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Une déclaration d’amour « bidonnée » de Robert Ménard et Cie

par Henri Maler,

Le procureur Robert Ménard, flanqué de Pierre Veilletet, siégeant au tribunal de la revue Médias, a prononcé à la fois la plaidoirie et la sentence : « Ils détestent la presse ». Tel est le titre de l’article paru dans le n°16 de ce trimestriel, daté du printemps 2008.

« Ils » ? Mais qui donc ? « Ceux que l’on n’appelle presque plus les gauchistes ». Mais encore ? Indifféremment, des groupes de jeunes qui se livrent à des agressions violentes de journalistes, des étudiants et des grévistes de la SNCF qui entendent protéger leur lutte contre l’ingérence de journalistes qui travaillent pour des médias qui leurs sont hostiles... et Acrimed. Que font-ils ? Ils « exècrent les grands médias ». Ce qui leur vaut une déclaration d’amour…

Médias caresse la « complexité », intensément

Médias avait déjà déclaré sa flamme à quelques-uns de ces « ils » qui, quels qu’ils soient et quelles que soient leur raisons, contestent les médias. Dans un éditorial lénifiant à souhait – « Lire entre les lignes » -, le premier numéro de la nouvelle série de Médias annonçait, en 2004, que le monde se divise en deux : ceux qui aiment les médias (parce qu’ils les connaissent) et ceux qui les détestent (parce qu’ils ne les connaissent pas).

Et voici comment Emmanuel Lemieux présentait alors dans Le Nouvel Economiste [1] cette publication officiellement officieuse de Reporters sans frontières, sous le titre « "Médias", le retour ». En guise de préambule : « Y a-t-il un marché pour un média sur les médias ? Avec la troisième tentative de publication de la revue Médias, l’idée fait son chemin. Mais, pour le moment, seuls les pamphlets et les journaux de critique radicale des médias sortent leur épingle du jeu. » Et de citer en les commentant les propos du directeur de la revue, Serge Guérin :

« Dans son premier éditorial, la revue entend ne pas sombrer "dans la dénonciation tous azimuts" ni "entamer l’air du tous pourris, mais aider à mieux comprendre le fonctionnement des entreprises de presse et de communication" . Serge Guérin martèle : "C’est un fait, je suis vigoureusement antibourdieusien pour ce qui concerne la critique des médias." » Commentaire de Lemieux : « Ce qui fait recette actuellement, c’est la critique antimédias, et une certaine pensée excommunicatrice. Depuis le best-seller de Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, stipendiant [sic] les nouvelles élites médiatiques, et dont les ventes ont assis la petite collection Liber-Le Seuil de feu Pierre Bourdieu, la critique antimédias a pignon sur rue, et sait être succès de librairie. Toute une planète violemment antimédiatique, dont le gros des troupes s’est constitué dans la mouvance altermondialiste, a trouvé son lectorat et son marché. Du revival de l’intellectuel Noam Chomsky au succès de librairie Les Petits soldats de l’info [re-sic], en passant par le documentaire de Pierre Carles, Pas vu pas pris (et par ailleurs inspirateur, avec Serge Halimi, d’un fanzine ordurier résolument antimédias, PLPL), à l’Observatoire des médias lancé par Le Monde Diplomatique et l’Acrimed (pour action-critique-médias), la critique antimédias est devenue une véritable niche. "Nous voulons répondre à ce poujadisme-là, nous sommes quand même et de plus en plus dans une culture de la complexité ! Or, la critique altermondialiste et bourdieusienne des médias n’offre qu’une vision néomarxiste qui ne rend jamais compte de la nature et de la réalité du travail médiatique", souligne Robert Ménard, cosignataire d’un article intitulé Les altermondialistes contre l’info. »

L’Univers étant ainsi partagé entre « anti-médias » et « pro-médias », la critique compétente et hygiénique de Médias s’était donc déployée à partir d’un « manifeste » rédigé – déjà – par Robert Ménard et Pierre Veilletet - et publié dans le premier numéro sous le titre « La guérilla des altermondialistes contre l’info ». Un monument de « culture de la complexité » qui valut à Ménard des éloges du Monde [2].

