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Pourquoi France Culture ? (à propos d’un livre sur Pierre Bourdieu)

par Henri Maler,

France Culture a notamment pour vocation de faire connaître l’œuvre des grandes figures intellectuelles de notre époque (et d’en débattre sérieusement). Et il arrive encore (mais pour combien de temps ?…) que certaines émissions le fassent. Mais deux émissions centrées sur un livre intitulé Pourquoi Bourdieu et une invitation dithyrambique à le lire incitent à se poser la question : Pourquoi France Culture ?

1. Pourquoi France Culture ? Pour permettre à un philosophe de témoigner de son dégoût pour la sociologie

Dans l’émission Esprit Public de Philippe Meyer (sociologue de formation…) , le 21 octobre 2007, on a pu entendre un philosophe recommander en ces termes, le livre de Nathalie Heinich intitulé Pourquoi Bourdieu ? [1]

http://www.acrimed.org/IMG/mp3/extrait_esprit_public_greves_18oct_211007.mp3


Format mp3 - Durée : 1’ 10" - Téléchargeable ici

Tant de rigueur et de hauteur philosophiques méritent une transcription :

Moi, je recommande un livre de la sociologue Nathalie Heinich qui vient de publier chez Gallimard dans la collection « Le Débat » un livre d’évaluation, de réévaluation - et en même temps c’est un peu d’autobiographie - sur Pierre Bourdieu : « Pourquoi Bourdieu ? »

Et effectivement, comment se fait-il que Bourdieu soit devenu à ce point le sociologue français mondial, universel, alors que finalement il était - sa pensée était – probablement beaucoup moins importante qu’il le pensait et que beaucoup le pensaient ? Que ses concepts étaient extrêmement vagues, c’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’ils s‘appliquaient à peu près à tout et n’importe quoi ? Domination, distinction, habitus, violence symbolique, champ – la notion de champ, hein ? C’était tellement vague que…

Comment se fait-il que des gens aient été séduits par Bourdieu au point de devenir quasiment des membres d’une secte ? Et comment se fait-il aussi qu’il y ait eu ce succès quasiment universel de ce dénonciateur des oppressions ?

C’est un livre qui est très attachant, parce que je dirais qu’il y a à la fois l’analyse intellectuelle et la bonne distance personnelle de quelqu’un qui a su prendre ses distances d’avec Bourdieu.

Mais, effectivement, la question qui se pose quand même, cette fois sans le point d’interrogation, c’est vraiment « Pourquoi Bourdieu ».

Du livre ainsi promu avec un tel enthousiasme, nous ne dirons rien sur le fond, l’œuvre de Bourdieu se défendant très bien elle-même, du moins pour ceux qui se donnent la peine de la lire. Nous dirons seulement ceci : c’est un pamphlet, travesti en enquête sociologique, rehaussé de psychanalyse sauvage, pimenté d’anecdotes pseudo-biographiques (dont on pourra lire un usage dans l’annexe de cet article). Mais ce n’est pas un livre qui cherche ouvertement à faire passer la sociologie de Pierre Bourdieu comme une pure et simple imposture. Comme quoi le commentaire élogieux d’un livre sur France Culture peut être pire que celui-ci !

Ainsi, un philosophe hexagonal découvre que la réception internationale de l’œuvre de Bourdieu est moins méritée que celle d’Harry Potter ! Yves Michaud, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’est pas seulement l’auteur injustement méconnu de livres impérissables sur la violence, la politique, la peinture et sur ce qu’il appelle « la crise de l’art contemporain ». Il est aussi directeur de « L’Université de Tous les Savoirs » et l’un des invités inamovibles de L’Esprit public. Il montre au moins que, manifestement, il ne suffit pas d’être le directeur de « l’Université de Tous les Savoirs » pour tout savoir soi-même et que ce titre ne protège pas de l’enflure et du ridicule. Mais peut-être est-ce trop de demander à certains de ceux qui, à l’instar d’Yves Michaud, ont le privilège de disposer chaque semaine du micro de France Culture de ne pas confondre la critique toujours souhaitable d’une œuvre avec une exécution sommaire ?

