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Les fonds d’investissement à l’assaut des médias

par Daniel Sauvaget,

Les fonds d’investissement, structures purement financières à vocation spéculative, sont de plus en plus présents dans les médias, la communication et les industries culturelles. Dans ces secteurs très sensibles déjà dominés par une intense marchandisation, ils incarnent de manière crue les logiques du moment, concentrées sur la recherche de plus-values au détriment de toute autre préoccupation, sociale, culturelle et tout simplement industrielle.

Omniprésents sur le marché des rachats d’entreprises, ils achètent, ils vendent, ils s’emparent, mais pour quelques années seulement, de maisons d’édition, de câblo-opérateurs, de sociétés de téléphone, de satellites de communication, de services Internet - avec les mêmes méthodes et les mêmes buts que lorsqu’ils reprennent immeubles de rapport, commerces à succursales multiples, circuits de salles de cinéma, boutiques de bookmakers, chaînes de pizzerias, d’hôtels, de casinos, de laveries automatiques...

La revente leur rapporte des plus-values qui leur attirent des admirateurs - et des investisseurs. Ne conservant que peu de temps leurs acquisitions, ce sont de purs gestionnaires-spéculateurs. Ils ne calculent qu’à court terme, garantissant aux capitaux qui leur sont confiés des retours sur investissement de 20%, voire davantage. Stimulés par la dérégulation financière internationale, ils symbolisent la suprématie des stratégies financières dans les activités économiques jusque dans la propriété des médias. Là comme ailleurs ils sont la forme la plus aboutie de la recherche de super-profits - et apportent une preuve de plus, s’il en était besoin, que la presse, le livre, les médias culturels, l’audio-visuel, sont des entreprises marchandes.

L’irruption des fonds d’investissement dans les médias :

Les fonds d’investissement sont apparus dans le secteur, en France, lorsque l’américain Carlyle tenta de mettre la main sur la Socpresse en 1999 (ce fut la raison de l’intervention du chevalier blanc Dassault, première étape vers l’acquisition du groupe), lorsque l’anglais 3i (= Investment In Industry) entra pour 20% dans le capital de Libération - où il ne détient plus que 10,5% du capital depuis l’intervention d’un autre financier, Edouard de Rothschild - et lorsque la presse technique, professionnelle et médicale de Vivendi qui n’entrait pas dans la stratégie de Jean-Marie Messier a été cédée à un consortium de fonds anglo-américain [1]. Certains fonds sont en première ligne : les britanniques Advent International (qui déclare avoir collectionné 25 entreprises de médias en Europe), Apax Partners (presse spécialisée, câble, satellites, téléphonie, annuaires), 3i Group, Cinven, ou, aux Etats-Unis, Bain Capital, KKR, Spectrum Equity Investors, entre autres.

D’origine américaine et britannique le plus souvent, les fonds d’investissement sont de plus en plus actifs en France et en Europe continentale. Dotés d’une forte capacité de mobilisation de capitaux, ils sont devenus un sujet vedette dans les colonnes de la presse, longtemps admirative devant leurs « performances ». Le palmarès de ces sociétés d’investissement de « private equity » (capitaux privés), non cotés en bourse, s’épaissit régulièrement. En voici un échantillon représentatif :

 En 2002 Vivendi a cédé les sociétés de presse Tests (informatique), Moniteur (bâtiment et travaux publics, architecture), Groupe Industries Services Info (GISI, avec L’Usine nouvelle), La France agricole, ainsi que son pôle santé (Quotidien du médecin, Quotidien du pharmacien, Editions Masson, répertoires Vidal) ; les fonds acquéreurs, Cinven, Carlyle et Apax Partners, ont revendu le groupe Moniteur à un autre fonds dès janvier 2004 , puis le groupe de La France agricole début 2005. Quant à la presse médicale, pharmaceutique et vétérinaire, elle a été cédée dès l’été 2003, de même que les Editions Masson en 2004, puis le Vidal en 2005. La vente de GISI est d’ores et déjà annoncée à l’horizon 2006. Si le recours à la vente par lots (« par appartements ») a majoré le profit des trois fonds associés, le groupe Tests, le plus moderne en quelque sorte, est conservé pour le moment, avec un effectif réduit de plus du quart malgré l’augmentation du nombre de titres édités.

