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Lire, sur la presse économique, Critique de la raison journalistique, de Julien Duval

par Henri Maler,

Présentation et résumé du livre de Julien Duval, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France [1]. Une simple incitation à le lire pour pouvoir le discuter.

Les débats sur « la presse et l’argent » revêtent des formes rituelles qui opposent ceux qui, soulignant l’emprise de l’économie sur les médias, se bornent trop souvent à mettre en avant les pressions et les ingérences directes et intentionnelles des acteurs économiques et des propriétaires, et ceux qui, notamment parmi les journalistes eux-mêmes, se prévalent de leur indépendance personnelle et de leur capacité à résister aux pressions. Comme si l’opposition majeure était celle de la « corruption » et de la « vertu ». Dans cet ouvrage, Julien Duval s’efforce de renouveler la question des rapports entre l’économie et les médias en transformant sa formulation et les méthodes de son examen, non pas en les étudiant dans leur globalité, mais en se proposant de « les saisir en un point stratégique par l’étude d’un objet empirique circonscrit et peu étudié, le journalisme économique ».

Chemin faisant, l’auteur s’efforce d’expliquer, en multipliant les mises en perspective, pourquoi et comment se construit une vision économiste de l’économie - et propose des pistes pour d’éventuelles généralisations.

Un résumé

Les résultats de l’étude sont distribués en quatre chapitres qui proposent successivement : 1/ Une (brève) histoire du journalisme économique ; 2/ Une analyse du champ du journalisme économique ; 3/ Une étude de ses transformations dans les années 1980 et 1990 : 4/ Une enquête sur le magazine « Capital » (M6). En résumer le contenu, comme on tente le faire ci-dessous, ne permet pas autant qu’il le faudrait de restituer la démarche de l’auteur que l’on s’efforcera pourtant de rendre perceptible.

1. Logiques économiques et croyances démocratiques. Sur l’histoire du journalisme économique

Pour éclairer la période qui s’ouvre dans les années 70, avant de centrer l’analyse sur les années 80 et 90, Julien Duval propose un « détour historique » en plusieurs temps.
- Première période : le XIXe siècle. Ou : comment la presse économique, se développe en relation très étroite avec le monde économique (l’industrialisation de la presse, les premiers journaux financiers) et dans une situation de très forte dépendance éditoriale, particulièrement à l’égard des milieux financiers.
- Deuxième période : de la fin du XIXe siècle à la coupure que marque la Libération. Ou : comment, alors que la presse reste très dépendante, les relations entre la presse et l’économie commencent à être posées en problème public par les forces politiques, des intellectuels et des porte-parole de la profession (qui pour obtenir des avantages matériels, sont obligés d’afficher des préoccupations morales et de « moraliser » la profession). A partir des années 1930, l’Etat prend part à une certaine « moralisation » des relations entre le journalisme et l’économie.
- Troisième période, dans le prolongement de la précédente. Ou : comment s’affirme une forme d’autonomisation croissante, mais relative, de l’information économique.

 « Zola et l’économie des “tripotages” ». Le roman d’Emile Zola L’Argent constitue un témoignage « quasi-sociologique » sur la naissance de la presse économique. Zola montre que les milieux d’affaires ont joué le rôle moteur dans la naissance de cette presse, qu’ils ont d’emblée chercher à l’instrumentaliser, en y plaçant des rédacteurs « que Zola décrit comme dociles ou/et cyniques » et peu regardants sur ce que Zola appelle les « tripotages ».

 « Critiques de l’économie journalistique » Les années 1890 marquent le début d’une deuxième période. Un débat sur les relations entre « la presse et l’agent » et sur la nécessité de les moraliser prend naissance. Les « croyances démocratiques » sur le rôle attribué aux journalistes nourrissent ce débat qui débouche, dans les années 1930 puis à la Libération, sur des mesures visant à limiter l’emprise des milieux économiques sur la presse et à stigmatiser les tentatives d’instrumentalisation les plus grossières. Cette évolution marque aussi durablement « l’idéologie professionnelle » des journalistes qui se mettent à condamner les formes de pression ou de corruption les plus visibles.