2. Pourquoi France Culture ? Pour permettre à Alain Finkielkraut de ressasser ses obsessions.

Le 3 novembre, c’est au tour d’Alain Finkielkraut d’honorer le livre de Nathalie Heinich, d’un débat, mais de l’un de ces débats dont Alain Finkielkraut a le secret : des débats qui ne sont qu’autant d’occasions, pour le producteur de « Répliques » de ressasser ses thèmes et ses phobies, de concert avec ses interlocuteurs quand leurs avis convergent, en présence d’un contradicteur-prétexte quand les positions divergent. Bref, des « Répliques à moi-même » [2].

Cette fois, pour parler de « La pensée de Pierre Bourdieu », qu’il ne cesse de pourfendre d’émission en émission [3], Alain Finkielkraut avait réuni autour de lui, non seulement Nathalie Hienich, mais également Gérard Mauger, auteur d’un livre d’hommages à Pierre Bourdieu, dont il ne fut question que pour en citer le titre… à la fin de l’émission. C’est donc autour du livre de Nathalie Heinich et des ruminations d’Alain Finkielkraut que tourna le « débat ». Très équilibré, comme toujours, comme le montre le comptage des temps de parole  : sur 50’47’’, Finkielkraut a pris la parole durant 19’32’’, Heinich pendant 17’41’’ et Mauger pendant 13’47’’. Soit, pour Finkielkraut, 38,5% du temps de parole, Heinich 34,8% et Mauger 26,7%. Autrement dit, les critiques de Pierre Bourdieu ont occupé près des ¾ du temps de parole (73,3%)…

Encore ces chiffres n’illustrent-ils que partiellement ce que sont de tels simulacres de débat auxquels les contradicteurs sont convoqués à comparaître par un producteur-animateur qui se réserve le premier et le dernier mot non seulement dans une émission, mais dans nombre de celles qui la précèdent et qui lui succèdent. De quoi réfléchir sérieusement avant d’accepter l’interrogatoire, voire le guet-apens. Refuser une invitation « à débattre » dans de telles conditions peut être une forme d’exigence pour que s’instaurent de vraies discussions.

¾ du temps de parole. Mais pour dire quoi ? Que l’Ecole sociologique animée par Pierre Bourdieu était une secte, que le sociologue et ses œuvres étaient violents (tandis que Finkielkraut est d’une délicate douceur…), qu’il était animé d’un fort ressentiment contre la culture et que son succès s’explique par la passion égalitaire et la radicalité.

3. Pourquoi France Culture ? Pour permettre à un producteur-animateur de présider un procès sans défenseurs.

Entre temps, le jeudi 1er novembre 2007, l’émission « Du grain à moudre » offrait une nouvelle tribune aux adversaires de Pierre Bourdieu sous le titre « Reste-t-il une sociologie en France après Bourdieu ? ». Si Alain Finkielkraut avait eu la décence d’inviter un contradicteur, Brice Couturier et Tara Schlegel s’en sont carrément passés. Ce n’est pas la première fois (et sans doute pas la dernière) que les responsables de cette émission usent et abusent de leur position pour agir non en médiateurs du débat public, mais en polémistes à sens unique [4].

Invités : Nathalie Heinich (au titre de la dissidence), Pierre Demeulenaere (en qualité de disciple de Boudon) et Michel Wieviorka (en qualité de disciple de Touraine).