 Après avoir acquis Kluwer Academic, Cinven et Candover ont acheté l’ensembles des publications scientifiques et techniques de Bertelsmann, constituant ainsi le N°2 mondial de la spécialité.

 Cinven, toujours lui, a acheté en décembre 2004 les réseaux câblés TV+ Internet de Numericâble (filiale de Vivendi-Canal+) et de France Télécom, associé à l’opérateur Altice - Cinven, majoritaire dans le capital de la nouvelle société, s’est attribué en outre le contrôle de son partenaire, gestionnaire de réseaux en Alsace, Belgique et Luxembourg.

 TDF (Télédiffusion de France), ancien monopole public gérant l’infrastructure de la diffusion télévisuelle, a été racheté au fur et à mesure du retrait programmé de France Télécom (2002-2005), par les fonds d’investissement Charterhouse et CDC Ixis - ce dernier, créé par la Caisse des Dépôts puis filialisé par les caisses d’épargne, symbolise la conversion de nos institutions financières aux mœurs de ce milieu.

 En 2003, la faillite de Kirch, le deuxième groupe de télévision privée allemand, a stimulé les fonds anglo-américains, venus se substituer aux banques qui détenaient les créances. La chaîne à péage Premiere a été reprise par le britannique Permira « aux cotés du management » ; redressée au prix de mesures radicales (licenciement d’un tiers du personnel, diffusion de films pornographiques, acquisition coûteuse des droits du championnat de football), elle est l’objet d’une nouvelle stratégie destinée à permettre à Permira de récupérer sa mise grâce à une introduction partielle en bourse. Une autre possession de Kirch, le groupe Pro7Sat1, composé de quatre grandes chaînes câble-satellite et de chaînes de jeux et de téléachat, a été acquise par un consortium de fonds anglais et américains. Sa prospérité actuelle, « fruit de sa discipline et de ses efforts de réduction des coûts » selon la direction, facilitent les grandes manœuvres associant revente avec plus-value et constitution d’un grand groupe multimédia autour de la presse Springer. [2].

 En Allemagne, le groupe de presse Berliner Verlag (Berliner Zeitung, Berliner Kurier, et le city-magazine Tipps) a été vendu (octobre 2005) au fonds britannique Mecom associé à l’américain Veronis Suhler Stevenson - dans un grand fracas de protestations non seulement des journalistes et employés mais de nombreuses personnalités de la culture allemande. Cette transaction présente la particularité d’avoir été imposée à l’ancien propriétaire par les autorités anti-cartel allemandes, ce qui signifie que des mesures prises contre les méfaits de la concentration peuvent accroître les méfaits de la financiarisation sur la presse...

 La presse hippique française est entre les mains de l’anglais Montagu Private Equity, filiale de la banque Honkong & Shanghaï Banking Company (qui a racheté en France le Crédit Commercial de France). L’acquisition en 2004 des Editions en Direct (avec Tiercé Magazine, Bilto, Turf Magazine) a été suivie en avril 2005 de celle des deux titres de la Socpresse, Week End et Paris Turf, dont le tirage baisse depuis quatre ans. Total : dix titres sur ce secteur spécialisé (+ Lotofoot), dans l’attente de la fin du monopole des paris en France et de l’avènement du PMU sur Internet.

 L’éditeur américain Houghton & Mifflin, après un bref passage entre les mains de Vivendi, appartient aujourd’hui aux fonds Bain Capital et Thomas H. Lee Partners. Neuvième éditeur mondial, c’est surtout son secteur spécialisé qui intéressait les investisseurs : 90% de son chiffre d’affaires est dû en effet au secteur éducatif, qui est la valeur commerciale la plus stable et la plus prometteuse pour mesurer le rendement de l’investissement.