 « L’invention du “journalisme économique” ». « Les décennies d’après guerre constituent, au moins jusque dans les années 1970, une période déterminante dans l’histoire des rubriques économiques » : une période qui se caractérise par une relative « autonomisation » du journalisme par rapport à l’économie ; une évolution portée par le climat politique de cet après-guerre. Prévaut alors un « consensus keynésien » qui prédispose les générations de l’après-guerre à « relayer des visions politiques qui affirment la nécessité, en matière économique, d’une intervention étatique ». En outre, les technocrates modernisateurs, à travers les rapports qu’ils rédigent, parce qu’ils ne s’en tiennent pas à des considérations sur la seule efficacité économique immédiate, confortent l’exigence d’autonomie. De plus, la fondation en 1956 et l’activité de l’Association des journalistes économiques et financiers (AJEF), sont le signe de l’invention d’un « journalisme économique » proprement dit. Enfin cette invention (ou ce renouvellement) se manifeste à travers la création de nouveaux médias, comme Le Monde, Europe 1 et L’Expansion. Ce dernier, par exemple, vise un public de cadres et refuse, dès sa création, la publicité financière. De nouvelles façons d’aborder l’économie apparaissent : l’économie est traitée comme une question politique et reliée à ses incidences sociales.

 « La transformation des luttes entre la presse et l’argent ». Mais l’évolution qui se produit entre les années 1950 et 1970 est à double tranchant. D’un côté, il émerge bien un journalisme économique plus indépendant des milieux d’affaires. Mais, d’un autre côté, les entreprises qui se trouvent privées de certains des leviers par lesquelles, avant-guerre, elles pesaient sur la presse, se mettent à développer des techniques plus subtiles pour influer sur les journalistes : c’est à cette époque, par exemple, que se développe la communication d’entreprises et des stratégies correspondantes, qui sans recourir – en général - à la pression directe (et visible) ou aux pratiques « vénales » produisent des effets similaires, comme le relèvent d’ailleurs certains journalistes économiques eux-mêmes. Avec le temps, ces pratiques se banalisent sans susciter de réflexion collective et s’intègrent à l’ordinaire journalistique. Les relations entre les milieux économiques et les médias sont « un rapport de forces ». Or, si, pendant les années 1950 à 1970, les journalistes ont gagné en indépendance, les milieux économiques ont, en quelque sorte, pris un coup d’avance : ils ont mis au point des techniques plus subtiles pour peser sur les journalistes quand l’idéologie professionnelle de ces derniers demeurait largement prisonnière d’une vision ancienne selon laquelle le journalisme peut se considérer « libre » dès lors que les pressions les plus grossières et les « tripotages » du 19e siècle n’ont pas cours.

 « Qu’est-ce que le journalisme économique ? ». Cette histoire, brièvement évoquée se poursuit dans les années 1980 et 1990, auxquelles est consacrée la suite de l’ouvrage. Aussi, plutôt que de la conclure ici, l’auteur préfère insister sur quelques caractéristiques du groupe que forment les « journalistes économiques ». Les groupes professionnels ne diffèrent en effet pas seulement les uns des autres par le type d’activité qu’ils exercent, mais aussi par leur cohésion, leur « consistance », le degré auxquels ils constituent une force mobilisée : certains groupes sont très atomisés, quand d’autres sont très soudés autour d’une morale ou d’une idéologie commune et constituent de véritables groupes de pression politique. L’idée défendue ici est que « les journalistes économiques » et, sans doute plus généralement, « les journalistes », forment un groupe en réalité assez peu soudé, ce qui réduit leur poids dans les rapports de forces qui l’opposent à des pouvoirs comme les milieux économiques.

Ce détour historique, on le voit, permet, en mettant évidence l’évolution des forces en présence et celle de leurs rapports, de constituer un cadre d’analyse qui introduit la reconstitution sociologique du champ du journalisme économique en France à la fin des années 1990.

