En apparence, les deux entretiens n’ont rien de comparable : les questions posées par Jean-Pierre Pernaut ont permis à Emmanuel Macron de dérouler confortablement son discours tandis que celles posées par Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel – même si elles étaient prévisibles – ont contraint le chef de l’État à ferrailler pour imposer sa rhétorique et laissé une plus grande place à l’improvisation. Si nous ne reviendrons pas ici sur les prestations des journalistes en elles-mêmes, nous souhaitions nous interroger sur cette « séquence » médiatique voulue et coréalisée par la présidence. Pour le dire crûment : doit-on accepter d’être invité par l’Élysée pour interviewer le président de la République ?
Après coup, l’animateur de TF1 et celui de RMC ne sont pas revenus sur la construction de ces entrevues. Et ils ont peu commenté les analyses qui en ont été faites ensuite. Seuls Mediapart et Edwy Plenel lui-même ont justifié et disséqué leur participation au jeu présidentiel. Retour (critique) sur ces introspections.
Des journalistes « désignés par le président »
Dans un article du 6 avril 2018, la rédaction de Mediapart revient sur la genèse de la participation d’Edwy Plenel à l’entretien présidentiel : « Tout a commencé le 5 mai 2017, à deux jours du second tour de l’élection présidentielle qui l’opposait à Marine Le Pen. Emmanuel Macron répond longuement aux journalistes de Mediapart (…). À l’issue de l’entretien, notre hôte s’engage à revenir à Mediapart s’il est élu. Un an plus tard, nous lui avons rappelé son « chiche ! ». (…) L’Élysée recourt à son traditionnel “en même temps”, se disant prêt à l’exercice, mais dans un tout autre cadre. »
En réalité, c’est l’Élysée, et non Mediapart, selon ce même article, qui va fixer les règles de l’entretien : « Oui à un entretien avec Mediapart mais dans une formule différente, et en association avec un autre média, BFM-TV/RMC. Deux intervieweurs, donc : Edwy Plenel (président et directeur de la publication de Mediapart) et Jean-Jacques Bourdin (rédacteur en chef de RMC et animateur de “Bourdin Direct” sur BFM-TV). Et pas dans nos locaux, mais à l’Élysée ou dans un lieu culturel. »
Et Mediapart d’ajouter : « Autrement dit, Mediapart n’est plus la puissance invitante, et la rédaction n’est pas conviée à la table de l’entretien. »
De plus, il est impossible à l’équipe de Mediapart de choisir elle-même un journaliste pour porter ses interrogations puisque « le collectif journalistique cède la place à un duo d’hommes blancs de plus de 60 ans, désigné par le président : zéro parité, zéro diversité, personnalisation poussée à l’extrême. »
Retour à la case départ, donc. Comme d’habitude, le président choisit ses intervieweurs.
Puis, la rédaction de Mediapart revient sur les tergiversations qui l’ont animée : « Alors que faire ? (…) Comment un journal comme Mediapart, qui dénonce avec constance le présidentialisme et le fonctionnement de la Ve République, peut-il se plier à cet exercice convenu de l’interview présidentielle, symbole par excellence de la dérive monarchique du pouvoir ? (…) Comment subvertir ce dispositif anti-démocratique, et toutes ses contraintes ? »
Pour répondre à ces questions élémentaires, une seule réponse s’imposait : en refusant de participer à la mascarade présidentielle. Était-il en effet vraiment nécessaire d’être partie prenante de « la campagne de com’ de Macron » comme le souligne par exemple le SNJ-CGT dans son communiqué du 10 avril 2018 ?
