« Colère » syndicale
Lors de la première séquence (de 7 minutes, avant la première coupure publicitaire), Nicolas Poincaré, de façon significative, demande à Jean-Claude Mailly, non un commentaire du texte ou de ses principales dispositions, mais s’il appelle « à une réaction » – en clair : s’il faut d’ores et déjà se préparer à un nouveau « jour de galère » : « Jean-Claude Mailly, vous appelez ce soir à une réaction face au projet Mailly [sic] ? »
Simple question de formulation ? Pas si sûr – d’ailleurs les questions qui suivent précisent les choses :
– « Y’a déjà eu des contacts entre syndicats, pour éventuellement réagir… alors une réaction plus précisément ça veut dire quoi ? »
– « Mais votre sentiment, si c’est vraiment un mauvais projet, ça veut dire quoi, manifester d’abord ? Une journée d’arrêt… ? »
Heureusement, Poincaré est épaulé par le « good cop » de service, Emmanuel Duteil, qui nous amène directement au cœur du débat : « Quel est le point qui vous pose le plus problème, Jean-Claude Mailly ? »
Mais alors que Mailly, du ton très posé qu’il a depuis le début de l’émission, explique que l’application de ce genre de réformes en Grèce, en Espagne, au Portugal a eu pour conséquence « un effondrement du nombre de salariés couverts par des conventions collectives », Nicolas Poincaré ponctue son intervention par un commentaire parfaitement décalé, témoignant d’une appréhension réflexe de la situation : le gouvernement propose, les syndicats enragent et mettent la pagaille :
– Mailly : « … on abandonne les négociations de branche, ça ne favorise pas pour autant la négociation d’entreprise. Et là on va vers cette tendance qui est de dire “tout dans l’entreprise, mais on ne garantit plus au niveau national”. »
–Poincaré : « Voilà, un syndicaliste en colère est l’invité du Club de la presse ce soir. »
Tentatives de conciliation
Après la publicité, on revient sur « les grands points de la réforme El Khomri qui vous déplaisent, vous nous avez déjà expliqué qu’il y a problème avec le plafonnement des indemnités aux Prud’hommes, avec la question des heures de travail, quoi d’autre ? » Et Jean-Claude Mailly d’évoquer les procédures de licenciement. Reconnaissons aux « Grandes voix » qu’elles le laisseront développer son point de vue, sans le couper, pendant 1 minute et 20 secondes. Enfin plus exactement, un « premier élément », qui n’aura pas de « second » puisque Emmanuel Duteil le coupe pour proposer un contre-argument qui ne répond en rien à celui de Mailly, mais qui ne manque pas d’audace :
– Emmanuel Duteil : « En même temps, cette loi vous envoie quand même également beaucoup de pouvoir, puisque tout ce que vous dites devra être validé par des accords majoritaires des syndicats. Est-ce que du coup, au sein même des entreprises, vous n’aurez pas le pouvoir d’une certaine manière ? »
Jean-Claude Mailly, qui curieusement semble contester cette vision des choses, tente de faire « l’histoire » des « accords majoritaires », mais Duteil le presse d’arriver à sa conclusion : « Donc au final, vous êtes quand même renforcés vous aussi syndicalistes avec cette loi ! »
« Non », répond Mailly, qui s’entête. Duteil change alors son fusil d’épaule : « Mais là vous parlez beaucoup en négatif. Ce projet de loi, il a aussi pour vocation d’aider des entreprises qui sont en développement et d’offrir justement de la souplesse… »
Mailly préférant parler de « droits » qu’on retire aux salariés, Olivier Duhamel le coupe pour prendre un exemple « précis et concret, sur le problème du référendum » : « Si les gens ont écouté “Europe matin”, ils ont entendu le cas de la Fnac exposé par Alexandre Bompard [1] », exposé sans doute aussi impartial que le résumé qu’en propose Duhamel. Résumé suivi d’une question du même acabit : « Est-ce qu’il serait pas légitime, dans une hypothèse comme celle-là, qu’il y ait un référendum ? C’est-à-dire que si vous avez une majorité des salariés… C’est pas parce qu’ils ont voté pour vous à un truc avant [2] qui fait que vous avez eu plus de 50%, parce que vous avez de toute façon pas plus de 50% qui se sont syndiqués pour vous, c’est le résultat d’un vote […] On vérifie ! s’ils le veulent ! […] pourquoi des syndicats pourraient l’empêcher ? Les gens arrivent pas à comprendre, ça ! » Car si Duhamel ne sait pas si les gens écoutent « Europe matin », il sait ce qu’ils arrivent ou n’arrivent pas à comprendre, et même ce qu’ils pensent, selon un échange ultérieur. Mailly ayant en effet avancé que le référendum était une façon de « court-circuiter » les gens qui n’étaient pas d’accord, il se fait vertement reprendre par Duhamel : « On les court-circuite ! On donne la parole aux gens qui sont concernés, voyez… Les gens ont du mal à vous suivre là, parce qu’ils pensent que vous vous accrochez à un pouvoir… »