II. Le champ du journalisme économique en France à la fin des années 1990

Comment comprendre le fonctionnement de ce sous-espace constitué par le journalisme économique ? En proposant une « description en terme de champ ». Un champ, c’est-à-dire un espace de positions dont les relations (des rapports de forces et de lutte) permettent d’appréhender l’ensemble du journalisme économique et ses différenciations.

 « Entre le journalisme et l’économie ». Le champ du journalisme économique est un champ traversé par deux grandes logiques : la logique économique et la logique professionnelle. La question, dès lors, est de savoir si les forces qu’elles mettent en œuvre sont des forces qui se combattent ou, au contraire, des forces qui se soutiennent mutuellement.

 « Professionnalisme et intégration au champ économique ». L’exploitation statistique des données qui rendent compte de ces deux logiques permet de dégager la structure du journalisme économique dans les années 1990 :
- Les indices d’intégration au champ économique font ressortir l’existence de différenciations entre les entreprises : une inégale conformité au modèle de l’entreprise privée, des distinctions entre celles qui sont les plus conformes au modèle capitaliste. Ce degré de conformité se mesure également à la taille de l’entreprise et la place prise par la publicité : son volume et son contenu. Il apparaît alors que les entreprises médiatiques sont, pour la plupart, des entreprises capitalistes dont l’un des objectifs principaux est la réalisation de profits.
- Les indices relatifs à l’excellence professionnelle (mesurée quantitativement par la capacité de production de l’information et par l’importance des reprises) font ressortir une polarisation entre les médias les mieux intégrés au champ économique et les médias « alternatifs ». Avec cette conséquence : « La distribution du capital journalistique semble […] épouser largement la distribution du capital économique. »

 « La radio et la télévision comme médias de reprise » - Les mêmes indices font ressortir l’existence d’un troisième pôle à côté de la pressé écrite dominante et de la presse alternative : la radio et la télévision.

 « La dynamique des cadres ». Or si le champ du journalisme économique « ne forme pas une entité indifférenciée », les principaux acteurs de la presse économique ont comme principal point commun « d’intervenir sur un même sous-marché de lecteurs, celui des patrons, cadres et épargnants. » Conséquence : « En matière de différenciation des médias, un critère important tient au degré auquel chaque média participe des logiques publicitaires orientées vers la recherche de lecteurs dotés d’un fort pouvoir économique. »

 « Une lutte inégale pour la définition de l’“économie” » « Le journalisme économique contemporain est le lieu d’une lutte pour la définition de “l’économie” qui met aux prises des entreprises différenciées et inégales ». C’est ce que montre notamment « la façon dont les services économiques sont organisés au sein des rédactions et le découpage des rubriques » au sein des trois pôles dégagés par l’analyse. Ainsi, une trentaine de rubriques n’existent que dans les médias dominants et traitent « d’informations qui ont un intérêt pratique pour les dirigeants économiques, les cadres ou les épargnants ». Médias de reprise, la radio et la télévision ne disposent que de peu de rubriques qui leur soient propres. Elles adaptent l’information, « tantôt en insistant sur la dimension sociale des événements […] tantôt à faire ce que certains appelle de la “pédagogie” ». A l’instar de Jean-Marc Sylvestre. En revanche, « la presse alternative dispose de rubriques très spécifiques qui n’existent nulle part ailleurs » (comme le logement) […] « A l’espace du journalisme économique, il est possible de superposer un espace des visions journalistiques de l’économie, signe d’une homologie entre les structures et les discours économiques ».