Il est pour le moins étrange que pour parler de la sociologie en France « après Bourdieu » aucun de ceux qui ont travaillé avec lui et/ou dans le sillage de son œuvre et continuent de s’en inspirer aujourd’hui n’ait été invité. Cela signifie-t-il que la sociologie de Bourdieu est déjà dépassée et qu’il n’existe plus de sociologue « bourdieusien » ? Ou alors, s’agissait-il seulement de donner la parole à d’autres courants sociologiques pour qu’ils fassent le point sur leurs propres travaux ? Rien de tel ! Il s’agissait simplement de permettre aux sociologues invités de dire tout le mal qu’ils pensent de l’œuvre de Pierre Bourdieu, de son auteur et de ceux qui, très nombreux, appartiennent, directement ou pas, à son école (en les traitant en simples « épigones », comme les compères réunis autour du micro ne cesseront de le dire). Bref : une émission de règlement de comptes, affranchie des règles les plus élémentaires de la discussion rationnelle.

On apprit ainsi de Nathalie Heinich (soutenue par Michel Wieviorka, dans le rôle de la victime) que Bourdieu était le chef charismatique et paranoïaque d’une secte, qu’il était inutile de lire ses livres pour en parler (Pierre Demeulenaere), que ses engagements étaient équivoques, voire délirants, et que, somme toute, il n’y avait rien à en dire !

Passe encore que les invités, certains de n’être pas contredits, disent ce qu’ils veulent et, en l’espèce, n’importe quoi. Mais que les producteurs-animateurs d’une émission de France Culture renchérissent sur les propos de leurs interlocuteurs et s’ingénient à disqualifier la sociologie et les engagements d’un sociologue dont ils ne connaissent manifestement l’œuvre qu’à travers le filtre des vulgates médiatiques [5] invite à s’interroger : au nom de qui et de quoi des producteurs-animateurs s’arrogent-ils le droit d’instruire systématiquement à charge, avant de se comporter en procureurs dans un procès sans défenseurs ? Au nom de la culture ? Vraiment ?

Pourquoi France Culture, somme toute ? Pour permettre à des médiateurs culturels de faciliter l’accès aux œuvres (comme il arrive que certaines émissions de qualité le fassent encore) ou pour permettre à de médiocres pamphlétaires de confisquer les débats qu’ils prétendent animer ?

Henri Maler


Annexe : Extraits du prêt-à-penser « cultivé » contre Bourdieu (Transcriptions de Marie-Anne Boutoleau)

L’œuvre de Pierre Bourdieu, du moins pour ceux qui la connaissent, se défend très bien elle-même. Si elle s’expose à des critiques sans complaisance, toutes ne se valent pas. Les extraits qui suivent, n’ont pas d’autre objet que de mettre en évidence à quelle altitude se situe parfois la critique quand elle sévit sur France Culture.

 Une secte animée par un leader charismatique et paranoïaque.

Sous prétexte que la salle prêtée à Pierre Bourdieu par la librairie liée à son éditeur (les Editions de Minuit) pour une rencontre avec les abonnés de sa toute nouvelle revue, Actes de la recherche en sciences sociales, était un sous-sol réaménagé par le libraire en salle de débat, Nathalie Heinich propose, 30 ans après, l’interprétation sociologique suivante de sa première rencontre avec Bourdieu :

- Nathalie Heinich : - « […] ce rendez-vous dans la cave avec les abonnés était un premier moment de ce que j’ai appelé l’exotérisation, c’est-à-dire la sortie de l’ésotérisme qui caractérise les premiers moments d’une secte , hein, avec le prophète, les disciples, qui donc sont dans l’idée du partage du secret , hein, quasiment du complot et qui à un moment pour ne pas crier dans le désert doivent bien trouver d’autres disciples et étendre leur influence. Mais l’étendre sous condition, c’est-à-dire à conditions de rester dans l’idée qu’ils sont un petit nombre, un petit groupe d’initiés face à la foule ignorante. Et donc cette cave était vraiment l’emblème à la fois de l’obscurité et du petit groupe et de la chose qui se fait un petit peu en douce , comme ça, et en même temps de la première extension au-delà du petit cercle des collaborateurs de Bourdieu. »