La discussion glisse alors sur le plafonnement des indemnités de licenciement, qui ne trouve là encore pas grâce aux yeux du syndicaliste de FO. La conclusion est sans appel : Mailly est un incorrigible pessimiste « négatif ». Une question tout de même, d’Emmanuel Duteil, pour s’en assurer : « Mais du coup rien ne trouve gré à vos yeux [sic] dans ce projet de loi ? » Jean-Claude Mailly fait alors la liste de quelques autres dispositions qui lui semblent problématiques ou inacceptables, quand Olivier Duhamel, qui commence visiblement à perdre patience, lui lance sans ménagement : « Le compte personnel d’activité vous êtes pour quand même, non ? », Jean-Claude Mailly répond qu’en effet, il y a un accord dont FO est signataire. « Bon, ça fait un point positif ». Oui, mais… « on va voir comment ça va être repris », tempère Jean-Claude Mailly. « Bon, un point peut-être positif », tempête Olivier Duhamel. Un point peut-être positif qui ne changera rien au bilan là encore très « négatif » qu’Emmanuel Duteil tire de cette frilosité syndicale : « Mais si vous on écoute bien, il n’aurait rien fallu changer. Là cette loi, elle est quand même destinée à dynamiser le marché du travail pour essayer de créer de l’emploi. »
Mailly conteste alors la « logique libérale » qui préside à la loi El Khomri. Mais une nouvelle coupure publicitaire l’interrompt, et Poincaré engage ensuite le débat sur un point tout à fait crucial : « Vous l’appelleriez réforme El Khomri, ou réforme… un autre nom ? Qui est le maître d’œuvre de cette loi ? » Mailly déclare y voir « la patte de M. Macron » et du secrétaire de l’Élysée Jean-Pierre Jouyet. « Et peut-être de François Hollande ? », suggère Serge July. Mailly acquiesce. « Donc vous parlez de la réforme Macron-Jouyet », résume Poincaré. « El Macron », propose le taquin Serge July. Le docteur en droit public Olivier Duhamel intervient alors pour élever le débat : « Ce sont des gros mots d’ailleurs pour vous : libéral c’est un gros mot, Macron c’est un gros mot »…
Mailly étant revenu à sa marotte, consistant à pointer non des « hommes » mais une « démarche », une « révolution libérale », Emmanuel Duteil tente une nouvelle approche : « Et si le bout du bout était la création d’emplois, en quoi ça serait mal ? » Pas convaincu par la réponse de Mailly, sceptique sur l’efficacité et sur le type d’emploi créé, Poincaré le relance : « La question d’Emmanuel Duteil n’était pas idiote : “et si ça marchait ?” »
Mailly dispose alors de 40 secondes pour répondre à cette « question », avant que July ne reformule sa réponse :
– July : « Il faut ne rien changer pour que rien ne change… »
– Mailly : « Non, ça ne veut pas dire “il ne faut rien changer ”, mais il faut arrêter de changer tout le temps »
– July : « Ben oui mais là vous nous dites “faut rien changer !” »
Et quelques secondes plus tard, ne tenant aucun compte de la réponse de Mailly (mais reconnaissons qu’il ne lui avait pas posé de « question » à proprement parler), Serge July pose cette fois une vraie question, essentielle – sur « l’air » de Jean-Claude Mailly : « Je voulais vous demander, vous avez l’air d’avoir été surpris, ça vous a surpris ce projet ? Vous avez l’air surpris ! C’est quand même étonnant… [Mailly essaie de distinguer : « pas surpris sur certaines choses… ». July poursuit :] Vous étiez au courant, vous étiez consulté [3]… et le président de la République et le Premier Ministre avaient dit : “On va continuer les réformes jusqu’au bout”, et c’est annoncé sur des rails… »
Question : Serge July veut-il vraiment savoir si Mailly est surpris, ou veut-il simplement lui suggérer de dégager la voie, libérant les « rails » sur lesquels roulent des « réformes » dont il était « au courant », et auxquelles, à ce titre, il serait « étonnant » qu’il s’oppose sérieusement ?