 « L’économie, une question de point de vue ». L’analyse de l’espace, des visions de l’économie montre que celles-ci ne sont pas de force égale. Celle qui est le plus souvent véhiculée par les médias dominants, - ceux qui concentrent le plus de moyens économiques et la légitimité à l’intérieur de la profession - est, de loin, la plus puissante. Elle se focalise sur les entreprises et sur les zones géographiques dotées d’un poids économique important. Elle privilégie certains « problèmes » plutôt que d’autres : la « croissance », plutôt que « le chômage », par exemple. Les sujets dits sociaux, comme les grèves ne sont évoquées que dans des circonstances exceptionnelles ou en raison de leur incidence économique. Ainsi, « le journalisme économique tend à épouser les critères de perception qui prévalent dans les directions des entreprises privées. » Les enjeux humains et techniques de certains événements tendent à être neutralisés. Ce qui est vrai de l’encodage des informations l’est aussi de leur décodage qui n’est accessible, pour l’essentiel, qu’à des agents engagés pratiquement dans le champ économique.

 « Eléments de sociologie compréhensive ». On comprend dès lors que, très généralement, les logiques professionnelles légitiment la dépendance des médias à l’égard du monde économique. Cette conclusion n’est-elle pas contradictoire avec le sentiment qu’ont bien souvent les journalistes économiques de travailler « librement » et « en toute indépendance » ? L’auteur défend l’idée qu’il n’en est rien. Si les journalistes économiques voient très souvent leur professionnalisme comme un garde fou contre les pressions des pouvoirs économiques, c’est que l’idéologie professionnelle du journalisme (voir la première partie du livre) ne condamne que les formes les plus extrêmes d’instrumentalisation. Le sentiment de « liberté » et d’« indépendance » qu’éprouvent les journalistes économiques est en partie une illusion qui tient au fait qu’ils n’ont qu’une conscience très partielle des mécanismes diversifiés par lesquels le monde économique « contrôle » les médias.

Une fois analysé le champ du journalisme économique et quelques-uns de ses effets, reste à étudier comment il se transforme.

III. Un espace de transformations

Il s’agit au fond ici d’analyser une quatrième période distincte de celles qui ont été évoquées dans la première partie de l’ouvrage. Pour rendre compte des transformations récentes du journalisme économique, Julien Duval propose de se concentrer sur quelques cas privilégiés, particulièrement Capital, Le Monde et Libération, de s’intéresser aux changements intervenus dans les mesures d’audience et d’étudier le recrutement des journalistes économiques. On l’observe dans le contenu :

 « Marketing et dépolitisation » (le cas de Capital). Dans les années 1990, le succès Capital est un exemple privilégié des transformations à l’œuvre. Ce mensuel a marqué une petite révolution dans le monde de la presse économique française. C’est un journal qui a la particularité d’être très étroitement conçu en fonction de préoccupations de marketing. En termes de contenu, il procède à une dépolitisation de l’économie, liée particulièrement à l’importance accordée aux sujets « pratiques ».

 «  Le Monde et Libération font les échos ». Dans le même temps, les pages économiques des quotidiens politiques se transforment, par exemple au Monde où de pages accordant beaucoup d’importance aux conflits sociaux, à la macro-économie, à l’économie des « pays en développement », on passe à des pages « Entreprises » tournées vers les stratégies des grandes entreprises américaines, européennes ou japonaises, la multiplication de suppléments « Argent », « sicav », de conseils en placement.