Moins de quatre ans plus tard, donc, Robert Ménard et Pierre Veilletet (avec la collaboration de Baptiste Charbonnel) récidivent et découvrent ceci : « Confirmation, à l’automne dernier, dans les manifs, sur les campus des facs ou au cœur des banlieues : ceux que l’on n’appelle presque plus les gauchistes exècrent les grands médias. Pourquoi ? »

« Ils détestent la presse. » Insistante, comme un leitmotiv, la troisième personne du pluriel, tout au long de l’article pamphlétaire, amalgame (à grand renfort de caricatures), un groupe indéfini et aux limites incertaines : «  Ils détestent la presse et les journalistes » ; «  Ils ont leurs livres de chevet - signés Bourdieu ou Halimi »  ; «  leurs grands prêtres – Pierre Carles ou Daniel Mermet »  ; «  leurs journaux de référence » ; « Seuls Le Monde diplomatique et Charlie-Hebdo (déjà un peu moins) trouvent grâce à leurs yeux. »…

S’ils sont étudiants en lutte, salariés de la SNCF en grève ou jeunes des quartiers populaires, ils n’existent, pour les enquêteurs de Médias qu’à travers les témoignages (soigneusement filtrés) de journalistes qui ont dû subir, indifféremment, des violences inadmissibles et des critiques légitimes, aussi virulentes qu’elle soient... Quand des arguments sont rapportés, ils sont réécrits, tronqués, falsifiés.

Des amalgames saugrenus, des articles pillés ou plagiés, des motifs effacés et des protagonistes évincés : tels sont les ingrédients d’une tambouille délayée sur quatre pages. De quoi fabriquer – sans haine, évidemment… - une prétendue détestation des médias qui dispense d’examiner sur quoi repose leur contestation. De quoi réserver la critique des médias à « l’élite » du journalisme et à ceux qui la servent, à l’exclusion de toute autre. Bref, la remise en question du rôle des journalistes dans le traitement des mobilisations sociales – puisque c’est surtout de cela qu’il s’agit ici – est synonyme d’atteinte à la liberté de la presse. Et qui mieux que Robert Ménard lui-même peut défendre cette liberté ?

Ainsi, « ils détestent la presse et les journalistes. Et ne ratent pas une occasion de le dire, de le leur dire. Usant de l’insulte, voire de la menace pour les plus enflammés. Les derniers mois en ont fourni de multiples exemples. Sur les campus en grève. Dans les dépôts SNCF en pleine « mobilisation ». Au milieu des banlieues en flammes. On ne compte plus les journalistes, dans le meilleur des cas, mis à l’index. Menacés, roués de coups quand les circonstances s’y prêtaient. »

Médias adore les enquêtes, passionnément

Et les auteurs de l’article commencent par le pire : des actes de violence inadmissibles, commis par des groupes de jeunes dans les quartiers populaires. L’enquête de nos trois gardiens de l’ordre les a conduits … jusque dans les colonnes du Monde, dont ils ont méticuleusement pillé deux articles.

Premier article pillé, sans le dire : un article de Daniel Psenny, publié dans Le Monde du 3 décembre 2007 [3]. Mais, alors que les témoignages cités par Psenny tentaient pour la plupart, sinon de justifier, du moins de comprendre la contestation à l’égard des médias [4], les croisés de Médias se bornent à dresser une liste. Et nos copieurs – voir le « test comparatif » en annexe - rappellent les agressions physiques et les vols de matériels subis par des journalistes de France 3, de LaTélélibre, des « envoyés du Parisien ou du Monde ». Première des agressions mentionnées : « Dès le 25 novembre, Luc Bronner, reporter au Monde, se fait agresser par un groupe de jeunes à Villiers-le-Bel. Lorsqu’il annonce qu’il est journaliste, on lui conseille fermement de « dégager » avant de le frapper. » Or Luc Bonner [5] à l’occasion d’un chat publié par le monde.fr le 24 octobre 2006 (et mis à jour le 30 janvier 2007) - « Qui sont les révoltés des banlieues ? » - déclarait : « J’y suis resté une semaine, avec l’idée de parler des "invisibles", c’est-à-dire ceux qu’on ne voit habituellement pas dans les médias. J’en suis sorti frappé par le décalage entre le traitement que nous, médias, avons de la banlieue et la réalité. On parle en effet beaucoup plus de quelques dizaines de jeunes délinquants que des milliers d’habitants. […] Je pense que notre travail n’est pas bien perçu par les jeunes des cités. Beaucoup estiment que les médias manipulent leur discours et caricaturent la jeunesse des banlieues. Je pense qu’ils ont en grande partie raison.  »

Qu’importe à nos reporters sans autres frontières que celles du périphérique. Tout à leur labeur, ils poursuivent et s’inspirent – sans le mentionner - d’un article d’Ariane Chemin et Mustapha Kessous [6]. Cet article décrit les activités de « Respect sécurité » - une société commerciale qui protège les reporters - et mentionne l’existence de « fixeurs », «  ces guides-interprètes pour reporters de guerre ». Qu’importe à nos reporters sans autres sources que les articles qu’ils pillent - voir également notre « test comparatif » en annexe -, si ces informations sur les « fixeurs » ont été depuis très controversées, notamment par « Arrêt sur images » [7].