- Brice Couturier surenchérit : - « […] il y a toujours l’idée dans la façon dont Bourdieu et ses disciples présentent la circulation des idées, l’idée qu’il y a une censure, un contrôle social qui est exercé et qu’il s’agit précisément d’échapper à cette censure et à ce contrôle social et à les contourner. Heu... C’est... Ce qui est... Ce qui est étonnant évidemment quand on est une... une secte comme vous dites pour reprendre l’image que vous employez de gens qui se réunissent comme les premiers chrétiens dans des catacombes sans plus... heu en haut du boulevard Saint-Michel, ce qui est très symbolique heu... C’est... C’est quand on atteint le succès ! C’est-à-dire qu’effectivement il y a une espèce de contradiction gênante d’un personnage qui au départ dénonce les censures dont il est victime et qui finit détenteur de la chaire de sociologie au Collège de France, couvert d’honneurs ! »

- Nathalie Heinich : - « Oui, c’est une des ambiguïtés de son personnage, c’est ce que j’ai appelé les puissances de la paranoïa. C’est qu’en effet je crois qu’ il s’est totalement construit sur l’idée paranoïaque qu’il était la victime de la méconnaissance de ses pairs. [...] Ce qui reste constant dans toute sa carrière c’est cette idée d’être le seul à détenir la vérité face à la foule de ceux qui ne comprennent pas et qui en plus lui veulent du mal. Donc c’est une posture extrêmement puissante parce qu’elle attire l’adhésion affective très forte de tous ceux qui ont ce type de posture mentale , donc ça crée des groupes de paranoïaques extraordinairement déterminés. Et en même temps c’est une posture qui s’affaiblit à mesure qu’elle gagne puisqu’un paranoïaque qui devient souverain et qui continue et qui continue à se plaindre d’être méconnu, ça devient un fou, hein. C’est quelque chose qui quand même confine à la perte de contact avec la réalité. Heureusement Bourdieu a échappé à la folie [...]. Cependant il est certain que cette posture paranoïaque est restée jusqu’au bout [...].  »

Et Michel Wieviorka (qui n’est « épigone » de personne, n’étant qu’un disciple très distant d’Alain Touraine…) confirmera le diagnostic, l’étendant même aux « épigones » qui, en effet, sont, eux aussi, des paranoïaques lorsqu’ils croient que certains sociologues (et notamment Wieviorka) n’aiment pas Bourdieu.

- Michel Wieviorka : - « Le complément nécessaire [qu’il faut] évoquer, c’est les disciples, les épigones. Il faudrait vraiment, pour qu’on comprenne bien « Pourquoi Bourdieu », en savoir plus sur les épigones. Moi j’ai un souvenir d’un des plus importants… [disciple ? épigone ?], Roger Chartier, c’est un très grand historien qui vient de rentrer lui aussi au Collège de France. Il y a quelques années, il n’y a pas très longtemps, nous avions une discussion très cordiale et au cours de cette discussion il me dit : “mais pourquoi vous autres les sociologues, en dehors de Bourdieu pourquoi est-ce que vous détestez à ce point Bourdieu” Autrement dit la paranoïa était partagée en quelque sorte ou était portée par un certain nombre de ses disciples. »

Et, en effet, il suffit d’écouter l’émission pour se convaincre qu’il est paranoïaque de relever la haine de certains sociologues à l’égard de Bourdieu. A vouloir trop prouver…

 Un ennemi de la culture

- Finkielkraut, version 2004 : - « C’est quoi, la culture ? » s’interrogeait Finkielkraut en 2004 (« Répliques », 23 octobre 2004). Sa réponse, en forme de résumé d’un livre de Pierre Bourdieu, La Distinction, un ouvrage de 650 pages traduit et commenté dans le monde entier – notamment par les professionnels des sciences sociales –, est une synthèse de la culture qu’il défend, sa propre culture : « Si la valeur esthétique se confond avec une valeur de découverte, si on considère l’œuvre si vous voulez, comme un mode de connaissance, tout change. Dans le cas où l’on ne dit pas cela, alors l’art devient un certain type de divertissement, et très vite on pense que c’est un divertissement snob ! C’est quand même tout ce que dit La Distinction  ! C’est-à-dire on met des livres d’art sur la table basse pour impressionner ses amis, et si ça relève du divertissement, alors ça n’a pas d’importance ! »

