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19 janvier 2005, jour de grève : France Inter « expertise » cette anomalie

par Philippe Monti,

Semaine de grève des agents de l’Etat : le spectre des mouvements sociaux de 1995 et 2003 hante les couloirs de France Inter. A peine remis de l’irruption des précaires et des intermittents dans ses studios le jour précédent (Lire : « Des passagers inattendus sur le vaisseau de France Inter »), Stéphane Paoli mobilise le 7/9 contre les agents de l’Etat privilégiés, contre les syndicats archaïques et contre l’opinion publique ignorante (qui soutient le mouvement).

On invite donc un « expert en relations sociales », « vice-président d’un cabinet de management en ressources humaines  » pour psalmodier les versets du catéchisme néolibéral. La gravité de la menace justifie qu’on fasse appel au renfort de Brigitte Jeanperrin et de Jean-Marc Sylvestre.

Notre « expert », Bernard Brunhes, d’après le site de France Inter, est chargé de répondre à une double question : « Des grèves par procuration, comme en 1995 ? Existe-t-il une fracture entre le secteur privé et le public [sic] ? » Cela va être l’occasion de matraquer, en une petite demi-heure, des poncifs parmi les plus usés et les plus dogmatiques du fanatisme libéral.

Poncif n°1 :
Le monde change et on ne peut rien y faire

Avant le journal de 8 heures, Brunhes dévoile l’horizon indépassable de notre temps : « On est dans un système qui est un système libéral, comme chacun sait... enfin, qui est en train de se libéraliser par rapport à des habitudes qui étaient celles des services publics, qui étaient celles des monopoles. Et ce changement qui est à la fois la mondialisation, mais aussi la construction de l’Europe, mais aussi les évolutions technologiques, tout ça conduit à modifier assez profondément la gestion des entreprises et des Etats pour que socialement beaucoup de choses changent. »

L’auditeur aura compris l’enjeu de ces grèves : qui du passéiste franchouillard prisonnier de ses charentaises et de ses habitudes (une habitude, c’est comme un avantage : c’est acquis !) ou de la modernité européenne et technologique aura le dessus ?

« Question directe », puis « Radiocom c’est vous » vont donc nous éclairer...

Poncif n°2 :
Les agents de l’Etat sont des dinosaures...

... ils sont inadaptés au nouveau monde et leur intelligence préhistorique ne leur permet pas de le comprendre

Le diagnostic de l’ « expert » invité le dit sans ambages : « [...] ce qui est vrai, c’est que l’évolution actuelle de la société, de notre économie, vers plus de libéralisme, amène à remettre en cause un certain nombre de données du secteur public, c’est-à-dire le monopole de l’électricité, le monopole des chemins de fer, etc. et que ceci n’est pas accepté par... - parce que peut-être mal expliqué, pour des tas de raisons sur lesquelles on va revenir - mais pas accepté par une bonne partie, je dirais, des cheminots, des électriciens, des fonctionnaires. »

Poncif n°3 :
Les syndicats sont la cause du « mal français »

Pour entonner ce couplet, c’est Stéphane Paoli qui nous offre ses vocalises en posant des questions qui ont l’apparence de questions, qui ont le goût des questions, mais qui sont des affirmations :

- « ... sous-représentation syndicale, mais pays paralysé aujourd’hui : est-ce que c’est un paradoxe français, ça aussi ? ». Un prétendu paradoxe qui repose sur deux pseudo évidences à peine subliminales : d’abord les syndicats sont faibles (ce qui les pousse mécaniquement à la surenchère, on n’oubliera pas de le dire un peu plus tard) ; ensuite la grève paralyse le « pays ». A bon entendeur, salut : elle prend en otages les honnêtes gens (c’est-à-dire ceux qui ne font pas la grève et/ou qui ne sont pas syndiqués).

- Pas satisfait de la réponse de son « expert » (qu’il juge apparemment trop conciliante avec ces syndicats preneurs d’otages), Stéphane Paoli revient à la charge : « Mais que se passe-t-il ? Y a-t-il une volonté exprimée de ne pas vouloir changer ? Les syndicats, comme tout le monde et comme les autres [qui sont donc ces « autres » et de qui sont-ils les autres ?], mesurent les effets de la mondialisation et des né-ces-saires [Paoli détache les syllabes pour bien insister] adaptations de chacun à de nouveaux enjeux. Qu’est-ce qui explique aujourd’hui, dans ce pays, de tels blocages ? ».

