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« Mardi noir » : la couverture exemplaire du mouvement par Le Parisien

par Jérôme Martineau,

Mardi 4 octobre 2005. Journée intersyndicale de grèves et manifestations. Obnubilé par les déplacements des franciliens et par le microcosme politique, Le Parisien de la veille et du jour même voit dans le mouvement social le résultat des « angoisses des Français, leurs peurs, leur pessimisme ». Le quotidien du groupe Amaury joue « Peur sur la ville », en évoquant un « mardi noir ».

Lundi 3 octobre, veille du mouvement social, le titre de la Une du Parisien / Aujourd’hui en France claque : « Mardi noir », renvoyant aux pages 2 à 5 (habituellement, le titre principal ne renvoie qu’aux pages 2 et 3 -ici la page 5 porte exclusivement sur le conflit à la SNCM). Trois petits chapeaux en encadrés : « Les syndicats annoncent 1 million de manifestants », « Villepin face à sa première épreuve sociale » et « Transports, écoles : tous nos conseils pour s’organiser ». Pour ce qui est des revendications des syndicats ou du contexte social et de la politique du gouvernement, passer son chemin...

Les pages 2 et 3 sont coiffées d’un grand titre «  Pour Villepin, l’horizon s’assombrit ». Deux parties : la page de gauche est surtout politique, avec un article centré sur le Premier ministre, un deuxième « La gauche se ressoude », qui souligne l’appel commun PS, PCF, Verts et LCR à manifester le 4 octobre. Et un troisième article revient sur le sujet de prédilection du Parisien, qui, dans ces moments de blocage, se préoccupe toujours des déplacements de ses lecteurs otages. Dans une interview du ministre des Transports Dominique Perben, celui-ci assure que « les voyageurs pourront se déplacer ».

Un danger de « dérives populistes »

L’article principal du dossier débute sur une citation de Charles Fiterman, ex-ministre communiste « aujourd’hui militant du PS », qui s’inquiète, nous confie Le Parisien, de possibles « dérives populistes ». Cette citation n’est pas très "raccord" avec l’appel unitaire de quatre partis de gauche cité plus bas dans la même page. Mais pourquoi se priver du plaisir de citer un ex-communiste qui s’alarme des « dérives populistes » du mouvement social ? (On n’en saura pas plus sur le contexte et le sens de cette citation éclair, précédée d’un « le temps se couvre » du même Fiterman [1]...).

A l’Elysée comme à Matignon, nous assurent les deux auteurs de l’article, « on admet que le ’mouvement’, parti d’une rébellion sans surprise contre les contrats ’nouvelles embauches’ surfe aujourd’hui sur les angoisses des Français, leurs peurs, leur pessimisme et la ’paupérisation’ confirmée d’une fraction des ’classes moyennes’ puisque, faute de croissance, l’ascenseur social est bloqué. » Ce morceau de bravoure, empesé de guillemets énigmatiques [2], dit tout :
- le mouvement social "surfe" comme un tube à la mode, et part d’une rébellion « sans surprise » (autant dire sans raison d’être profonde),
- les Français qui refusent la politique sociale actuelle souffrent de peurs, d’angoisses et naturellement de pessimisme,
- et tout ça ne tient finalement qu’à peu de chose, une paupérisation d’une fraction des classes moyennes (les RMIstes, les chômeurs exclus des Assedic et autres victimes collatérales des mesures gouvernementales sont hors champ) et ce fichu ascenseur social en panne.

Perturbations attendues

La page 3 est entièrement consacrée aux perturbations attendues : une grande photo couleur d’un quai de gare bondé est suivi d’un article « Transports : le service garanti au banc d’essai », à côté d’un petit encadré « Où se renseigner » qui donne les coordonnées de la RATP, de la SNCF et d’Air France. Un autre encadré domine la page à côté de la photo, titré « Ce qui vous attend ». Il énumère pour la SNCF, la RATP, les transports aériens et la province l’impact attendu du mouvement du 4 octobre.

La moitié inférieure de la page, avec une image de cantine scolaire vide, annonce aux parents d’élèves forcément inquiets « des perturbations prévues dans les écoles » et anticipe sur leurs demandes d’information. Une petite moitié de l’article porte sur la mobilisation syndicale, puis sur les revendications des enseignants (avec le classique « La grogne » en accroche pour cette partie).

La page 4, avec une photo de tête de cortège (drapeaux rouges, Bernard Thibault de la CGT et François Chérèque de la CFDT sur une même rangée), titre « Les syndicats visent un million de manifestants ». Un micro-trottoir questionne cinq personnes : « Soutenez-vous la journée d’action ? » (« Les syndicats exagèrent ! », peste un... directeur des ressources humaines).

