiovisuel et télécommunications) modifie, entre autres, les règles du jeu de la télévision locale.

On assiste, en fait, à bas bruit, à la réécriture de la loi de 1986 (modifiée en août 2000) relative à la liberté de communication avec des conséquences très importantes plus particulièrement pour la télévision locale, (également pour la radio), en permettant aux grands groupes de se développer sur ce nouveau secteur de profitabilité guignée depuis longtemps.

Un ensemble de dispositions allège fortement les dispositifs anti-concentration du point de vue géographique (élargissement de la couverture de réception en faveur de marchés publicitaires plus rentables), financier (une seule personne peut détenir plus de 50 % de part du capital dans un service de télévision locale), et du nombre d’autorisations d’émettre réunis en une seule main (cumul d’autorisations nationales et locales) etc.

La concentration des médias s’accentue en France [4]Comme le soulignait le SNJ-CGT, le 18 juin 2004, « On peut être surpris de l’absence de réactions à ce qui constitue un événement grave pour la presse écrite en France. En effet, aujourd’hui, les deux groupes Lagardère et Dassault contrôlent 70% des titres édités en France », il faut ajouter maintenant la volonté d’investir dans les nouvelles télévisions de villes ! ]], favorisant la captation de nouvelles zones de profitabilité soit directement sur le local (La Provence prépare sa régie publicitaire à se diversifier pour la TV) soit en recueillant de la publicité nationale.

Le « business plan » (ou « plan d’affaires » comme le disait un candidat pour ne pas froisser le CSA, pointilleux sur l’emploi du français) présenté par Marseille Méditerranée TV soutenait que la publicité nationale s’investissant sur le média local représenterait 80 % de la recette publicitaire de la chaîne, la publicité locale étant insuffisante pour équilibrer le budget de la chaîne (selon les projets, de 3,5 à 5 millions d’euros dans 3 à 5 ans). Dans cette perspective, plusieurs intervenants souhaitent mettre en place une régie publicitaire commune des TV de villes, une quinzaine d’ici fin 2005 dans l’esprit de Louis-Bertrand Raffour. Jacques Rosselin envisage, lui une vingtaine de TV de villes mise en syndication publicitaire. Selon les projets, il y aura séparation de régies publicitaires pour le local et de régies (communes ou non à plusieurs TV de villes) pour drainer la publicité nationale.

Les médias télévisuels alternatifs et participatifs locaux peinent eux, à construire un « business plan crédible » (sic), à trouver des financements alors que le gouvernement a écarté toutes discussions sur la création d’un fonds de soutien à l’expression audiovisuelle [5]. Des attentes existent, du point de vue du soutien à ce type d’initiatives, du côté des politiques régionales plus ou moins évoquées lors des dernières campagnes électorales.

Vers un septième réseau

La présence dans cet appel à candidatures de groupes comme Dassault et Lagardère, confirme, si besoin en était, l’engagement des industriels dans le monde des médias français. Ces candidatures renforcent le questionnement de leur stratégie sous-jacente à moyen terme. On peut, à juste titre, analyser l’arrivée de ces groupes (outre Lagardère et Dassault, NRJ, AB, Hersant-fils...) comme le premier pas dans la constitution d’un septième réseau de télévision analogique hertzien aux côtés de l’existant (TF1, France 2, France 3, Arte-France 5, M6 et Canal+).

Les modèles étrangers de constitution de réseaux en maillant des télévisions locales (Murdoch avec le réseau Fox, Berlusconi avec Médiaset...) ont bien réussi dans ce domaine. Il est intéressant de noter que ces groupes sont présent dans la première Tv identitaire régionale française TV Breizh [6].

Coup d’envoi à Marseille, après Nantes (TV locale attribuée à la Soc Presse, partagée avec une chaîne associative) à la veille de nouveaux appels à candidatures prévus dans les prochains mois : Montpellier, Nîmes, Le Mans, Lille, Angers, Orléans, Tours, Grenoble, complétant les villes déjà dotées de TV locales : Lyon, Toulouse, Bordeaux, Clermont-Ferrand et prochainement Nantes. Après la syndication publicitaire à quand la syndication des programmes ?

Les décisions du CSA sont attendues pour cette période d’attribution : quel pluralisme ou quelle concentration ses choix dessinent-ils ? Quelle place pour les associatifs : mise à l’écart des candidatures, ou aménagement permettant une véritable éclosion de ce type de télévision ?

Profitabilité et influence

Somme toute, la participation des grands groupes dans ces nouvelles télévisons de ville répond à un double objectif : d’abord, elle constitue un outil d’influence comme le disait Francis Bouygues, expert en la matière [7], dans cette actuelle étape de décentralisation des pouvoirs publics, notamment en matière d’attribution des marchés ; en second lieu, les perspectives de profitabilité se précisent. C’est bien cet élargissement des bassins d’audience qui intéresse fortement, outre les groupes évoqués, les publicitaires confrontés à un marché télévisuel national saturé (en attendant la seconde coupure !). Les grandes pointures prédatrices se pointent sur le Grand Marseille.

