Pour analyser ce traitement médiatique, nous avons visionné les JT de France 2 et de TF1 diffusés entre le 1er avril et le 5 mai. Sur France 2, les JT oscillent entre l’anecdotique et les descriptions élogieuses de Napoléon, nuancées à la marge par quelques bribes de critiques. L’anecdotique d’abord : ce sont trois reportages (13/04 - 13h ; 25/04 - 20h ; 02/05 - 13h) consacrés à des collectionneurs, des marchands d’arts, fascinés par Napoléon ou officiant dans le commerce fétichiste d’objets liés au personnage et à sa famille. À chaque fois, les interviewés témoignent de leur passion pour l’homme, qui remonte souvent à l’enfance. Napoléon est réduit à des objets que l’on collectionne et à des clichés. Quant à son bilan politique, il se limite aux aspects les plus connus et les moins controversés, caractéristiques d’une narration historique « par le haut » (grandes batailles, mort).
Ainsi, dans le reportage du 25 avril, intitulé « Des objets de Napoléon s’arrachent à prix d’or chez les collectionneurs », France 2 réalise un reportage de terrain dans l’appartement d’une collectionneuse – « son petit paradis Napoléonien ». « Plus d’un millier d’objets cohabitent entre les murs de son appartement [...]. Parfois, elle s’offre une part de rêve à Paris, dans cet hôtel particulier ». France 2 est béat : « Deux siècles après sa mort, Napoléon fait toujours recette aux quatre coins de la planète [...]. En Chine les affaires […] [d’un marchand d’art] sont en plein essor ». À cela s’ajoute le reportage du 20h du 5 mai qui, à un témoignage près, est une enfilade de micros-trottoirs (et de clichés) de personnes vivant à l’étranger, invitées à donner leur avis sur Napoléon…
Des hagiographies
D’autres reportages, élogieux avec des critiques à la marge, se consacrent à l’histoire de Napoléon. C’est le cas du 20h du 19 avril et du 13h du 5 mai sur France 2, jour d’anniversaire de sa mort. Trois historiens y sont interrogés, respectivement Jacques-Olivier Boudon, Patrice Gueniffey et Xavier Mauduit. Dans les deux cas, on nous annonce un personnage « controversé ».
« Napoléon Bonaparte est au cœur d’un nouveau champ de bataille : celui du bicentenaire de sa mort », annonce le reportage du 19 avril. France 2 mélange ainsi, dans une confrontation faisant penser à un match de boxe, des arguments historiques et des réflexions politiques. Les témoignages d’historiens alternent avec ceux de personnalités du monde politique et associatif (Jean-Marc Ayrault, Alexis Corbière, Lova Rinel, la présidente du Conseil représentatif des associations noires de France – le Cran) sans distinction entre ce qui tient de l’analyse historique d’une part et de choix de commémoration (des choix politiques) de l’autre. Si le reportage décline bien deux parties, une première sur l’héritage de Napoléon et une seconde sur « Comment Emmanuel Macron doit-il commémorer son lointain prédécesseur ? », le mélange des intervenants politiques et chercheurs, ainsi que leurs prises de position tend à flouter la distinction entre les deux champs et ne permet pas de poser les termes d’un débat politique sur ce qu’il faudrait commémorer ou non en 2021 en France. Débat éclairé, entre autres, par les travaux des historiens.
Le reportage du 5 mai se concentre quant à lui sur la psychologie de Napoléon, dressant le portrait d’un enfant « très doué mais taciturne », et d’un adulte « très soucieux de son image, tendance parano ». « On le dirait bipolaire aujourd’hui », hasarde la journaliste qui signe ce reportage.
Il va mourir d’ennui à 51 ans dans son second exil à Sainte-Hélène [...]. Ce personnage complexe ne s’est pas arrêté aux centaines de milliers de morts qu’il a provoquées, c’est la part d’ombre d’un destin flamboyant.
Personnage « complexe », « part d’ombre »… France 2 ne manque pas d’euphémismes.