Reste une question : quel est le rapport entre ces violences et la contestation des médias par des étudiants en lutte ? Le voici, avec cette transition toute en nuances : « Dans les facs, on n’en est pas là. Ou du moins pas encore. Mais quand même ». L’enquête de nos trois gardiens de l’ordre les a conduits, une nouvelle fois… jusque dans les colonnes du Monde qui avait lui-même rédigé un pot-pourri de toutes les manifestations de défiance d’étudiants mobilisés : un pot pourri que nous avions si longuement cité et analysé qu’il est inutile d’y revenir ici [8].

Des journalistes ont été pris à parti par des étudiants ? Les lecteurs de Médias ne sauront rien de leurs motifs. En revanche, ils apprendront ceci : « De qui proviennent ces accusations, s’interroge une reporter de France Info, citée dans le même papier : “Surtout d’étudiants militant au syndicat Sud qui reprochent aux médias en général et à France info en particulier de relayer le discours gouvernemental.” » L’origine des accusations (sur lesquelles il vaut mieux ne pas s’attarder…) vaut disqualification de leur contenu.

« La défiance est partout », constatent amèrement nos ardents défenseurs d’une liberté d’expression qu’ils réservent aux seuls journalistes. Quant à se prononcer sur les fondements de cette défiance, ce sera pour plus tard. « La défiance est partout et seuls les médias alternatifs sont supposés rendre correctement compte des revendications. » Nos reporters, eux, ne sont pas « supposés » vérifier que les médias contestés rendent « correctement compte des revendications. »

« Pour preuve, poursuivent-ils, ces consignes relevées à la même époque sur Indymedia Lille, […] qui enjoignent "à tous les acteurs du mouvement de se méfier comme de la peste des journalistes". On peut encore lire : "En règle générale, je vous conseille de ne pas [leur] répondre. [Le journaliste] a tendance à se sentir supérieur et s’il peut railler un propos léger, il le fera sans hésitation ! Les rédacteurs de La Brique (« canard local d’info et d’enquête ») sont présents (et certainement les autres médias alternatifs), c’est à eux que vous devez faire confiance..."  »

L’article, consultable sur le site d’Indymedia Lille porte pour titre « Méfiez-vous des journalistes ! ». Contrairement à ce que laissent supposer Ménard et Cie, il émane d’une seule personne. Pas d’injonction, mais une demande  : « Je demande à tous les acteurs du mouvement (et surtout aux plus jeunes) de se méfier comme de la peste des journalistes. » Pas une consigne, mais un conseil : « En règle générale, je vous conseille… » Quel conseil ? Non pas simplement de ne pas répondre aux journalistes, mais ceci : « En règle générale, je vous conseille de ne pas répondre aux journalistes ou alors sous certaines conditions très strictes qu’il s’efforcera de respecter. N’offrez jamais de manichéisme, de simplisme, ou d’explications hasardeuses au journaliste. Lui ne cherche pas à défendre la LRU, mais de son statut de journaliste, il a tendance à se sentir supérieur et s’il peut railler un propos léger, il le fera sans hésitation ! Les rédacteurs de La Brique sont présents (et certainement les autres médias alternatifs), c’est à eux que vous devez faire confiance... »

D’un texte individuel qu’ils ont cisaillé sans signaler la coupe, nos tronçonneurs ont fait un manifeste collectif qui invite à boycotter, purement et simplement, les journalistes.