 Le secteur des satellites de communication a connu en deux années un total bouleversement, avec le retrait des anciens monopoles publics de la télécommunication qui avaient représenté les états, au moins en Europe ; les fonds détiennent depuis 2004 quatre des cinq plus importants opérateurs mondiaux : l’européen Eutelsat, privatisé en 2001, Intelsat (privatisé et établi aux Bermudes en 2001), PanAmSat, et Inmarsat, spécialisé dans la sécurité maritime et aérienne.


Le catalogue complet des achats et reventes d’entreprises nécessiterait beaucoup de place. Contentons-nous de souligner ici que les fonds d’investissement interviennent dans le câble en France mais aussi aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, en Europe centrale et orientale. Ils investissent aussi dans la téléphonie (Grèce, Italie, Egypte, etc.) dans les supports publicitaires (médias gratuits, régies sur papier et sur Internet), les annuaires, les services Internet, le commerce électronique, ainsi que dans les infrastructures de la production audio-visuelle (jusqu’au rachat des installations de la BBC).

Les équivoques de la presse face aux fonds d’investissement :

La presse généraliste a tardé à s’intéresser au sujet, et elle a attendu 2004 pour clarifier quelque peu l’information sur les fonds d’investissement, qui, en apparence, ne sont qu’une espèce de fonds de placement parmi d’autres. Souvent, elle les confondait avec d’autres structures financières telles que : grands fonds spéculatifs revenus sur le devant de la scène, holdings en reconversion (Wendel Investissement du baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde), financiers à la Edouard de Rothschild, raiders à la Bolloré. Il est vrai que tous ces gens-là ont en commun l’objectif de « production » d’une plus value maximale, et recourent aux techniques financières les plus productives (pour l’investisseur, du moins). La presse, en particulier, a tardé à les distinguer des fonds de pension (américains et britanniques, pour l’essentiel) présents partout y compris dans les entreprises cotées en bourse, et qui sont le plus souvent de simples clients des fonds d’investissement auprès desquels ils placent leurs importantes liquidités, en compagnie des investisseurs institutionnels : sociétés d’assurances, caisses d’épargne américaines, filiales bancaires spécialisées, fonds mutuels.

Les licenciements opérés par les dirigeants afin que leur entreprise soit plus facilement rachetée, ou les licenciements opérés par les fonds eux-mêmes afin de mieux rentabiliser leur investissement, ne semblent pas avoir ému les confrères de la presse généraliste lorsque les fonds ont taillé dans les effectifs des sociétés rachetées dans la presse spécialisée. Les employés de la presse technique et professionnelle, avant d’être des journalistes, sont en effet des techniciens de l’industrie, du bâtiment, de la médecine, de l’agriculture, de l’informatique, etc. dont le sort ne préoccupe guère les médias plus « légitimes ». Pourtant les licenciements opérés (27% des effectifs du groupe Tests, 25% chez GISI, et d’autres encore dans les troupes de La France agricole), les méthodes adoptées par les nouveaux propriétaires pour évaluer à très court terme la productivité du travail journalistique, tout comme le schéma plus général de la financiarisation de l’information et de ses infrastructures, devraient alerter toute la profession. Henri Nijdam, du Nouvel économiste [3], a décrit les procédures à l’œuvre : « externalisation, délocalisation, polyvalence et recentrage ». L’exemple des réseaux câblés français tombés sous la coupe du fonds Cinven est éloquent : 316 suppressions d’emplois et 216 emplois externalisés [4]. Nous sommes dans le schéma général de la rentabilité de l’information et de ses infrastructures, car les mesures frappant des secteurs spécifiques ou des marchés jugés secondaires peuvent s’appliquer aux titres les plus prestigieux. Voir le cas récent de Libération [5].

La presse économique française a d’abord été éblouie par l’afflux de capitaux collectés par les fonds, et admirative devant leurs performances, bien supérieures à celles de la Bourse. Influencée par la proximité entre sa fonction et les sources d’information [6], par son adhésion aux conceptions des milieux qu’elle fréquente, par le culte des résultats et un profond respect devant l’ingénierie financière la plus productive, elle a évolué lorsque des contradictions sont apparues entre les divers fonds de placement, puis entre grands groupes industriels et fonds d’investissement dans leurs rapports respectifs avec les banques d’affaires, et peut-être aussi lorsque de vastes ensembles immobiliers parisiens et marseillais ont été acquis à prix d’or, manifestement au-dessus des cours, par plusieurs fonds américains, dévoilant brutalement la logique des mécanismes spéculatifs.