Sur « Télématin » (24/04), le bicentenaire fait l’objet d’une chronique en plateau, par Frédérick Gersal : « Napoléon : une figure encombrante ». Le titre est quelque peu trompeur car le chroniqueur ne reviendra jamais sur l’« encombrement » en question. Il s’agit plutôt d’un récit extasié sur le rapatriement du corps de Napoléon depuis Sainte-Hélène et le décorum de son enterrement :
Jusqu’au pont de Neuilly, où le char funèbre, magnifique, somptueux, tiré par six chevaux, qui va transporter le corps à travers Paris, avec une foule incroyable qui crie sur son passage « vive l’Empereur ! ». Et puis on descend les Champs Élysées, il passe sous l’Arc de Triomphe, qui était voulu par l’Empereur et inauguré par Louis-Philippe 1er, c’est dire si la boucle est bouclée, il descend les Champs Élysées direction les Invalides. C’est dire si c’est une fête incroyable [...]. Regardez ces images magnifiques, où l’on voit son tombeau, que l’on peut voir aujourd’hui si l’on se rend aux Invalides.
Pour résumer, les historiens interrogés par France 2 sont largement élogieux de Napoléon, tandis que les JT n’opèrent aucune hiérarchisation dans son bilan : la création du bac et le rétablissement de l’esclavage sont mis au même niveau, quand le second n’est pas tout simplement revisité : « C’était une époque où ce type de question n’était pas posée. C’est regrettable, mais on ne peut pas aller 200 ans en arrière leur expliquer que ce n’était pas comme ça qu’il fallait faire » explique ainsi tranquillement Thierry Lentz, de la Fondation Napoléon. Une déclaration pro domo, dont France 2 ne relèvera nullement l’aspect négationniste, ne notant à aucun moment que ces propos censés compléter ceux de Jean-Marc Ayrault, interrogé comme ancien Premier ministre et président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, les contredisent en fait ouvertement : l’esclavage avait été aboli avant son rétablissement, preuve s’il en est, parmi de multiples autres mobilisations et révoltes, que « ce type de question » était bel et bien « posée »…
Même constat sur TF1, qui a consacré moins de reportages que France 2 au bicentenaire, où l’on retrouve les mêmes angles : « tourisme et conso », avec deux reportages à Ajaccio (« Bicentenaire de la mort de Napoléon : sur les traces de l’empereur à Ajaccio », 4 mai, et « Napoléon : à Ajaccio, ses traces sont partout », 5 mai)… et les mêmes experts : Émilie Robbe, conservatrice du Musée de l’Armée, et Thierry Lentz, auteur de Pour Napoléon (publié aux éditions Perrin) et directeur de la Fondation Napoléon. Ce dernier a en effet été interviewé deux fois sur France 2 et une fois sur TF1.
Les JT de France 2 et de TF1 ont traité de manière similaire le bicentenaire de la mort de Napoléon, tant par les angles choisis que par les experts invités à s’exprimer. Deux catégories permettent de classer la majorité des reportages : une première « sujets consommation » et une seconde, axée sur le « culte de la personnalité ». Les JT, qui dépolitisent complètement l’enjeu de la commémoration et la fabrication de l’histoire, mettent sur le même plan des événements difficilement comparables, comme la création de la Banque de France et le rétablissement de l’esclavage… Bref, un épisode à ajouter à la longue liste des mésusages médiatiques de l’histoire, abordés par quatre historiens dans un entretien croisé accordé à Acrimed.
Sophie Eustache et Arnaud Gallière
Annexe : Liste des reportages consacrés au bicentenaire de Napoléon
FRANCE 2
05/05 - 20h : « Bicentenaire de Napoléon : héros ou tyran, quelle image a-t-il à l’étranger ? »
05/05 - 13h : « Bicentenaire de Napoléon : un personnage historique à la personnalité complexe »
02/05 - 13h : « Napoléon : les écrits de l’empereur se vendent à prix d’or »
25/04 - 20h : « Des objets de Napoléon s’arrachent à prix d’or chez les collectionneurs »
19/04 - 20h : « Napoléon : pourquoi la commémoration du bicentenaire de sa mort fait débat ? »
13/04 - 20h : « La tableau "Le sacre de Napoléon" de David, un sommet de la communication politique »
13/04 - 13h : « Histoire : Napoléon, un personnage qui passionne toujours autant »
10/04 - 20h : « Patrimoine : des restaurations minutieuses pour entretenir la mémoire de Napoléon »
TF1
02/05 – 13h : « Napoléon : un souvenir encore très présent à Sainte-Hélène »
04/05 – 13h : « Bicentenaire de la mort de Napoléon : sur les traces de l’empereur à Ajaccio »
27/04 – 20h : « Bicentenaire de la mort de Napoléon : ce qu’il a changé en France »
05/05 – 20h : « Napoléon : à Ajaccio, ses traces sont partout »