Après les étudiants, les grévistes de la SNCF : « Durant le conflit social de novembre dernier sur les régimes spéciaux, même suspicion, même hostilité envers les médias. »

Cette fois, nos chasseurs d’indices ont quitté les colonnes du Monde pour rendre visite à celles de Rue89. Là ils ont découvert (mais sans préciser leur source, naturellement), le témoignage indigné d’un journaliste de France 3 Metz - Jean-Christophe Pinek - publié sous le titre « A l’AG des cheminots de Metz : "Les journalistes, foutez le camp !" ». Un témoignage qu’ils résument à leur façon : « "Les journalistes, dehors ! Vous n’avez rien à foutre ici. Vous ne filmerez rien du tout. Allez, foutez le camp !", hurle un leader de la CGT locale. L’invective est bientôt reprise par l’ensemble des 400 participants. » Et nos trois enquêteurs de s’interroger : « La raison de cette animosité ? » Ce n’est pas de Ménard et Cie qu’il faut attendre une réponse. Il leur suffit, pour expliquer cette « animosité », de rapporter des propos non sourcés qui ne figurent pas dans le témoignage du journaliste de France 3 : « "Le journaliste est un représentant de l’ordre dominant et pense que les faits qui contredisent ses affirmations sont de l’idéologie". Ils "truquent leurs reportages", sont "vendus au pouvoir". Bref, des salauds. » Qui parle ? Que signifient et que valent les propos cités ? Peu importe à Ménard et Cie : il leur suffit de les réduire à des manifestations de haine, sans cause ni raison.

Suit alors, en guise de complément d’enquête, une nouvelle réécriture d’un extrait (non sourcé, naturellement) de l’article du Monde déjà cité. En version originale : « Reporter à France-Info, Célia Quilleret reconnaît que, lorsqu’elle circule aux abords des manifestations dans une voiture portant le logo de la station publique, elle se fait fréquemment "alpaguer" par des étudiants qui lui crient "France-Info, c’est radio Sarko". Elle précise que ces accusations proviennent "surtout d’étudiants militant au syndicat SUD, qui reprochent aux médias en général et à France-Info en particulier de relayer le discours gouvernemental". Journaliste au service société de la station, elle dit avoir essuyé les mêmes reproches de la part de cheminots adhérant au même syndicat. » En version Médias : « Célia Quilleret, reporter à France Info, en est convaincue : qu’il s’agisse d’étudiants ou de cheminots militant au syndicat Sud, pour eux "France Info, c’est radio Sarko." Quand on sait que la droite pense à peu près l’inverse ! » « Des cris » - en fait des slogans - qui fusent dans le contexte précis d’une mobilisation désavouée par la plupart des médias sont transformés en analyse et, celle-ci est réfutée par un point d’exclamation…

Médias aime Acrimed, tendrement

Les enquêteurs de Médias sont remontés aux « sources » de ces contestations : « Cette mise au ban de « la presse » s’abreuve aux mêmes sources, même si ses propagandistes ne recourent pas à des méthodes identiques. C’est d’abord du côté d’Internet qu’il faut aller chercher ses “théoriciens”. » Pour justifier ce méprisable mépris, rien de tel que de méprisables procédés.

« Des sites comme Acrimed, poursuivent nos petits trafiquants, demandent de « relativiser tous ces cris d’orfraie », allusion ironique aux craintes exprimées par la plupart des médias face au climat hostile constaté lors de la tenue de la coordination nationale étudiante. » Nous n’avions rien « demandé », mais simplement constaté : « Le 20 novembre, l’AFP publie un article de Juliette Collen qui permet de relativiser tous ces cris d’orfraie. » Cet article, évidemment, ne figure pas dans le butin de nos copilleurs. Et il suffit de se reporter à notre article – « Médias contestables, médias contestés par des étudiants en lutte » - pour voir que les cris d’orfraie en question n’ont rien à voir avec de simples « craintes » : ce sont de violents réquisitoires que Médias reprend à son compte en hurlant encore plus fort….

… Et en prétendant nous citer : « La grande presse serait atteinte de “paranoïa” » Evidemment, nous n’avons rien dit de tel, mais seulement retourné à l’envoyeur, une feinte interrogation d’un article de Libération, qui se demandait ainsi à quoi attribuer la contestation étudiante du rôle des journalistes «  Paranoïa ? Posture radicale ?  ». À quoi nous avions répliqué, après avoir rapporté les virulentes critiques parus dans la presse : « Vous avez dit “paranoïa” ? », en abandonnant ce vocabulaire psychiatrique qui n’est pas le nôtre à ses utilisateurs habituels qui, s’ils écrivent dans la grande presse, ne sont pas « la grande presse  ».