- Finkielkraut, version 2007 : - « Je voudrais introduire un autre terme [...]. Je parlerais personnellement plutôt d’ absolutisme égalitaire. Et je pense qu’il y a ça aussi chez Bourdieu, une façon de dire aux dominés : la culture dominante ne vaut pas... ne vaut pas plus... Enfin vaut beaucoup moins que ce qu’elle dit être et elle se pousse du col simplement pour mieux vous écraser. [...]  »

Et à propos de Bourdieu, qui contrairement à Hoggart ne célébrerait pas l’art et la littérature à leur juste valeur : « Il y a chez Bourdieu un ressentiment très fort. [...] Et ce ressentiment l’habite toujours. Ce ressentiment contre les dominants, parfois contre la culture dominante et avec cette idée que pour accéder à la vérité la sociologie suffit. Dès lors, la culture de toute façon est dévaluée. »

 Un apôtre de la violence et la radicalité

- Alain Finkielkraut : - Alors justement, capacité agonistique conflictuelle, donc, c’est là-dessus que je voudrais poser ma dernière question : le retentissement, le succès de l’œuvre de Pierre Bourdieu ne vient-il pas aussi de sa radicalité ? Et la radicalité est une vieille tradition française. La radicalité a été inventée par la France. La radicalité est robespierriste, c’est-à-dire deux camps ! Et chez Bourdieu ça donne à la fin de sa vie le gouvernement invisible des puissants. D’où la question : y a-t-il place chez Bourdieu pour un adversaire légitime, un désaccord acceptable ? C’est... Je ne le crois pas. Et là je pense à Malraux – c’est-à-dire qu’on peut bien se moquer de Malraux mais il faut savoir que dans une conférence de 1948, il met en cause un certain type de propagande communiste, attaquée surtout sur le plan moral : « ce qu’il faut pour ce mode de pensée ce n’est pas que l’adversaire soit un adversaire, c’est qu’il soit ce qu’on appelait au 18e siècle un scélérat. Le son unique de cette propagande est l’indignation, c’est d’ailleurs ce qu’elle a de plus fatiguant. » Et il me semble qu’il y a un goût français pour la politique sur le modèle de la guerre et de la guerre civile. La récente affaire Guy Môquet me semble extrêmement révélatrice de cette propension française. Deuxième problème, je pense à cette phrase de Charcot : « la théorie c’est bien, mais ça n’empêche pas d’exister. » Mais il y a des théories qui veulent empêcher d’exister. Le mépris de Bourdieu pour le journalisme, quelquefois, est tout à fait légitime – c’est le monde de la simplification – mais on a l’impression que c’est aussi quelquefois le mépris pour les faits que le journalisme peut rapporter et qui ne cadre pas avec la théorie. A un moment donné dans son livre Sur la télévision il m’attaque comme philosophe de télévision : je redonne sens à l’insignifiant parce qu’évidemment je mets en scène le port d’un fichu à l’école. Mais le port d’un fichu à l’école ce n’est pas seulement le port d’un fichu à l’école, en tout cas je ne suis pas le seul à le penser, semble-t-il. Mais là, oui, simplement, le port d’un fichu à l’école c’est des dominés à qui on voudrait faire la leçon, et ça on ne peut pas. »

 Nathalie Heinich : - Je voudrais quand même dire une chose : vous avez tout à fait raison, je crois, sur le radicalisme, Bourdieu surtout je crois dans les... A partir du moment où il s’est engagé en personne dans l’espace politique, a très bien heu... surfé, disons, avec des tendances radicales qui en effet sont très propres à la... à une certaine politique française. Moi il me semble que le radicalisme est une voie très sophistiquée, une forme très sophistiquée de la bêtise, et rien d’autre. Et malheureusement Bourdieu s’est un petit peu laissé aller à cela vers la fin de sa vie [6].

 Un sociologue politiquement délirant.