Mardi 4 octobre, jour du mouvement social, Le Parisien est le seul titre national, avec La Croix, à avoir pu être imprimé et donc à être diffusé en kiosque. Le journal fait son principal titre de Une sur ce qui préoccupe évidemment la France entière : « Mais où est passé Chirac ? » Le chapeau est dans cette ligne : « Crise sociale. A l’heure des grèves et des manifestations de rue, le chef de l’Etat - sorti du Val-de-Grâce le 9 septembre et convalescent depuis - a prévu de s’exprimer en fin de matinée à l’Elysée après avoir reçu Silvio Berlusconi. Il devrait, laisse-t-on entendre, dire ce qu’il pense de la tornade sociale et des revendications qui s’expriment. Reste que sa discrétion spectaculaire depuis son accident de santé nourrit les spéculations. »

En bandeau horizontal en haut de cette même Une de mardi, « Tout savoir sur le mardi noir  », précédé de « Transports Ecoles ».

Chirac fait faux bond au Parisien

Les pages 2 et 3 (« Le fait du jour », dans le rubricage du Parisien) sont entièrement dédiées à ce sujet politique essentiel, sous un grand titre « Le retour prudent et progressif de Chirac ». Un article « Le président ronge son frein » nous rassure par son intertitre « Il a encore un solide coup de fourchette ». Le micro-trottoir habituel de la rubrique porte sur « Jacques Chirac doit-il s’adresser aux Français ?  ». On peut également lire deux interviews ne portant pas davantage sur la politique gouvernementale : l’un est consacré à l’expert ès sondages habitué des soirées électorales, Roland Cayrol (directeur de CSA), et l’autre à un ex-proche de Jacques Chirac maintenant retiré de la vie politique et visiblement amer, Bernard Pons.

Une double page d’autant plus décalée que, malgré ce que « on » a laissé entendre aux fins politologues du Parisien, Chirac s’est gardé d’aborder les questions sociales dans son intervention ce jour-là...

Il faut aller jusqu’en page 9, rubrique « Votre économie » (celle vers laquelle renvoyait le bandeau de Une sur le « mardi noir »), pour découvrir une pleine page sur la journée d’action sociale, titrée « Le double test du 4 octobre » (le chapeau explique que la mobilisation sera un test pour le gouvernement Villepin comme pour les syndicats).

L’article principal est surmonté d’une grande photo de foule - de la manifestation du 10 mars dernier - et d’une carte de l’itinéraire de la manifestation parisienne : l’important restant toujours le fonctionnement des transports, comme le confirme un article plus bas, qui donne la parole à Yves Boutry, porte-parole de l’Association des usagers des transports d’Ile-de-France, sous le titre « ’Mieux vaut le train que la voiture’ ». A côté de cet article, un encadré de la même taille titre en gras : « Service minimum : Sarkozy réclame une loi ». Et un petit encadré à droite « Où se renseigner » redonne les coordonnées de la RATP, de la SNCF et d’Air France. Pour les coordonnées des syndicats ou de l’inspection du travail, il faudra repasser plus tard...

L’article principal de la page, au-dessus, spécule sur le nombre possible de manifestants, en attaquant par « Un million de manifestants dans la rue, voire plus ! » et traite rapidement des appels des différents syndicats. Mais on n’aura pas le moindre récapitulatif de ce que manifestants et syndicats contestent : le contrat nouvelles embauches (dont un article quelques jours plus tôt assurait qu’il connaissait un succès surprise), les privatisations, etc. Le coup de fourchette du président de la République, qui « boit comme avant du Schweppes et de la bière », passe avant ces futilités. Comme à son habitude dans de telles circonstances, Le Parisien, quotidien populaire s’il en est, contourne le sujet et dépolitise systématiquement le mouvement social.

Par Jérôme Martineau

 
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Notes

[1En fait, les lecteurs de l’édition dominicale du quotidien, la veille, ont pu y lire une interview plus substantielle de Fiterman, mais sans référence à ces « dérives populistes ».

[2« Parfois les mots vous semblent trop "nets" ou trop "crus" : il arrive que des substantifs, des verbes, des adjectifs veuillent dire quelque chose. Une seule solution pour éviter ce fâcheux effet de clarté : les mettre entre guillemets. (...) L’effet est saisissant. Vos phrases se couvrent aussitôt d’une sorte d’eczéma fluorescent. » Le journalisme sans peine, Burnier et Rambaud, 1997 (Plon).

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