Non, non, non et non
La discussion roule alors sur la qualité du « dialogue social », le licenciement pour raison économique, la « faute de débutant » de Myriam El Khomri agitant la menace du « 49.3 »… quand Olivier Duhamel, qui connaît si bien « les gens », se mue en conseiller de communication syndicale. Pourquoi ? Parce que ceux qui s’opposent à cette réforme, isolés et maladroits, sont mal partis : « Mais est-ce que vous pensez pas que pour convaincre les Français, enfin des Français en nombre, parce que… y’a un problème, c’est qu’une partie en tout cas de ces mesures, spontanément, quand on interroge les gens, ils sont vraiment beaucoup… ils sont majoritairement d’accord… »
« Majoritairement d’accord » ? En tout cas, dans les jours qui suivront, les gens seront « vraiment beaucoup » [4] à signer la pétition contre la loi Travail – et vraiment très peu à signer celle lancée par Dominique Reynié pour la soutenir [5]. Mais ce n’est pas une preuve, et Olivier Duhamel doit avoir des informations solides. En tout cas, le problème est là, il faut convaincre « les Français », et Duhamel a la solution : « Est-ce que ça serait pas mieux à ce moment-là de dire “ben ça d’accord, ça peut-être, et ça non”, au lieu de dire comme vous faites depuis le début “Non, non, non, non, et non” ? »
Après avoir passé une demi-heure à demander à Mailly la liste des points qu’il conteste, et, au lieu de l’interroger sur les raisons de cette contestation ou sur les propositions alternatives qu’il pourrait formuler, à lui opposer les arguments foudroyants qu’on a vus, la conclusion s’impose : le « syndicaliste en colère » ne connaît qu’une « réaction », dire « non » – alors qu’il serait tellement mieux de dire « d’accord » ! Et Nicolas Poincaré de lui trouver aussitôt un surnom bien ajusté : « Et pour l’instant on a surtout entendu Monsieur Niet [6], comme le faisait remarquer Olivier Duhamel… Monsieur Niet on vous retrouve juste après la pub. »
Certes, « après la pub », Olivier Duhamel reconnaîtra que cette fois – « pour la première fois », dit-il –, la gauche au pouvoir non seulement « ne donne pas du plus aux salariés », mais « enlève, et dans des proportions considérables ». Mais ce n’est pas une raison pour dire « non » – ça serait même plutôt une raison pour dire « oui », ou en tout cas, pour faire preuve de compréhension, et même d’empathie vis-à-vis d’une « gauche au pouvoir » dont la vie n’est pas rose tous les jours : « Ce n’est pas pour se faire plaisir qu’ils font ça, c’est parce qu’on est dans une situation dans laquelle la France est complètement bloquée quand même, ça ne les amuse pas de faire ça, c’est pas rigolo pour un gouvernement de gauche de faire ça. » Et l’on devine que pour un éditocrate d’Europe 1, devoir l’expliquer à un « syndicaliste en colère », ce n’est pas non plus une partie de plaisir. Mais si ça peut aider à « débloquer la France » !
Rien de nouveau sous le soleil : pour accueillir sous les vivats une nouvelle avancée de « la réforme », c’est-à-dire une régression « considérable », selon Olivier Duhamel lui-même, des droits des salariés, les fondamentaux sont bien en place. Ceux qui s’y opposent seront tolérés dans les médias, à condition d’enfiler la panoplie du « Monsieur Niet », contestataire par principe et/ou idéologie, d’être interrogé par une brochette d’éditorialistes du bord opposés déguisés en intervieweurs, et d’accepter sans trop broncher leurs partis pris maquillés en « questions ». À ce prix, on peut disposer d’un temps de parole non nul, comme celui qui fut octroyé, ce soir-là, à Jean-Claude Mailly. Un prix cependant assez élevé, quand on considère à quel point cette parole a été parasitée par ceux-là mêmes qui étaient censés la recueillir.
Olivier Poche