De tous les arguments qui justifiaient ce retour à l’envoyeur, nos « sourciers » ne retiennent que ceci : « Pour preuve [de la paranoïa que nous aurions attribuée à la grande presse]  : finalement “sa présence [a] été autorisée par un vote à main levée […] L’opposition aux médias dominants a principalement revêtu la forme d’actions symboliques, plus on moins humoristiques. ”  » « Pour preuve » - nos enquêteurs adorent cette expression qui signale en général un indice trafiqué – pour preuve, donc, de leur talent, ils accrochent l’interrogation ironique non aux pages qu’elle conclut, mais à la phrase qui précède et qui évoque non la présence de la presse en général, mais celle d’un journaliste précis dans une circonstance précise [9]. Et « pour preuve » de leur dextérité, ils font suivre cette phrase isolée d’une autre qui, opportunément séparée par une coupe « […] », figure près de 10 paragraphes plus loin !

Du grand art sans frontières ? En vérité, de l’art de coller des gommettes en maternelle…

La suite est du même acabit : « Et pourquoi se plaindre puisque – Attention, ils vont citer - “la contestation des médias […] ne vise pas les journalistes en tant qu’individus (même si - et c’est compréhensible - ils peuvent la considérer comme une agression personnelle), mais leur fonction. Une fonction qu’ils remplissent, parfois sans le vouloir ou s’en rendre vraiment compte, au service de médias hostiles au mouvement social dans son ensemble.”  » Et pour réduire cet argument à néant, nos reporters d’ajouter en picorant dans l’article une autre citation tronquée : « On l’aura compris les journalistes ne sont “que les rouages d’un système qui les dépasse”  ». Et hop, encore, un coup de ciseau : nous avions écrit, dans un contexte précis, que les journalistes « ne sont, pour une large part , que les rouages d’un système qui les dépasse ». Fallait-il préciser qu’ils ne sont pas les seuls ?

Nous prêtant généreusement leur propre stupidité, nos éclaireurs ajoutent que, selon nous, ceux que nous traiterions en simples « rouages », seraient « Incapables, d’ailleurs, de penser leur propre rôle dans la société puisque […] – attention, ils vont citer !- “aucun article dans la presse dominante consacré à la question des rapports entre médias et mobilisations sociales n’a proposé de véritable retour sur la responsabilité sociale des journalistes.” ». Pas de chance : la citation présentée « pour preuve » du procès en incapacité générale que nous aurions intenté, porte sur l’absence d’article (et non de réflexion), non sur le rôle des journalistes dans la société en général, mais sur rôle des médias dans les mobilisations sociales. Pas de chance : sur l’absence précise que nous évoquions, notre affirmation est parfaitement exacte [10]. Et ce n’est pas le sermon de Médias qui comblera ce vide…

Médias s’enflamme pour soi-même, amoureusement

… Comme le confirme la suite, puisque le moment d’une modeste concession est arrivé : « Reconnaissons-le : si les médias les plus importants – et spécialement les chaînes de télévision se voient ainsi mis en cause par d’actives minorités, c’est qu’ils prêtent le flanc à la critique. On se doit d’admettre que leur réquisitoire à l’encontre des médias ne sonne pas toujours faux. Les procès en sensationnalisme, en superficialité, en suivisme, en connivence avec les pouvoirs en place ne relèvent pas que du ressentiment. » Entendez : ces procès relèvent surtout du ressentiment… Et quoi encore ? « Certes, on n’en est plus aux liens incestueux de la presse avec le Comité des forges, mais de trop nombreux conflits d’intérêts [nous aurions plutôt parlé de « convergences d’intérêts », mais la théorie sans frontières nous échappe !]- entre propriétaires de médias et État subsistent en France. Ce qui est rarissime chez nos voisins européens. Les journalistes [Tous vraiment ? Lesquels ?] sont d’ailleurs les premiers à les dénoncer. Des dizaines de livres parus ces derniers temps en attestent. » Et c’est tout. Où est passée la question du rôle des médias dans les mobilisations sociales ? Disparue !

Mais quelle est donc la nature de ce réquisitoire qui « ne sonne pas toujours faux » ? « L’acte d’accusation repose principalement sur une vision « complotiste » du monde et de son fonctionnement, qui fait florès au sein de la gauche radicale. » Quel acte d’accusation ? Peu importe : tout est dans tout. En quoi consiste cette vision « complotiste » ? Peu importe : tout est dans tout. De qui émane-t-elle ? Il suffit de mentionner deux sources qui n’ont rigoureusement aucun rapport entre elles : « Ainsi, dans les rangs des ultras de la mouvance altermondialiste, trouve-t-on nombre d’exégètes de Noam Chomski [sic, Chomsky s’écrit avec un « y »] ou, pire, de Thierry Meyssan. » Et en guise d’exégèse de ces prétendus « exégètes », nos fins limiers présentent comme autant de preuves tous les indices qu’ils ont eux-mêmes fabriqués : « Erreur, malchance, contingence, naïveté : ces notions sont étrangères aux contempteurs des médias. Un journaliste de base est, au mieux, un pauvre bougre manipulé par une hiérarchie, elle-même aux ordres des patrons, lesquels prennent leurs directives auprès du CAC 40. »