Guy Pineau

 Lire la suite (la victoire des grosses pointures) : « Hachette-Lagardère pique la télévision de Marseille aux associatifs ! » (7 décembre 2004)

 
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Notes

[1AB Groupe -. AB Groupe qui vient de la production qui anime aujourd’hui 20 chaînes thématiques. AB Groupe est un des plus gros détenteurs de droits de programmes télévisés francophones. (De Derrick à Navarro et Hélène et les Garçons, ce sont 30 000 heures de programmes qui lui appartiennent en propre). Attentif à la diversification, le groupe s’est récemment associé à Home Service Shopping pour mettre en place une plate-forme de téléachat, TV Store. Parmi ses ambitions européennes, l’Allemagne, où il vient de prendre le contrôle de la chaîne musicale Onyx, diffusée dans plus de 11 millions de foyers câblés. Source : eurostockcity 2004. Au cours de l’audition devant le CSA, le 16 juin 2004, Claude Berda s’étonnait que certains observateurs lui prêtent l’intention de vendre ses programmes.
Lagardère -. « Devenir un groupe à 100 % médiatique ». Arnaud Lagardère, le 23 mars 2002, dans un entretien au Monde, déclarait : « Les priorités de développement se trouvent là où il y a des moteurs de croissance. Aujourd’hui, ils sont dans le numérique : dans les nouveaux médias (...),et puis dans la radio et la télévision. La priorité du groupe, dans les cinq à dix ans qui viennent, se trouve dans ces trois directions » (Le Monde du 23 mars 2002).
Dassault -. Industriel de l’armement, repreneur de la Soc Presse (70 journaux), voir le site Internet personnel de M. Dassault qui affiche un entretien accordé à Entreprendre en décembre 2003 dans lequel il manifeste son intérêt pour les médias : « la presse aussi est un monde intéressant qui permet de faire passer un certain nombre d’idées saines, d’orientations, pour permettre de mieux gérer l’économie ».

[2Jacques Rosselin : a créé Courrier International en 1990, revendu en 1995, puis dirige Jupiter Communication et lance en 1998, CanalWeb, qui avait levé 25 millions d’euros en deux ans sera placée en liquidation judiciaire (2002). Travaille actuellement à partir de sa société d’Antennes Locales dans le secteur de la télévision. « L’idée est de lancer une station-vitrine et de la développer dans une vingtaine de villes » (journal du Net Chat du 27/11/2002).
France Antilles, qui compte 5 000 collaborateurs et a réalisé un chiffre d’affaires de 560 millions d’euros en 2003, s’est regroupée avec la Comareg, achetée à Vivendi en mai 2003 pour 135 millions d’euros. Ce qui a donné naissance, le 5 janvier, à ParuVendu, le premier réseau de presse gratuite en France, devant Spir communication. France Antilles est détenue majoritairement par les membres de la famille Hersant, au premier rang desquels Philippe, le fils de Robert Hersant, décédé en 1996. Philippe Hersant est président du conseil de surveillance de France Antilles. Les héritiers Hersant, qui contrôlent France Antilles, viennent de céder 70 % de la Socpresse (Le Figaro, Le Progrès, Le Dauphiné libéré, etc.) à Dassault.
Bergé Pierre-. Fondateur d’Yves Saint Laurent en 1961, dont il fera une multinationale du luxe. Ami du président François Mitterrand qu’il soutient notamment par la création de Globe. Il est également co-fondateur du Courrier International... Président de l’Association des amis de l’Institut François-Mitterrand, « républicain progressiste multi-millionnaire en euros ».

[3Urbi TV -. Société d’investissement spécialisée dans les médias, dirigée par L-B Raffour (dirigeant de TVLD, actionnaire minoritaire des TV de Lyon et Toulouse) devrait détenir environ 60 % du capital. Autres actionnaires de Urbi tv : Sofracom qui est une filiale des Editions Montparnasse), Star (groupe de radios locales dirigé par Eric Vally qui possède une grande expérience dans les réseaux publicitaires des radios), et Jean Mizrahi (spécialiste de l’"ingenierie financière") - avec 48% venant du fonds d’investissement European Telecom and Media Fund, par ailleurs actionnaire du groupe Tectis, prestataire technique dans l’audiovisuel (Eclair et Teletota). Ce projet prévoit 5 millions d’euros d’investissement et un budget de fonctionnement de 3 millions. Le point d’équilibre est envisagé au cours de la 6e année (Source : Écran Total du 9 juin 2004).

[4Voir sur le site de l’OFM, le dossier consacré à la concentration des médias en France (lien périmé, août 2013). Pour visualiser la puissance des grands groupes de presse en France voir, sur le site du Clemi : « Panorama des principaux groupes de presse en France » (lien périmé, octobre 2013 ; le même document régulièrement mis à jour est disponible sur le site du Clemi.

[5Voir ici même l’analyse critique de la politique gouvernementale sur cette question : « Télévisions associatives : une longue marche inachevée et « Des télévisions associatives, des “Vidéos des Pays et des Quartiers” » (intervention de Guy Pineau au Forum Social Européen de Paris-St Denis, le 13 novembre 2003, Paris-La Villette).

[6Voir l’analyse prémonitoire de Pierre Musso parue dans les Dossiers de l’Audiovisuel n° 95 , janv-février 2001. Paris-La Doc Française et publiée ici même : « TV Breizh, télévision-miroir de la Bretagne ou de la stratégie des groupes de communication ? ».

[7Voir, notamment, Pierre Péan et Christophe Nick, TF 1, un pouvoir, p.212-213, Fayard, Paris 1997.

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