 « Recruter des cadres » (Les études d’audience et le recrutement des journalistes économiques). Aux études d’audience réalisées au sein d’un GIP (presse-annonceurs), utilisant les catégories de l’INSEE pour population globale succèdent des études d’audience réalisées par instituts de sondages pour les annonceurs et les publicitaires avec des catégories de plus en plus sophistiquées et spécialement conçues pour mesurer très finement l’audience dans les catégories à plus fort rendement publicitaire (les « ménagères de moins de 50 ans » et, pour la presse écrite, les « CSP + », les « cadres actifs », les « décideurs », les « hauts revenus ». Un certain nombre des titres créés depuis les années 1950 ont toujours visé les cadres, mais les cadres qu’ils visent ne sont pas exactement les mêmes et ils le font avec des méthodes de plus en plus sophistiquées (études d’audience, vu-lu, enquêtes de marketing parfois très poussées comme dans le groupe Prisma Presse) disputent les mêmes cadres. Ces logiques publicitaires sont d’autant plus un facteur d’hétéronomie qu’elles paraissent recouper les logiques professionnelles qui avaient permis un gain d’indépendance par rapport à l’économie. En effet, traditionnellement, la profession opposait la presse (asservie) au service des forces économiques (propriétaires, annonceurs) à la presse (libre) au service du lecteur. Ici, on sert les lecteurs (mais, très préférentiellement, les lecteurs qui ont la plus forte valeur publicitaire et qui sont très intégrées au monde économique. En même temps que la course aux « cadres actifs » du secteur privé est devenue un enjeu essentiel dans la concurrence entre les titres de presse, le recrutement des journalistes économiques s’est uniformisé autour de profils sociaux et scolaires très proches de ces mêmes « cadres actifs » du secteur privé. Alors que les journalistes économiques des générations antérieures avaient, pour certains, des caractéristiques sociales qui les rapprochaient d’enseignants ou d’universitaires, les plus jeunes sont très souvent issus des formations de l’enseignement supérieur qui produisent les cadres, voire les décideurs, des grandes entreprises privées.

 « Journalisme économique et société néo-libérale » (l’homogénéisation des lectorats et l’uniformisation de l’information économique). En guise de conclusion des transformations du journalisme économique, l’auteur avance l’hypothèse que ces transformations, dans les années 1980 et 1990, pourraient être un aspect de la progression en France d’une « société néo-libérale » qui, sociologiquement, se caractériserait par le rôle toujours plus important du « capital économique ». En s’attachant aux statistiques sur les lectorats des différents quotidiens nationaux, généralistes et économiques, il montre que l’uniformisation du traitement de l’économie dans la presse sur la période récente est liée à une uniformisation du lectorat des différents quotidiens qui se disputent les fractions des classes moyennes et supérieures les mieux dotées en ressources économiques et les plus liées au secteur privé.

Les résultats des deux chapitres précédents sont, en quelque sorte, réinvestis dans un étude de cas qui permet de les vérifier, de les compléter et de les préciser.

IV. Ethique journalistique et esprit du capitalisme. L’émission « Capital » (M6)

La propension du journalisme économique à véhiculer une vision économiste de l’économie analysée d’un point de vue général dans les deux chapitres précédents est vérifiée sous forme d’une analyse plus concrète d’une émission particulière. La monographie consacrée à « Capital » montre que cette propension n’a rien d’accidentel, elle est inscrite dans les dispositions des journalistes et le dispositif de l’émission.

 « De nouvelles dispositions journalistiques ». Ces dispositions sont d’abord celle du concepteur de l’émission ‘qui au moment de l’enquête en était le présentateur) : Emmanuel Chain qui a la particularité d’être passé par HEC (c’est le cas de peu de journalistes), et qui conçoit ce passage comme une étape dans sa trajectoire de journaliste. A ses yeux, le monde économique est une donnée, quelque chose de ludique, dont il accepte tout à fait les principes. De là une tendance à trouver « stimulant » ou « normal » ce que d’autres verraient comme des contraintes.

 « Chef charismatique et travail collectif  ». Emmanuel Chain « personnifie un collectif en quelque sorte à son image ». Ses caractéristiques personnelles aident à comprendre qu’il ait pu jouer un rôle de « tampon » entre une équipe de journalistes, les responsables de la chaîne et les forces économiques dont M6 dépend.

 « Une demande à deux faces ». Le chef et l’équipe sont ajustés aux demandes spécifiques d’une chaîne comme M6, pour qui l’émission doit atteindre à la fois des objectifs commerciaux (l’audience) et des objectifs d’ordre symbolique (contribuer à l’image de la chaîne).

 « Une offre à deux faces ». L’émission s’adresse donc à la fois à un large public et à un public plus restreint de journalistes et d’observateurs de la télévision dont elle attend la reconnaissance. Or celle-ci a connu un double succès : un succès commercial et un succès critique. Le premier se mesure aux scores d’audience que l’émission a régulièrement réalisés. Le second se voit dans ce que la presse écrite a pu écrire à son sujet : « Capital » s’est construit une réputation de magazine sérieux et rigoureux d’un point de vue journalistique.