Tara Schlegel : - « Bon. Mais ce qui est très frappant aussi, ce que vous montrez très bien Nathalie Heinich c’est que même quand il se trompe ensuite dans son engagement politique de façon manifeste , par exemple à propos du voile ou à d’autres moments dont vous allez peut-être nous parler , ça ne remet pas en cause finalement la notoriété qu’il a et l’impact de ses prises de position comme si il y avait quand même une sorte de déconnexion entre le Bourdieu gourou de la fin des années quatre-vingt-dix et le Bourdieu tel qu’on le connaît quand on s’intéresse à la sociologie. »

Nathalie Heinich passe en revue les « erreurs » du « gourou », et notamment celle-ci :

- Nathalie Heinich : - « [...] Tony Blair, qu’il assimile à Hitler, en gros. »
- Brice Couturier : - « A Jorg Haider, exactement ».
- Nathalie Heinich : - « Oui, non, non, mais Jorg Haider lui-même étant... »
- Brice Couturier : - « ...implicitement, ouais, ouais... »
- Nathalie Heinich : - « ... implicitement référé à Hitler. C’est assez. »
- Tara Schlegel : - « ... une sorte d’analogie un peu étrange. »
- Nathalie Heinich : - « Oui, oui heu... Tony Blair était nazi selon Pierre Bourdieu , ce qui était quand même un tout petit peu excessif je dirais. Et puis... »
- Brice Couturier : - «  Mais par contre Ségolène Royal de droite ! » (rires)
- Nathalie Heinich : (rires) : - « Oui... »

Evidemment, jamais Pierre Bourdieu n’a assimilé, ni implicitement, ni explicitement Tony Blair à Hitler. Il a simplement expliqué que l’analogie entre Jorg Haider et Hitler était superficielle et que d’autres rapprochements étaient nécessaires, surtout si l’on veut comprendre les raisons du succès du leader autrichien. Pour le vérifier (et vérifier l’ampleur de la falsification), il suffit de se reporter au texte de mars 2000 auquel nos trois comparses font allusion : « Pour une Autriche à l’avant-garde de l’Europe » [7].

Mais peu importe, évidemment puisque la « compétence » des duettistes écrase toutes les autres :
- Brice Couturier : - « Oui, parce qu’il y a eu un ouvrage d’économie qui est vraiment un ouvrage en trop parce que là manifestement il avait atteint les limites de sa compétence. »
- Nathalie Heinich :- « ... de sa compétence, probablement. »

En vérité, ce sont tous les ouvrages de Pierre Bourdieu qui sont « probablement » de trop.

Michel Wieviorka devait lui aussi apporter sa contribution à l’entreprise de dénigrement, sous la forme d’une insinuation d’une rare élégance :

- Michel Wieviorka : - « Lui, pendant la guerre d’Algérie, il était sur place et apparemment la guerre n’existait pas. C’était vraiment la guerre sans Bourdieu. [...] Et je pense que les adversaires de Bourdieu n’ont jamais voulu aller trop loin dans l’étude de ce qu’il faisait pendant la guerre d’Algérie, je pense qu’effectivement il vaut mieux ne pas trop creuser cette période-là de son existence. »