Une fois l’invitation présidentielle acceptée, Mediapart utilise des arguments amphigouriques pour se justifier : « Comment rester en retrait, alors qu’Emmanuel Macron a des comptes à rendre aux citoyens ? Nous avons mille et une questions à lui poser sur la politique qu’il mène, ses déclarations, ses non-dits. (…) Nous ne pouvons pas laisser passer une occasion de faire tout simplement notre métier. (…) On ne peut pas se plaindre de se heurter à des silences quand on interroge les cabinets ministériels, et laisser la chaise vide face au chef de l’État. »
Mais le site d’information a tout de même une exigence : « Nous avons posé, en accord avec Jean-Jacques Bourdin, une ligne rouge, et celle-ci sera respectée : refuser que l’entretien se déroule à l’Élysée. » Piètre témérité – surtout lorsque l’alternative choisie, un grand théâtre parisien, fournit un decorum qui sert tout autant, sinon plus, la geste présidentielle…
Sur le site de Mediapart, le 11 avril 2018, Edwy Plenel prolonge le déchiffrage : « On est arrivés à la conclusion que nous ne pouvions pas nous dérober. Nous ne pouvons pas critiquer cet exercice compassé où le journaliste de gouvernement passe les plats plutôt qu’il ne met en difficulté et nous dérober quand l’occasion nous est fournie de relayer le questionnement sans concession de la société. Et donc finalement nous avons décidé d’accepter. »
Puis, et c’est peut-être la raison principale de l’acceptation de cet entretien : « il faut bien se dire (…) que c’est une reconnaissance pour ce journal, pour sa place dans la société, pour ce qu’il porte. »
Une reconnaissance ?
Assurément, être sollicité par l’Élysée pour interviewer le président est un signe de la notoriété conquise par Mediapart, de la position qu’occupe le titre dans le champ médiatique et de la consécration professionnelle de… son fondateur. Mais on ne pourra qu’être surpris qu’un journaliste tel qu’Edwy Plenel, chantre de l’indépendance qui conçoit l’exercice du journalisme comme un contre-pouvoir se félicite ainsi d’une « reconnaissance » quasi institutionnelle. Nous qui pensions que seules lui importaient la qualité de l’information produite, l’importance des révélations publiées, la satisfaction de ses lecteurs et l’estime de ses pairs…
Une « offre que l’on ne peut pas refuser »
Maintenant, faisons un retour en arrière de plus de vingt ans.
Dans le documentaire de Pierre Carles, Pas vu, pas pris (sorti en 1998), le journaliste Michel Naudy se penchait sur cette notion de « reconnaissance » lorsque l’on est convié à la table du président. À l’époque, il commentait le fait que Jacques Chirac ait choisi – parmi d’autres – Michel Field [1] : « Même lui [Michel Field] doit savoir que cela constitue un symbole de reconnaissance professionnelle extraordinaire. Les gens se battraient pour être autour de cette table-là. Parce que le fait de pouvoir être dans cette position vis-à-vis du président de la République a un sens très particulier, cela veut dire que l’on est de ce niveau-là (…) que l’on est en mesure d’être parmi les peu qui sont choisis. » Puis Michel Naudy y voyait, d’un œil critique, un « désir de reconnaissance sinon sociale du moins professionnelle ». Autrement dit : « une offre que l’on ne pouvait pas refuser. »
Comment ne pas faire alors le parallèle avec les récents entretiens d’Emmanuel Macron par Jean-Pierre Pernaut puis par Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel ? Ils font partie désormais, de la liste (pas si longue) des intervieweurs désignés par le doigt du président.
Il est d’ailleurs surprenant que l’animateur de RMC débute ainsi le deuxième entretien : « Vous répondez aux invitations de nos rédactions ici au Palais Chaillot. » Or, qui a invité qui ? Les rédactions de BFMTV et de Mediapart se sont-elles conjointement accordées pour inviter le président ? L’interview a-t-elle eu lieu dans les locaux de BFMTV ou de Mediapart ? Non et non.
« La question qui se pose aux journalistes est de savoir s’ils doivent accepter d’être choisis par le président de la République, s’interrogeait déjà Serge Halimi dans Pas vu, pas pris. Est-ce qu’il est normal que le président de la République prenne une liste et en fonction de ses priorités de communication, des conseils que lui donnent les conseillers qui l’entourent, choisisse untel ou untel pour favoriser une nouvelle communication qui permette de brouiller son impopularité ? » En regardant bien, la réponse est dans la question.
En somme, ces journalistes-là sont les faire-valoir (impertinents ou pas) du président et leur image (impertinente ou pas) est utilisée pour servir la sienne.
Tout ça pour ça ?
Dans une forme d’autosatisfecit ex post, Mediapart (sous la plume de Hubert Huertas) et Edwy Plenel lui-même sont revenus sur l’entretien du 16 avril et la prestation des intervieweurs.