Mais à force de répondre non à des arguments, mais à leurs caricatures, nos médiocres faussaires qui se prennent sans doute pour de talentueux polémistes finissent par se noyer dans la boue qu’ils répandent : « Dans ce remake de la lutte des classes, le pigiste, forcément corvéable à merci, reprend le rôle du prolétaire aliéné. Imaginer, ne serait-ce qu’imaginer, qu’il puisse exister des carrières ratées par manque de talent, de travail ou de sérieux fait de vous un kapo des multinationales de la communication. » Qui a pu prétendre cela ? Quant à « imaginer, ne serait-ce qu’imaginer » qu’il existe 20% de pigistes et précaires parmi ceux qui bénéficient de la carte de presse (sans compter tous ceux qui n’en bénéficient pas) - des « carrières ratées par manque de talent » ? - cela ferait de vous un détestable critique des médias, pour ne pas dire un syndicaliste « extrémiste ». Voire même un journaliste syndiqué.

Quand vient le retour de « ils » : ce solennel pronom qui englobe, sans avoir à demander leur avis ni même en tenir compte, ces loubards, ces étudiants, ces grévistes, ces altermondialistes, ces syndicalistes et ces pseudo-théoriciens qui poussent des cris de haine dans les oreilles de Ménard et Veilletet : « Ils ont leurs livres de chevet - signés Bourdieu ou Halimi -, leurs grands prêtres – Pierre Carles ou Daniel Mermet, leurs journaux de référence. Les autres ne peuvent être que de révérence. Seuls Le Monde diplomatique et Charlie-Hebdo (déjà un peu moins) trouvent grâce à leurs yeux. Et, bien sûr, une pléiade de sites participatifs, citoyens, interactifs, communautaires. En dehors d’eux, point de salut. » C’est d’ailleurs la raison pour laquelle n’écoutant que leur haine de soi tant de journalistes adhèrent à notre association ou sympathisent avec elle. C’est aussi la raison pour laquelle, non contents de soutenir les médias associatifs (sur lesquelles Ménard et Cie postillonnent leur dédain), nous proposons des transformations de l’ordre médiatique existant… que Médias protège de son rempart de pages en couleur et en papier glacé [11].

Et l’article de s’achever en apothéose. « Ils » est un admirateur inconditionnel des régimes de Cuba, du Venezuela et de la Chine. Inutile de préciser ici que ces régimes font l’objet de positions diverses et divergentes, voire opposées, parmi les « ils ». Notons simplement que la liste est incomplète et que Ménard a oublié que « ils » encense vraisemblablement les régimes d’Arabie Saoudite, d’Iran, du Tchad, de Birmanie, de la Tunisie, de la Libye et de la Corée du Nord ! Entre autres…

Caricature que tout cela ? On aimerait le penser, mais on se tromperait. Le mépris que témoignent nos trois compères et les plus extrémistes de nos défenseurs des médias dominants pour toute critique des médias qui ne leur est pas acquise et soumise, et, plus généralement, pour le débat, le doute, l’incertitude, renvoie à un vieux fond d’intolérance, voire de terrorisme intellectuel. Celui-là même qui leur a fait écrire cet article et les quelques phrases que nous venons de plagier [12].

Henri Maler (avec Mathias Reymond)

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Pillages et plagiats : Nos tests comparatifs

 Le pillage consiste en simple travail de diffusion d’informations non sourcées. Ainsi sur la société « Respect sécurité » et l’existence de « fixeurs »

- Ariane Chemin et Mustapha Kessous - « Pour filmer les “quartiers ”, les reporters ont désormais leurs gardes du corps », paru dans Le Monde du 30 novembre 2007 – écrivaient :