 La prime de l’honnêteté intellectuelle

- Pierre Demeulenaere : - « [...] Je vais faire une analyse boudonienne moi du succès de Pierre Bourdieu. Alors à cet égard moi je ne l’ai pas rencontré, je n’ai pas connu cet homme, je ne l’ai même jamais vu et je suis frappé à la lecture du livre de Nathalie Heinich par la dimension psychologique du personnage. [...] Néanmoins moi je voudrais dire qu’une grande partie de son succès tient à cette opposition entre dominants et dominés qui fait que la perception des inégalités sociales peut facilement être assimilée à une grille de lecture sociologique enfin, plus ou moins fine, pour moi elle ne l’est pas énormément mais bon ça dit quelque chose à beaucoup aux gens. [...] [Boudon] c’est plus précis d’une certaine manière d’un point de vue scientifique et moi j’ai du mal avec cet énorme pathos qu’il y a dans la littérature bourdieusienne. [...] Tout pouvoir, toute inégalité est vue par le biais de l’illégitimité fondamentalement. Et c’est en partie vrai, mais c’est en partie faux. Et Bourdieu qui lui n’aimait pas les nuances, enfin son travail n’est jamais analytique, fin, détaillé comme ça, il est massif. Il affirme des choses, il est péremptoire, etc. Je crois que c’est en partie ça qui fait son succès auprès du grand public [...] et en même temps c’est cela qui explique son engagement. Moi je vois – enfin je connais très peu son parcours, son oeuvre, etc., enfin je le connais comme professeur, hein, mais pas de manière heu...
- Brice Couturier : - « Ah parce que quand on est professeur de sociologie boudonien on ne lit pas Bourdieu ?
- Pierre Demeulenaere : - « Ce n’est... Moi je n’ai pas une impression de force scientifique très grande enfin vous voyez ce n’est pas... Mes réserves ne sont pas d’ordre politique ou d’ordre humain, etc. - je ne l’ai jamais rencontré – mais quand je le lis je trouve ça très imprécis , voilà. Heu... »

Et quelque temps plus tard…

- Pierre Demeulenaere : « [...] très souvent il raisonne en termes de coûts et d’avantages et de bénéfices supposés – alors conscients ou inconscients – de tel ou tel type d’attitude. [...] Bon je suis pas capable de dire – bon, je ne suis pas un connaisseur fin de l’œuvre de Bourdieu – si c’est quelqu’un qui raisonne systématiquement en termes de coûts et d’avantages plus ou moins conscients ou si au contraire il dénonce fondamentalement ce type de représentations et ce type d’actions. »

Bref : je ne le connais pas précisément, mais je le trouve imprécis.

Conclusion :

- Pierre Demeulenaere : «  [...] Bourdieu c’est un écrivain en fait. »
- Michel Wieviorka : - «  Mais c’est un écrivain illisible !  »

 
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Notes

[1Paru dans la collection « Le Débat » chez Gallimard.

[4Lire ici même : « Autopsie de l’extrême-gauche par des animateurs cultivés » (un débat d’entomologistes sans les insectes étudiés).

[6Pour preuve, dans son livre, Nathalie Heinich dont le travail de sociologue a consisté, en guise d’enquête de terrain, à choisir soigneusement les citations de ses auteurs de référence, qu’elle crédite de l’ « analyse » empirique qu’elle n’a pas eu le temps d’effectuer et qu’elle doit à Didier Lapeyronnie, mentionne ceci : « Son analyse [à Lapeyronnie] s’appuie sur l’analyse d’un certain nombre d’initiatives ou de publications créées ou investies par la "gauche radicale" qui a émergé dans la seconde moitié des années 1990, notamment autour du mouvement Attac : le site Acrimed (Action Critique Media), fondé à la suite des grèves de décembre 1995 à l’initiative de Patrick Champagne, spécialiste des médias et collaborateur de longue date de Bourdieu ; les périodiques Le Monde diplomatique et Les Inrockuptibles ; ou encore PLPL (Pour Lire Pas Lu), publication éphémère et confidentielle, mais dont “le ton, l’usage d’une rhétorique empruntée à l’extrême droite qui rappelle parfois la propagande antisémite de la fin du XIXème ou des années vingt ou trente (animalisation, mise en cause physique, accusations de corruption, sous-entendus, appels à la violence) ont suscité une violente polémique dans la presse." Tous ont en commun de faire référence - voire révérence - à Bourdieu et à sa pensée.  » (Nathalie Heinich, op.cit, p. 96-97. Didier Lapeyronnie, « L’académisme radical ou le monopole sociologique. Avec qui parlent les sociologues ? », Revue française de sociologie, vol 45, n°4, 2004.).

[7Dans Pierre Bourdieu. Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique (textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo), Editions Agone, 2002, p. 437-439.

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