L’auditeur, du moins celui que Stéphane Paoli prend à témoin, connaît depuis longtemps la réponse de ce jeu radiophonique : la cause du « blocage », ce sont les agents des services publics et les syndicats ! Surtout les agents syndiqués ! Cela va sans dire : Stéphane Paoli ne le dit donc pas, mais se borne à induire... Inutile par conséquent de susurrer le refrain : la mondialisation est une loi de la nature qui impose des « évolutions » (autre mot pour dire précarisation) aussi né-ces-saires que la loi de l’attraction universelle pour les planètes. Ces syndicats sont donc bien les ennemis cachés de la science et de l’ordre naturel !

L’expert en relations sociales planétaires comprend immédiatement - c’est en cela qu’il est un expert... - ce que Paoli l’invite à dire et apporte alors un peu d’eau au moulin à paroles qui fait office de journaliste : « Service public, ça veut dire aussi - ce qui n’est pas évident - dans leur esprit : corporatisme ! »

Ça, on connaît, on a déjà entendu. Alors, comme notre expert est un savant expert, il va étaler son savoir en précisant savamment ce qu’est le corporatisme des syndicats des agents du service public : « L’idée que des services publics - c’est-à-dire des services ou des industries qui servent généralement le public - puissent être faits par des gens du privé, qu’on puisse leur sous-traiter... Alors ça, c’est quelque chose qu’on ne comprend pas ! Qui est, je dirais, pas dans nos gènes, pas dans nos habitudes. »

La thèse majeure de la matinée est en train de prendre forme : confier le service public à des entreprises privées (sur un marché concurrentiel). Donc supprimer... les agents des services publics devenus inutiles. Le corporatisme des salariés commence donc, pour un libéral, ... par le refus de perdre son emploi et à la défense du droit à l’égalité d’accès au service public pour tous ! A quoi l’on reconnaît l’œuvre majeure du corporatisme des serviteurs du marché (experts-journalistes et journalistes-experts) : détourner les mots de leur sens.

Poncif n°4 :
Un seul remède au libéralisme : le libéralisme

Le remède aux maux du libéralisme ne peut être, on s’en doute que le libéralisme lui-même.
Et, autour du micro, pas la moindre voix dissonante. Stéphane Paoli, désormais dirige la chorale :

- Brunhes : « On peut très bien imaginer un système dans lequel il y a un vrai rôle régulateur de l’Etat - c’est-à-dire c’est lui qui dit “Voilà, on fait des voies de chemin de fer ! Voilà les règles du jeu ! Voilà où il faut des bureaux de poste ! etc... ” - et puis, par ailleurs, qu’il fasse gérer cela dans le secteur privé. »

- Le même, plus tard, dans Radiocom c’est vous : « ... on a pris l’habitude de considérer que les services publics, ça doit être fait par des fonctionnaires. Et, aujourd’hui, on voit bien qu’il y a d’autres manières d’organiser. »

- Brigitte Jeanperrin vante alors longuement les « partenariats public/privé » dont le modèle achevé et parfait serait... la gestion de l’eau ! Sans doute ne s’informe-t-elle pas beaucoup...

Jean-Marc Sylvestre se sent obligé d’en rajouter sur le même thème : « Il est évident qu’il y a un certain nombre de missions de service public en France, aujourd’hui, qui commencent à être remplies et satisfaites, de façon très performante, de façon très satisfaisante par des entreprises privées. [...] En revanche, les catégories de l’opinion publique qui sont très attachées au service public traditionnel, ce sont les fonc-tion-naires [en détachant bien les syllabes pour insister] eux-mêmes ! Parce que c’est leur job qui est en cause, leur condition de travail qui est en cause dans cette évolution. Et ce sont eux [en insistant fortement] qu’il faut faire évoluer et ce sont à eux [sic] qu’il faut expliquer cette mutation nécessaire. » [souligné par nous]. L’expert en prescriptions, inexpérimenté, Bernard Brunhes, est nettement surpassé par l’expert en « pédagogie » (le mot préféré de Jean-Marc Sylvestre qui dit ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire) : lui, au moins, sait condenser en quelques mots ce que notre « expert » invité s’acharne à développer laborieusement depuis de longues minutes !

Et pourquoi cette privatisation des services publics est-elle nécessaire ? En bon potache libéral, notre « expert » le dira : « Tout simplement parce qu’on ne peut pas rester entre nous. [...] Le monopole n’est pas possible puisque, de toutes façons, des opérateurs étrangers peuvent entrer. » Relisez bien : il faut libéraliser car, comme on a... déjà libéralisé, les concurrents étrangers s’apprêtent à venir concurrencer nos services publics ! Notre « expert » vient de franchir allègrement le mur de l’incohérence... Y avait-il autour du micro un journaliste pour le relever ? Evidemment, non [1].