« Les émeutes de Villiers ont suscité de nouvelles vocations. Vos caméras sont devenues indésirables ? Rachid Mimouni et Morad Bourouaha, les deux patrons de Respect sécurité, sont là pour vous aider. Leur équipe, quarante personnes mobilisables à tout moment, sait assurer la sécurité des reporters « télé ». Leurs parkas et blousons noirs, parfaits camouflages sans logos, se fondent à merveille dans la nuit. […] Au départ, Respect sécurité n’était qu’une association de banlieue, travaillant avec les collectivités locales. Il y a deux ans, elle est devenue une société commerciale : « Le bénévolat, ça a du bon un temps, explique M. Bourouaha. Le monde change. » La petite entreprise se spécialise dans la sécurité classique - le gardiennage avec maîtres-chiens -, celle des fêtes (pour la ville de Bagnolet) ou des concerts, de rap notamment. Il y a aussi la nouveauté : l’aide et la « sécurisation » des tournages. L’équipe lit les scripts, repère les lieux, recrute des figurants... Aïcha, de Yasmina Benguigui, ou La Commune, série actuellement diffusée sur Canal+, ont profité de leurs services. […] Respect sécurité s’est encore diversifié. « Ils « sécurisent » les reportages, comme ils le font pour les tournages, explique un journaliste client. Ils nous disent : « Passez par ici, ne passez pas par là. » Ils nous commandent de baisser la caméra, on la baisse. Ils sont discrets, mais on les sent capables d’être fermes si nécessaire. » La banlieue avait déjà ses « fixeurs », ces guides-interprètes pour reporter de guerre, elle a désormais ses « grands frères » gardes du corps : 30 euros HT de l’heure, forfait de quatre heures minimum. »

- Et voici la version Pillages sans frontières :

« Au point qu’on a pu entendre un vocabulaire habituellement réservé aux champs de bataille : pour travailler, il faut maintenant avoir recours à des « fixeurs », qui servent également de chauffeurs, comme en Irak. À Villiers-le-Bel, une quarantaine d’entre eux se sont regroupés sous le sigle « Respect sécurité ». Cette association de banlieue, devenue société commerciale en 2005, vend désormais ses services aux médias. Ses employés « sécurisent » les reportages, rassurent les équipes en tournage. On les dit « discrets », mais on les sent « capables d’être fermes si nécessaire ». Selon Rachid Mimouni et Morad Bourouaha, les deux patrons, les « grands frères », qui ont l’expérience des quartiers, arrivent « à désamorcer rapidement une embrouille ». Tarif : 30 euros de l’heure, hors taxes. Minimum de quatre heures. »

 Le plagiat se distingue parfois à peine du pillage : tous deux témoignent d’un profond mépris pour le travail d’autrui. Impossible de défendre la liberté de la presse et, en même temps, de mépriser le travail des journalistes. Mais à l’impossible Ménard et Veilletet ne sont pas tenu. Nouvel exemple, d’un plagiat avéré cette fois : Comparaisons entre l’article de Daniel Psenny, « Les médias comme cible à Villiers-le-Bel », Le Monde, lundi, 3 décembre 2007, p. 17 et sa version « Plagiaires sans frontières.. L’ordre des informations est le même dans les quelques lignes de l’article de Médias, et dans les quelques paragraphes de l’article du Monde non-cité (lire les passages en gras dans la version du Monde).

- Version Le Monde (non citée) : Ainsi, dès le dimanche soir 25 novembre, Luc Bronner, reporter au Monde , s’est fait agresser par un groupe de jeunes. Premier journaliste de presse écrite arrivé sur les lieux de l’accident, il raconte : « Je suis rentré dans la cité vers 19 h 30 avec ma voiture. Il y avait une centaine de jeunes cagoulés, dont certains armés de barres de fer qui mettaient le feu à des voitures. En m’approchant, j’ai croisé le regard de l’un d’eux. Il est venu me voir et , lorsque je lui ai dit que j’étais journaliste, il m’a fermement dit de dégager . Puis il m’a pris par le col de mon blouson et m’a poussé. Un autre jeune est arrivé et m’a donné un violent coup de pied dans le thorax. Je me suis dégagé et je suis parti en courant. Ils ne m’ont pas poursuivi. »
- Version Plagiaires sans frontières (Médias) : Dès le 25 novembre, Luc Bronner, reporter au Monde, se fait agresser par un groupe de jeunes à Villiers-le-Bel. Lorsqu’il annonce qu’il est journaliste, on lui conseille fermement de « dégager » avant de le frapper.