« Si trop d’impôt tue l’impôt, trop de fonds tue les fonds », a dit un expert [7]. Crainte d’une nouvelle bulle financière ? Depuis l’été 2005, la presse économique exprime en effet quelques inquiétudes devant l’intensification des opérations de ces fonds « insatiables » - pour reprendre un qualificatif de La Tribune (27 juillet 2005).

C’est ainsi que le quotidien Les Echos titrait le 25 octobre 2005 sur « La frénésie d’achat des fonds d’investissement » à l’occasion de la reprise d’une entreprise industrielle française par le fameux fonds Cinven. « Brutaux, acharnés, féroces », les fonds « dont les soutes regorgent de liquidités, se livrent à une bagarre frénétique pour conquérir les rares actifs sur le marché. Plutôt que d’attendre une hypothétique victoire dans un appel d’offres, les fonds tablent désormais sur une nouvelle tactique pour décrocher la timbale : mettre sur la table une offre tellement alléchante que le propriétaire - même non désireux de vendre - ne peut refuser » - Soulignons que cet article est paru, non dans un bulletin dénonçant les méfaits du libéralisme, mais dans un journal réputé « proche des milieux économiques »... Le même jour, la rubrique économique du Monde distinguait les spécificités des fonds d’investissement pour décrire la « surenchère financière », la complicité entre les fonds et les banquiers qui leur accordent les prêts nécessaires, les risques de surchauffe - ce qui n’empêche pas le journal de reproduire sur la même page un tableau des « cibles possibles » (sic) fourni par un département de la Société Générale nommé Equity Research... Les lecteurs disposant de quelques millions d’euros peuvent donc réfléchir à leurs futurs placements tout en réfléchissant aux éventuels conflits entre piliers du système libéral.

La fièvre s’empare du capital-investissement

Cette frénésie d’achats dorénavant dénoncée s’applique en priorité à des entreprises aux revenus récurrents, qui assurent un cash flow régulier, donc une base favorable aux remboursements de l’emprunt nécessaire à l’acquisition. L’économie des compteurs (péage, abonnement) attire les fonds, car elle bénéficie par nature d’une clientèle liée par le paiement (télévision à péage, téléphone, Internet), ou d’une clientèle fidélisée captive, car obligée de souscrire aux services propres à la branche (newsletters, accès aux données indispensables, manifestations professionnelles) de par son activité et sa spécialisation (presse et édition technique, scientifique, professionnelle, juridique, sociale). Entreprises, institutions, professions qualifiées, mais aussi services publics et bibliothèques ont d’ailleurs subi de plein fouet les augmentations de tarif des services et publications qui leur sont nécessaires, et aux méthodes commerciales nouvelles et onéreuses imposées par les nouveaux gestionnaires (packages, abonnement jumelés papier + Internet) [8].

Les bibliothécaires américains, sensibles à la qualité du service qu’ils défendent, ont déjà protesté contre l’augmentation des tarifs induite par la marchandisation des sources scientifiques et techniques. On dit que le savoir est à tout le monde... mais son accès est payant. La tendance à l’augmentation des prix en situation quasi-monopolistique est commune aux grands groupes d’édition comme Reed-Elsevier et à leurs concurrents conquis par les fonds d’investissement, renchérit les coûts pour les services publics de la documentation, de l’enseignement et de la recherche.