 « Un public composé ». Alors que ces succès tendent à s’exclure mutuellement, « Capital » touche une cible de cadres sans s’aliéner les autres publics. Le magazine se caractérise par un dosage habile entre des sujets qui séduisent ceux qui font, dans le milieu journalistique, la réputation des programmes, et des sujets qui, quelquefois un peu « racoleurs », sont d’un bon rendement en termes d’audience.

 « Une politique des “coups” ». « Le succès commercial et critique de Capital repose au moins partiellement sur la réalisation de “coups“ » que l’équipe a réussi et qu’elle a réussi à mettre en valeur. Elle a su innover dans ses premières années, en traitant de sujets rarement mis en image jusqu’alors. De façon irrégulière, mais souvent spectaculaire, elle recourt à des mises en scènes s’inscrivant en faux contre les vérités officielles que professent, par exemple, de grandes entreprises dans leurs opérations de communication.

 « Le “feuilleton de l’économie” ». L’émission répond à certains critères du « journalisme d’investigation. Mais son succès tient aussi à une formule qui a imposé un « style » : la programmation des thèmes, l’ordre des reportages, la conception de chaque reportage, l’importance du montage, concourent à définir l’émission. Celle-ci recourt à des techniques empruntées à l’écriture dramatique ou cinématographiques, avec pour objectif de raconter des histoires.

 « Le sens du marché et ses limites ». Le discours de « Capital » sur l’économie repose sur un savant équilibre. Les journalistes de « Capital » sont partie prenante du monde économique dont ils parlent et dont ils partagent les croyances, avec une évidente sympathie pour les « bienfaits » du marché : ses acteurs et ses produits. L’éloge pourtant n’est pas aveugle. Il est tempéré par la recherche d’un certain « équilibre » et un sens des limites qui implique un minimum de distance critique.

 « La transparence du marché ». L’émission répond ainsi simultanément aux contraintes professionnelles et économiques qui s’imposent à elle par un éloge tempéré de l’économie de marché. Elle mettrait en danger le crédit dont elle bénéficie dans la profession journalistique si elle était une pure ode à l’économie. Inversement, si elle poussait trop loin sa critique des entreprises et du marché, elle mettrait son existence en péril sur une chaîne comme M6. Certains reportages font du tort à des entreprises privées mais la dénonciation marginale de quelques « excès » du capitalisme apparaît finalement comme le prix modeste que le monde économique doit payer pour une émission qui, dans l’ensemble, légitime beaucoup plus le système économique existant qu’elle ne contribue à une réflexion critique à son sujet.

* Conclusion. L’auteur reformule une idée centrale du livre : « avant de servir secrètement les intérêts d’une quelconque puissance économique, hier le Comité des Forges aujourd’hui Bouygues ou Dassault, [le journalisme économique] diffuse d’abord, et en quelque sorte au grand jour, les croyances et les visions du monde associées à l’économie libérale. » En s’appuyant sur quelques exemples, il suggère que les rubriques économiques et leurs transformations dans les années 1980 et 1990 donnent à voir, sous une forme particulièrement visible, des phénomènes qui concernent l’ensemble du monde journalistique : une dépendance accrue au monde économique qui va de pair avec une vision de plus en plus « économiciste » du monde social. Il souligne pour finir qu’en l’état actuel, le pôle « alternatif » mis en évidence dans le deuxième chapitre est, malgré l’influence limitée qu’il exerce, la force la plus à même d’accroître « l’autonomie du champ journalistique par rapport à l’économie » : l’analyse des évolutions récentes montre qu’il y a peu de choses à attendre de journaux qui, comme par exemple Le Monde ou Libération, avaient pu, dans la période antérieure, incarner « des formes de résistance aux influences venues du monde économique ».

Henri Maler

 
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Notes

[1Collection Liber, Le Seuil, octobre 2004, 370 pages, 26 euros.

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