- Version Le Monde (non citée) : Le lendemain, c’est au tour d’une équipe de France 3 Ile-de-France de se faire voler sa caméra. Noé Salemn, journaliste reporter d’images, est violemment frappé et traîné à terre. « Nous sommes arrivés vers 14 heures sur les lieux de la collision. Il y avait un groupe de jeunes, raconte-t-il. On a commencé à faire des interviews. Une personne plus agressive est arrivée ensuite, entourée d’une petite dizaine d’autres, venues exclusivement pour voler la caméra. J’ai résisté, ils m’ont traîné sur 5 ou 6 mètres en me donnant des coups au visage, à l’oreille, aux cervicales, au genou, sur les reins ... Au bout d’un certain temps, j’ai dû lâcher la caméra, et ils sont partis avec. »
- Version Plagiaires sans frontières : Le lendemain, c’est une équipe de France 3 qui se fait voler du matériel : Noé Salemn, cameraman, est violemment frappé au visage, aux cervicales, au genou, dans les reins, avant d’être traîné sur cinq ou six mètres et de devoir lâcher sa caméra.

- Version Le Monde (non citée) : Toujours lundi soir, deux journalistes de LaTélélibre, une télévision diffusée sur le Net et dirigée par John Paul Lepers (ex-Canal +), ont été blessés.
- Version Plagiaires sans frontières : Deux journalistes de LaTélélibre sont également blessés.

- Version Le Monde (non citée) : Par ailleurs, un journaliste du Parisien, un du gratuit 20 minutes et deux autres reporters du Monde ont été menacés ou se sont fait voler leurs téléphones portables.
- Version Plagiaires sans frontières : Les envoyés du Parisien ou du Monde sont menacés et se font voler leurs téléphones portables.

 
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Notes

[1Emmanuel Lemieux, « "Médias", le retour », Le Nouvel économiste, n°1265, 25 juin-1er juillet 2004.

[3Daniel Psenny « Les médias comme cible à Villiers-le-Bel », Le Monde, lundi, 3 décembre 2007, p. 17.

[4Dans le contexte précis des affrontements de Villiers-le-Bel en novembre 2007.

[5Luc Bronner, journaliste du Monde, a reçu le prix Albert-Londres, pour une série de reportages dans les quartiers populaires, effectivement inhabituels.

[6« Pour filmer les “quartiers ”, les reporters ont désormais leurs gardes du corps », paru dans Le Monde du 30 novembre 2007.

[7Dans un article publié le 3 décembre 2007 par Dan Israel - « Les introuvables "fixeurs" des banlieues françaises » – indisponible gratuitement.

[8Dans l’annexe de « Un sermon du Monde contre les acteurs des mobilisations sociales ». Au passage, réalisant un coup de maître, Ménard et Cie réécrivent l’article. Sylvie Kerviel avait écrit : « Un espace de quelques mètres carrés délimité par du fil de fer barbelé » . Ménard et Cie « citent » tout autrement, en rétablissant la vérité : « Un espace de quelques mètres carrés délimité par du fil de fer barbelé dessiné au feutre noir sur le sol […] ». Il est vrai que le 25 novembre l’auteure de l’article a publié un erratum dans les colonnes du Monde : « Une coupe malencontreuse dans l’article "Les AG d’étudiants se méfient des médias" , publié dans la « Fabrique de l’info » du Monde daté 18-19 novembre, a laissé croire qu’un fil de fer barbelé avait été déroulé à l’université Rennes-II pour délimiter un espace réservé à la presse, lors de la réunion de la coordination étudiante contre la loi Pécresse, le week-end des 10 et 11 novembre. Ce périmètre, figurant un fil de fer barbelé, avait en fait été dessiné sur le sol au feutre noir, précision qui manquait dans le texte publié (et rétablie dès le lundi 19 novembre dans l’édition disponible en ligne sur notre site Internet. »

[9« Dans le même numéro, Ouest-France consacre un article au reportage d’un de ses journalistes dans un amphithéâtre occupé de l’université d’Angers, admettant que sa présence avait été autorisée par un vote à main levée. »

[10Et le contexte le confirme : « La présence de journalistes dans des assemblées générales (ou des coordinations) et la substitution d’interviews individuelles à l’expression des porte-parole démocratiquement désignés sont des formes d’intervention et pas seulement (voire pas du tout) des moyens de recherche de l’information. Or aucun article de la presse dominante consacré à la question des rapports entre médias et mobilisations sociales n’a proposé de véritable retour sur la responsabilité sociale des journalistes. »

[12« Caricature que tout cela ? On aimerait le penser, mais on se tromperait. Le mépris que témoignent nos jeunes contestataires et les plus extrémistes de nos syndicalistes [Sud et la CGT] pour une presse qui ne leur est pas acquise et, plus généralement, pour le débat, le doute, l’incertitude, renvoie à un vieux fond français [???] d’intolérance, voire de terrorisme intellectuel. »

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