Pour les fonds, le cash flow régulier est une nécessité, aussi le private equity s’intéresse aux activités relevant de ce qu’on peut appeler la logistique et l’infrastructure, même lorsque le contexte est concurrentiel. Ainsi Télédiffusion de France, ou, sur des marchés encore plus importants, les satellites. Eutelsat, société de droit français, troisième opérateur au monde avec 23 satellites diffusant 1700 chaînes TV et 860 radios, appartient au fonds Eurazéo (créé par la Banque Lazard), aux américains Texas Pacific et Spectrum, au britannique Cinven (encore lui) et à une filiale de la banque d’affaires Goldman Sachs - tous unis fermement par un pacte d’actionnaires. D’une manière générale sont attractifs les « services d’intérêt général » (pour les américains : les utilities), privés, privatisés, ou en voie de l’être. Un exemple : lorsque Bouygues s’est délesté de sa filiale environnementale SAUR (eaux, ordures ménagères, nettoyage - 12000 salariés dans le monde) c’est avec un fonds d’investissement que l’affaire a été conclue. Pour plus d’un milliard d’euros - cession excluant la filiale de Cote d’Ivoire dont l’avenir ne semblait pas assuré, et pour cause...

Les activités relevant de ce que nous avons l’habitude de considérer comme des services publics font donc partie des cibles des fonds d’investissement, avec leurs cohortes obligées de clients assidus. Surtout lorsque les investissements de base ont d’ores et déjà été réalisés, comme c’est le cas des autoroutes, des satellites, du câble. La même logique mène les fonds à l’acquisition de chaînes de magasins et de réseaux d’activités proches des consommateurs : réseaux de pubs et de guichets de bookmakers en Grande-Bretagne, casinos, réseaux de restaurants, de pizzerias, de librairies, de magasins de jouets, de surgelés, de boutiques hors-taxes, de laveries automatiques, de boutiques de traitement photo, etc. Les fonds d’investissement sont donc bien des conglomérats d’un nouveau type, rassemblant de manière hétéroclite des services et des commerces liés uniquement par des liens financiers, sans stratégie économique autre que le rendement du capital.

L’acquisition des plus grands réseaux de salles de cinéma des Etats-Unis et de Grande Bretagne est une autre illustration de cette stratégie tous azimuts, au moment, pourtant, où l’exploitation cinématographique a recommencé à perdre de l’audience. Bien que le patron du fonds le plus actif dans ce secteur (Blakstone, qui a acheté en 2004 deux circuits de salles) ait déclaré sa confiance dans le maintien et la croissance des recettes, il est utile de préciser que les salles de cinéma peuvent détenir aussi une valeur immobilière et une valeur d’emplacement commercial. Elles représentent en outre, très concrètement, l’engagement de purs financiers dans les industries culturelles par l’entremise du commerce de détail. Indirectement, elles révèlent une orientation vers les réseaux de diffusion de programmes, qu’on observe dans les acquisitions de câblo-opérateurs (Allemagne, Pays-Bas, et nouveaux pays de l’Union européenne), ou dans celle de stations de télévision, de régies TV et d’ateliers de post-production audiovisuelle.

Parmi leurs cibles les plus récentes figurent également des programmes diffusables sur les réseaux qu’ils ont acquis : achat de droits de retransmission de spectacles sportifs (Sportfive en France), ou, aux Etats-Unis, de catalogues de droits audiovisuels et de produits dérivés liés aux personnages de BD et de dessins animés. En d’autres termes, des opérations faisant bon ménage avec des investissements publicitaires : régies sur Internet, presse spécialisée gratuite, sites Internet ouverts aux annonceurs. En investissant les marchés considérés comme secondaires par les géants des télécommunications, quelques fonds de private equity suivent ainsi le mouvement de la nouvelle convergence, l’alliance dite tripleplay, ou téléphonie+Internet+télévision. D’où leur intérêt naissant pour les contenus, les programmes, indispensables compléments des infrastructures.

Une logique comptable à court terme

Ces nouveautés ne changent rien à leurs objectifs prioritaires, les entreprises dans lesquelles les investissements de base, les équipements et installations techniques, ont déjà été réalisés. Le private equity, c’est du rendement, pas du développement. De la liquidité, pas de la création. Du taux d’intérêt, pas de l’innovation. Et son intervention est éphémère. Tout cela leur a conféré une image négative jusque dans certains milieux patronaux et politiques. Déjà, à l’époque de la vente d’Editis par Vivendi, notre Ministre de la Culture de l’époque (Aillagon) s’était déclaré hostile aux dépeceurs d’entreprises qui étaient candidats : « Ce que je redoute, ce sont les solutions menées par les fonds d’investissement pressés de réaliser sur le court terme leurs plus-values » [9]. Récemment, il est devenu habituel en Allemagne de comparer les fonds à des criquets s’abattant sur les entreprises, qui les dévorent avant de repartir ailleurs - comme on l’a vu lors du rachat du groupe de presse Berliner Verlag et de son quotidien de centre gauche Berliner Zeitung par des fonds britanniques. [10]

