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Un extrait de Pour la sociologie, de Bernard Lahire

Nous publions, à l’occasion du Jeudi d’Acrimed (« Médias et sciences sociales ») organisé ce soir (19 mai) à Paris, en présence de Bernard Lahire, l’introduction de l’ouvrage de ce dernier : Pour la sociologie.

La présentation du débat, c’est ici.

Introduction : Blessures narcissiques et résistances



La sociologie suscite de nombreuses résistances. En rendant visibles les régularités collectives ou les habitudes dont les individus ne sont pas toujours conscients, en mettant aussi en lumière des structures, des mécanismes ou des processus sociaux qui sont rarement le produit de la volonté des individus tout en les traversant en permanence de manière intime, elle a infligé à l’humanité une quatrième blessure narcissique.

Après la blessure copernicienne qui a détruit la croyance selon laquelle la Terre serait le centre de l’univers, après la blessure darwinienne qui a ruiné toute vision d’une humanité séparée radicalement du règne animal, et après la blessure freudienne qui a forcé à reconnaître que l’activité psychique n’était pas entièrement consciente, la blessure sociologique a fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin, petit centre autonome d’une expérience du monde, avec ses choix, ses décisions et ses volontés sans contraintes ni causes.

La sociologie rappelle que l’individu n’est pas une entité close sur elle-même, qui porterait en elle tous les principes et toutes les raisons de son comportement. Par là, elle vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale. Elle provoque donc la colère de ceux qui ont intérêt à faire passer des vessies pour des lanternes : des rapports de forces et des inégalités historiques pour des états de fait naturels, et des situations de domination pour des réalités librement consenties.

C’est au croisement de ces deux points névralgiques que se tient la critique de la sociologie.

Depuis près de quarante ans, quoique de manière particulièrement intense au cours des vingt dernières années, cette science a été accusée de justifier ou d’excuser tout à la fois la délinquance, les troubles à l’ordre public, le crime, le terrorisme et, même, dans un tout autre registre, les échecs, les incivilités ou l’absentéisme scolaires. Confondant le droit et la science, ceux qui s’en prennent à ce qu’ils appellent l’« excuse sociologique » considèrent ainsi que comprendre serait une façon d’excuser en déresponsabilisant.

Une telle critique est, de manière paradigmatique, au cœur d’un ouvrage paru en avril 2015 et intitulé Malaise dans l’inculture [1]. Son auteur, Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, puis directeur de France Inter, y développe une réflexion personnelle qui fait suite aux attentats des 7 et 9 janvier 2015. Il entend diagnostiquer les maux de notre société, qui se résument pour lui en un mot : le « sociologisme ». Le terme pourrait laisser penser que l’auteur fait la différence entre la sociologie et ses dérives. Mais la lecture intégrale de l’ouvrage ne laisse planer aucun doute quant au fait que c’est bien la sociologie qui est en procès : la sociologie, sa prétendue déresponsabilisation des individus et la colonisation sociologique des esprits. Car à l’en croire, cette discipline dominerait sans partage dans tous les domaines et hanterait les esprits de chacune et de chacun. On assisterait même à l’« avènement de l’ère sociologique » [2]. C’est donc contre la sociologie et ses adeptes agissant un peu partout dans le monde social qu’il part en guerre. Parce qu’il condense un grand nombre de lieux communs de l’époque, l’ouvrage de Philippe Val fera l’objet d’un examen plus détaillé à la fin de ce livre.

Le sentiment d’indignation devant l’exposé de multiples contre-vérités, qui confinent souvent au délire, ne peut qu’être fort chez toutes celles et tous ceux qui ont le sentiment que les sciences sociales sont plus que jamais utiles dans un monde où les discours d’illusion viennent en permanence brouiller le regard que les citoyens portent sur la réalité. Mais s’il n’avait été qu’une prise de position isolée, ou s’il n’avait pas bénéficié d’une aussi substantielle publicité, l’ouvrage de Val n’aurait mérité que le rire ou l’indifférence. Ce n’est malheureusement pas le cas. C’est donc à répondre à l’ensemble des attaques récurrentes adressées à la sociologie, par l’argumentation la plus explicite et la plus claire possible, que ces lignes sont consacrées.

Les critiques qu’on adresse aujourd’hui à la sociologie et, plus largement, à toutes les sciences qui étudient la réalité sociale, reposent sur un mélange de méconnaissance et de résistance. On prête ainsi parfois, par pure méconnaissance, des intentions ou des défauts à ces sciences qu’elles n’ont pas. On confond leur travail de description et d’interprétation avec, selon les cas, un travail de justification ou de dénonciation : lorsqu’elles donnent à comprendre des actes moralement ou juridiquement condamnables, on les soupçonne d’excuser ; lorsqu’elles énoncent des états de fait qui fâchent (inégalités, dominations, etc.), on leur reproche de dénoncer.

Passant leur temps à dire le bien et le mal, certains acteurs politiques, certains journalistes-éditorialistes et certains essayistes sans discipline (dans tous les sens du terme) ont bien du mal à comprendre qu’il puisse exister des travaux de recherche ayant pour seul but de donner à comprendre l’existant de la façon la plus rationnelle possible, et non à le juger ou à proposer des moyens de le transformer. Leurs fonctions, comme les lieux et les filières de formation par lesquels ils sont passés, ne les prédisposent guère à comprendre ce que sont ces sciences.

On s’émeut aujourd’hui qu’une ministre de la Culture puisse avouer n’avoir pas le temps de lire de la littérature, mais on devrait tout aussi bien s’étonner, et même se scandaliser, du fait que ni elle ni nombre des ministres passés ou présents ne lisent régulièrement de livres de sociologie ou d’anthropologie, d’histoire ou de sciences politiques. Quand on veut agir sur le monde physique, tout le monde trouve normal que l’on s’appuie sur des connaissances scientifiques et techniques très solides. On ne construit pas un pont sans connaître les propriétés du sol, celles des matériaux utilisés, les contraintes et les forces auxquelles le pont en question sera soumis, etc. On peut en revanche faire de la politique, c’est-à-dire vouloir agir sur la réalité sociale, sans avoir lu une ligne des sciences qui l’étudient.

La critique est aussi une résistance de la part de ceux qui voient dans ces sciences, à juste titre, une atteinte à l’idée d’un sujet libre et conscient, ou qui comprennent trop bien le risque que leur développement fait courir à toute une série de privilèges ou d’avantages. Privilèges et avantages qui sont d’autant moins attaquables qu’ils restent dans l’ombre. Il faut donc expliquer ce que sont ces sciences de la société et ce qu’elles ne sont pas, détruire les procès d’intention les concernant, et rappeler leur utilité sociale.

Ce texte a été volontairement écrit pour s’adresser à des non-professionnels de la sociologie. J’aurais pu multiplier les références bibliographiques et les incises théoriques, mais j’ai voulu éviter toute surcharge pour aller droit au but et ne pas perdre l’attention des lecteurs. Si les arguments qui sont développés parviennent à en convaincre certains, nul doute qu’ils auront le désir de poursuivre la lecture des travaux passionnants menés par nombre de chercheurs en sciences sociales afin de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent.



Bernard Lahire

 
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Notes

[1VAL P., Malaise dans l’inculture, Grasset, Paris, 2015.

[2Ibid., p. 106.

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