D’abord Huertas, dans son article (16 avril), souligne – sans aucune démesure – l’importance de cet entretien : « Jamais président français n’avait été interrogé sur un tel mode, et ce ton fera jurisprudence. (…) Cette soirée télévisée (…) marque un changement d’époque. » À l’instar des éditocrates qui ont critiqué la forme de cet interview, lui aussi analyse le style : « Jamais un locataire de l’Élysée, appelé tout au long de l’émission par son prénom et son nom et non plus par des Monsieur Le Président longs comme le bras, n’avait été interpellé de la sorte. »
Puis il ajoute : « Que l’intéressé ait eu l’habileté d’y faire face ou pas est une autre histoire. » Mais si, justement, c’est ça « l’histoire ». À qui a servi cette émission ? Est-ce vraiment si important d’appeler le président par son nom ? D’ailleurs, Huertas l’admet volontiers en fin d’article : si « au bout d’une heure, le président de la République paraît un peu désemparé. (…) La dernière heure a été à son avantage, et il s’en est félicité : “L’exercice de ce soir est inédit dans l’histoire de la République.” »
Pour sa part, dans son esquisse d’auto-analyse le directeur de Mediapart (20 avril) avoue que « le piège tendu par la communication présidentielle était évident, et [que] tout le défi était de réussir sinon à l’enrayer, du moins à la contrecarrer. » Mais l’essentiel est ailleurs. Edwy Plenel est plutôt satisfait de sa prestation : « Pour ma part, je m’étais fixé deux objectifs assez modestes que j’ai essayé d’atteindre : refléter par mes interrogations le questionnement éditorial de la rédaction de Mediapart et les préoccupations majoritaires de son public ; casser symboliquement les codes de révérence et de déférence qui accompagnent ces interviews du monarque présidentiel à la française. » En ne mettant pas de cravate et sans l’appeler « Monsieur le Président » ?
Et s’il y a eu quelques accrocs sans conséquences, c’est à cause des « interminables réponses d’Emmanuel Macron, dont les monologues sont difficiles à interrompre ». On pouvait s’y attendre : un président interrogé répond (longuement) aux questions posées. Les Plenel et Bourdin, malgré leur volonté évidente, n’ont jamais eu la marge de liberté critique d’un Jean-Pierre Elkabbach, par exemple, face à un syndicaliste. Mais sans chercher à imiter ce mauvais exemple, le dispositif constitue une double entrave à la possibilité de toucher au fond des sujets abordés. D’une part, choisir un journaliste aux dépens d’une rédaction revient à se priver de l’expertise et des spécialisations de ses différents membres, et ce au profit de la personnalisation journalistique [2]. Ajoutons d’autre part à cela le nombre de sujets balisés – et ce malgré la durée conséquente de l’interview – et la communication extrêmement huilée d’Emmanuel Macron, et l’on comprendra la difficulté de traiter chacun en profondeur…
« De bout en bout, nous avons eu face à nous un délégué de la noblesse d’État se faisant le défenseur de l’aristocratie d’argent, soliloque enfin Edwy Plenel. (…) Avec le sourire et l’aisance, une politique de classe en somme, inflexible et impitoyable. (…) Je comprends que l’on puisse se dire : tant d’effort pour n’obtenir que cette évidence ? » En posant ainsi cette question, Edwy Plenel y répond lui-même : à quoi cela sert-il d’interroger le président de la République, si ce n’est à sacraliser une parole qui n’en a pas besoin ? Et, en définitive, à institutionnaliser celui qui l’interroge ?
En refusant le prix Nobel de littérature en 1964, Jean-Paul Sartre expliquait que « l’écrivain doit refuser de se laisser transformer en institution ». À n’en pas douter, Sartre n’aurait pas eu sa place à Mediapart.
Les entretiens télévisés avec le chef de l’État sanctuarisent sa parole et servent sa communication depuis la création de la Ve République. La complaisance et l’obséquiosité des journalistes préposés à cette tâche y ont toujours largement contribué. Mais comme on vient de le voir, la ténacité et l’impertinence des intervieweurs ne sont pas principalement en cause, et c’est le simple fait que le président sélectionne ses journalistes qui pose un véritable problème. À la fin de l’entretien, Edwy Plenel demande à Emmanuel Macron : « Vous referez ça dans un an, le deuxième entretien d’embauche ? » « Chiche ! » répond naturellement le président qui semble lui aussi satisfait de sa prestation. « Banco ! » s’exclament, rassurés, les deux invités du soir.
Ils reviendront donc, avec impertinence et sans cravate, servir la com’ présidentielle sans desservir la cause journalistique.
Mathias Reymond