Private equity n’est pas capital-risque, quoi qu’en dise la nouvelle association genre comité de défense constituée en France par des fonds d’investissement, laquelle se préoccupe d’en modifier l’image et de convaincre les milieux politiques qu’ils sont créateurs d’emplois. Les cibles sont des entreprises mûres, et non pas des nouvelles entreprises dont l’acheteur accompagnerait le développement à moyen ou long terme. Il peut s’agir de « restructurer » selon les méthodes bien connues des entreprises en difficultés mais ce type d’opération devient plus rare, car les capitaux réunis permettent de s’attaquer avec succès à des sociétés prospères - qui seront retaillées elles aussi bien entendu. Cette allure de prédateur peu soucieux de développement industriel a un goût prononcé de saucissonnage des acquisitions et de rapidité des reventes. Mais de brutalité dans le dégraissage des effectifs, comme cela a été indiqué précédemment. Ces méthodes de gestion et le recours aux techniques propres à obtenir les plus values les plus fortes dans les délais les plus courts mettent à nu la logique financière qui est à l’œuvre.

Les fonds de private equity sont les adeptes des méthodes des fonds spéculatifs (hedge funds) célèbres depuis les années 1980, leur source d’inspiration première. Ce sont les fonds spéculatifs en effet qui ont vulgarisé le « rachat avec effet de levier » (LBO, leverage buy out), dont le principe est le suivant : le fonds emprunte l’essentiel des capitaux nécessaires, le taux d’endettement est élevé par rapport au coût de l’acquisition, ce qui donne l’impression fausse d’une importante prise de risques ; le taux d’intérêt est relativement bas, les conventions de crédit allégées, l’emprunt porte sur une courte période, et il est calculé en fonction des résultats espérés de l’entreprise ciblée. C’est en réalité l’entreprise acquise qui finance sa propre acquisition [11]. La totalité de ses revenus est dévolue à l’acquéreur, qui bénéficie en outre des avantages fiscaux liés à l’emprunt, et qui fera tout pour minorer les charges de gestion.

L’entreprise acquise, qu’elle appartienne au secteur des médias ou à un secteur de service quelconque, ne peut plus guère affecter ses propres recettes à son propre développement. Le poids de la dette est un puissant moyen de pression sur le personnel ainsi que sur la direction, contraints d’adhérer aux nouvelles stratégies. Le management, qui dans quelques cas se fait une gloire de s’associer aux nouveaux investisseurs, est généralement victime à son tour du pouvoir absolu des critères financiers, qu’il ait licencié des salariés avant (pour faciliter l’acquisition) ou après le rachat LBO (pour faciliter la plus-value). Quelques exemples récents dans les médias audio-visuels et électroniques comme dans les services, prouvent que certains dirigeants ont nourri des illusions sur leur collaboration avec les fonds.

Les banques prêteuses tirent du LBO d’importantes ressources. En Europe, les fonds d’investissement auraient induit pour les banques 15% de leurs revenus sur les neuf premiers mois de l’année [12]. Elles facilitent les opérations des fonds d’investissement, les conseillent, repèrent les entreprises susceptibles d’être acquises. Car ces fonds représentent un afflux de capitaux jamais vu en Europe, et leurs promesses de retour sur investissement à deux chiffres (20% et plus) attirent les investisseurs institutionnels (dont les fonds de pension) et les gros investisseurs privés du marché international déçus par les indices boursiers et alléchés par les rendements que promettent les fonds sur leurs sites Internet.