Et, sans que personne ne se fasse « l’avocat du diable » comme aiment à le faire nombre de journalistes pour affecter une objection, notre « expert » argumente tout seul contre lui-même, mais involontairement, en exposant au moins un motif de récuser l’ouverture à la concurrence des services postaux : « Quelqu’un qui veut envoyer un courrier à sa grand-mère au Gers [sic] ou en Corrèze, aujourd’hui, ça rapporte rien. Par contre, l’entreprise qui envoie des tonnes de documents tous les jours, ça ça rapporte ! Et comme on va être dans un système de concurrence, il est sûr que si la Poste ne veut pas, ne peut pas, entrer dans ce système de concurrence, elle va tout perdre. Et ça c’est quelque chose qu’on aurait dû depuis beaucoup plus longtemps expliquer aux postiers, depuis beaucoup plus longtemps aux français. »

Traduction : il faudrait que les services postaux français soient libéralisés au plus vite pour qu’ils puissent se débarrasser de ce qui ne rapporte rien (et dont aucune entreprise privée ne voudra), c’est-à-dire de la lettre que j’envoie à ma grand-mère dans le Gers ! Il ne me prendrait pas pour un imbécile, ce monstre de cynisme ?...

Poncif n°5 :
Le soutien aux grévistes est bizarre

L’expert avoue sa perplexité (que les journalistes présents partagent au point de ne pas avoir à l’exhiber...) quand les Français ne s’émeuvent pas suffisamment à ses yeux de l’usage du droit (constitutionnel) de grève : « Souvent, finalement, les gens qui sont dans le privé acceptent que les fonctionnaires fassent grève, acceptent que les cheminots fassent grève. Ce qui est curieux. Mais on a encore ce résultat cette fois-ci. »

Vient alors l’explication scientifique (forcément : c’est un expert) - qu’aucun journaliste ne contestera (sans doute par modestie...) - de cette bizarrerie : « Les gens ne sont pas à l’aise, ne comprennent pas très bien, n’ont pas très confiance dans leurs gouvernants, n’ont pas très confiance dans leur classe politique, et là-dessus, il y a des gens qui bougent. Alors les gens qui bougent, il se trouve que c’est des cheminots, des fonctionnaires, etc. Donc ils suivent derrière ! Mais il faut quand même faire attention parce qu’ils ne suivront pas longtemps. [...] Si, effectivement, ça reste une grève d’une journée, après tout, je dirais, on a l’habitude ; c’est pas dramatique. Si en revanche, cette fois-ci encore, il y a des syndicats qui - parce qu’ils font de la surenchère, etc., parce qu’ils ont plus de pouvoir, notamment les conducteurs - se mettaient à poursuivre au-delà de ce soir, alors là, moi je ne suis pas sûr que les 65 % de français qui approuvent les grèves continueront à les approuver. Parce que c’est quand même - je dis une banalité - la galère ! Notamment dans la région parisienne. Les gens n’accepteront pas ça très longtemps ! ». Sous le bavardage, la sommation « scientifique » : arrêtez de faire grève et/ou arrêtez de soutenir les grévistes !

Après les gentilles balivernes libérales, après les invitations pédagogiques à « évoluer », le ton se fait plus menaçant. Les vieux réflexes font retour. Décidément, en ce 19 juin, sur les ondes du service public, le spectre des mouvements sociaux de 1995 et de 2003 hante les cerveaux des journalistes de marché et de leurs « experts »...

Décidément, c’était une excellente idée du journalisme de service public, en ce jour de grève, d’inviter non des grévistes qui auraient pu s’expliquer, mais un « savant » convoqué pour nous enseigner que ces grévistes sont des attardés irresponsables.

Philippe Monti

NB : Le jeudi 20 janvier - nouveau jour de grève... - Stéphane Paoli reçoit François Chérèque (sans doute promu porte-parole des grévistes parce que, selon lui, tout le problème des fonctionnaires tiendrait à l’absence de « sens » de l’Etat). Dès Préambule, Paoli revient à nouveau sur son idée fixe et lance cet appel désespéré : « Mais qui arrivera un jour à faire en sorte que chacun puisse comprendre que, de toutes façons, l’avenir c’est aussi accepter de changer les choses. Bien entendu qu’on entend les fonctionnaires et qu’on comprend leurs inquiétudes, mais qui peut faire en sorte qu’en effet on comprenne que le monde dans lequel nous sommes change à ce point qu’en effet il faut peut-être redéfinir les rôles de l’Etat, à savoir comment la régulation s’organise ? »

 
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Notes

[1Bizarrement, nos grands connaisseurs de l’économie et du social n’évoqueront jamais le cas d’Enron en Californie ou celui des chemins de fer britanniques (ils utilisent pourtant en permanence l’argument d’un monde « ouvert » dans lequel on ne peut rester enfermé dans l’Hexagone).

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