La généralisation de telles méthodes financières donnent lieu à des surenchères qui font craindre une nouvelle bulle spéculative. D’autant qu’on a récemment observé des cas où, l’emprunt du LBO étant parvenu à terme après quatre ou cinq années, le fonds acquéreur revend à un autre fonds, qui procède à son tour au moyen d’un LBO... La presse du Moniteur, les Surgelés Picard, ou en Grande Bretagne le circuit de salles de cinéma Odeon, ont donné lieu de la sorte au rebond d’opérations à l’identique - parfaitement stériles au demeurant, mais profitable au capital.

Illustration significative de la marchandisation des activités humaines et des désordres financiers, les fonds de private equity sont les dignes héritiers des grands fonds spéculatifs dits hedge funds qui ont défrayé la chronique [13]. L’un des plus actifs des fonds d’investissement aujourd’hui, KKR (Kohlberg, Kravis & Roberts) est directement issu du fonds du même nom dont les dirigeants ont été condamnés à l’époque. Comme l’a dit un journaliste américain en se référant au film Les Barbares à la porte qui décrit les manœuvres des fonds spéculatifs : « Dorénavant, ils frappent poliment à la porte ». [14]

Mais sur le fond, rien de changé.

Daniel Sauvaget,
(avec Olivier Fernand)

 D’ après les exposés d’un Jeudi d’Acrimed, le 26 mai 2005, synthétisés et mis à jour.

 
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Notes

[1cf. La presse spécialisée à l’encan, Acrimed, 4-10-2003.

[3Interrogé par l’AFP, 7 avril 2005

[4D’après CB News et Mediabb, 22 juin 2005

[5cf. Rimbert (Pierre) : Libération de Sartre à Rothschild. Raisons d’agir, 2005. Et l’extrait publié sur le site Acrimed, 24 novembre 2005.

[6cf. Duval (Julien) : Critique de la raison journalistique ; les transformations de la presse économique en France. Paris, Editions du Seuil, 2004.

[7La Lettre de Vernimmen, N° 35, janvier 2005 - site Internet www.vernimmen.net

[8Dans un rapport de l’Observatoire de l’édition sociale diffusé par Prisme, Jean Pérès souligne l’augmentation des tarifs consécutifs aux nouvelles méthodes commerciales de la presse technique, juridique, sociale, qui sont communes aux entreprises reprises par les fonds d’investissement et aux grands groupes du secteur,comme Reed-Elsevier. Cf. www.documentation-sociale.org.

[9Stratégies N° 1319, 25 mars 2004. Cf. Quand Wendel-Seillière rachète Editis : derrière les apparences, Acrimed, 24 juin 2004.

[10À l’occasion de cette opération, les journaux français, dans une belle unanimité, ont repris l’image devenue cliché des « sauterelles » (petit problème de traduction pour les entomologistes) qui dévorent une entreprise. Son origine est dans une déclaration de Franz Müntefering, président du Parti social-démocrate, qui s’en prenait (en pleine campagne électorale en Rhénanie-Westphalie) aux fonds spéculatifs proprement dits, qu’il comparait à des criquets pélerins suite à un putsch desdits fonds à la Bourse de Francfort en mai 2005.

[11Seillière et Wendel Investissement n’ont pas procédé autrement pour acquérir le groupe éditorial Editis

[12Les Echos, 3 novembre 2005

[13Voir, sur l’histoire de ces fonds et leurs masques, le livre de Nicolas Guilhot  : Financiers et philanthropes - Vocations éthiques et reproduction du capital à Wall Street depuis 1970. Editions Raisons d’agir, 2004.

[14Les aventures financières du fonds spéculatifs Kohlberg Kravis & Roberts au cours des années 80 ont mené ses dirigeants au tribunal et en prison. Elles ont inspiré un livre célèbre et le film intitulés Les Barbares à la porte (Barbarians at the Gate). Depuis, KKR a créé une filiale de private equity recourant aux mêmes techniques financières, évidemment plus policées. Près de 20 ans après le raid de 25 milliards de $ de sa maison-mère sur Nabisco, celle-ci achète des PME dans la radio et les chaînes payantes, la téléphonie, l’informatique, Internet, l’imagerie médicale, et aussi des salles de cinéma tout en prenant le contrôle, avec Carlyle, du satellite PanAmSat.

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