Stratégies d’accaparement, positionnements et profitabilité publicitaire
Par décision du 15 juillet 2003, le CSA a attribué, pour une durée de 10 ans, la fréquence du canal 47 nantais à deux éditeurs au positionnement éditorial distinct. L’un, commercial et privé, est baptisé Nantes 7 : nom de télévision de la société TV Nantes Atlantique dont l’actionnaire principal, allié pour l’occasion au Télégramme de Brest, est la Socpresse, propriétaire entre autres du Figaro, du quotidien nantais Presse-Océan et du Football Club Nantes-Atlantique [4]. L’autre, Télénantes, s’est donné, pour rentrer dans le cadre de la loi du 1er Août 2000, une structure associative, mais a regroupé ses membres autour de l’agence nantaise Double Mixte spécialisée dans la communication des collectivités locales dont la ville de Nantes [5].
Financée essentiellement par les recettes d’Inter-Régie, sa régie publicitaire, Nantes 7 occupe 19 heures quotidiennes d’antenne sous la houlette de Frédéric Hertz, venu de la direction de TV 10 Angers, et de Noël Couëdel, directeur du pôle Ouest de la Socpresse, ancien directeur de l’Equipe, des rédactions du Parisien, d’iTélévision et de RTL.
Rythmés et organisés par les retours des tunnels publicitaires, à la profitabilité annoncée - ils devront assurer la couverture des 3 millions d’euros du budget de fonctionnement annuel [6] - , les rendez-vous multi-diffusés de la grille de programmes sont un journal télévisé de 26 minutes, sept jours sur sept, un 13 minutes quotidien dédié au Football Club Nantes-Atlantique [7], un plateau quotidien centré sur un ou plusieurs invités dans un décor d’ « appartement », et des magazines thématiques.
L’homogénéisation du tout est réalisée à l’antenne par l’usage d’une rhétorique marketing déclinée sur le ton de l’autocongratulation permanente - on dit maintenant valorisation - et du consensus enjoué. Ce tout est habillé par une identité visuelle et une charte graphique cohérentes, un peu tapageuses mais efficaces sans être ordinaires, en tout cas suffisantes pour faire valoir l’existence de la chaîne face aux poids lourds de la diffusion hertzienne [8]. Le colocataire des dépendances de la fréquence, Télénantes, a plus de souci à se faire. Avec un partage de l’antenne inégalitaire, qui tient du marché de dupes, et des horaires de diffusion pénalisants, il n’aura pas trop de sa « différence » éditoriale pour affirmer sa présence sur le canal 47 et faire valoir son identité.
L’actualité nantaise et celle du FCNA, traitées donc, au jour le jour, par Nantes 7, autour de la grand-messe emblématique, très française, d’un journal télévisé. Ce choix a une logique en direction les annonceurs : « maintenir le plus fort taux de présence -ce qui ne veut pas dire d’intérêt actif- des téléspectateurs » devant leur téléviseur et transformer, de manière indirecte, ce journal - un de plus -, indispensable à l’image de marque de la chaîne, « en produit d’appel chargé de conduire les téléspectateurs d’un écran publicitaire à un autre ». Ce faisant, il consacre « le règne de l’audience instantanée, évaluée essentiellement en termes quantitatifs, comme critère autonome, indépendant du contenu [9].
Les importants moyens humains et techniques, qu’implique ce type de choix, devront cependant aussi permettre de produire les 9 à 10 heures de programmes frais hebdomadaires, imposés à Nantes 7 par le cahier des charges du CSA.
Avant de devenir financier, l’enjeu paraît, et pour quelques années encore, plutôt stratégique. Il est celui auquel sont confrontés les principaux titres de la presse quotidienne régionale (PQR) : prendre pied, par le biais des télévisions locales privées et par des alliances avec les nouveaux entrants du PAF (les groupes Lagardère, Dassault, NRJ, AB, France Antille-Comareg...), « dans la constitution d’un septième réseau de télévision analogique hertzien à côté de l’existant (TF1, France 2, France 3, Arte-France5, M6 et Canal+ [10], pour espérer à terme améliorer sensiblement les résultats en recul de leurs régies publicitaires et de leurs ventes. Pierre Musso, interviewé dans l’Humanité, fait remarquer que « tous titres confondus, la presse quotidienne attire 16% des recettes publicitaires globales...(que) le marché publicitaire local est très limité. La Presse Quotidienne Régionale, ajoute-t-il, n’a que 6% des recettes publicitaires et va être grignotée par les gratuits et la télévision locale hertzienne qui arrive. C’est une situation atypique en Europe » [11].
Le positionnement de Télénantes se veut différent. « Dans l’univers concurrentiel et marchand de la télévision, Télénantes lance le pari de créer une télévision locale de service public. Une télévision gratuite, au service de la société civile, avec pour thématique la vie locale, sociale, économique et culturelle » lisait-on dans le numéro de juin 2002 du journal de l’association. On y précise : « les gens passent 3h15 par jour devant leur poste de télé. Ils connaissent mieux les rues de San Francisco que les rues de leur propre ville. On admet aujourd’hui que les images participent à la formation de l’opinion et à l’acquisition du savoir. Si le local n’existe pas dans ce schéma concurrentiel, il disparaît ». Le ton est donné et l’argumentaire fait mouche. Le médium télévisuel, nouveau vecteur du débat démocratique, prenant la place de l’écrit inaccessible à beaucoup et la défense du local sont des accroches qui méritent qu’on s’y arrête. Le discours doit étonner, renouveler les « idées » sur la télévision, re-crédibiliser par ses formules un média décrié, notamment auprès des étudiants, des quadra branchés ou des « dircoms » des communes de l’agglomération nantaise. Télénantes sait donc faire parler d’elle. Appuyée sur les subventions de la ville, de la communauté urbaine Nantes-Métropole, du département de Loire-Atlantique, Télénantes, « espace d’information, d’expression, d’intégration, de création », sera « une télévision qui répond à des missions de service public » qui valorise « les habitants, les initiatives, le patrimoine et l’estuaire ». « Média participatif », de « lien social », « citoyen », la télévision favorisera « le pluralisme », « l’échange, le débat, la compréhension des enjeux locaux ». Elle « séduira et étonnera » en refusant le formatage télévisuel des cerveaux, en proposant « une pluralité de formes et d’écriture télévisuelles » [12].
Pour autant, le projet, porté par l’association Télénantes, ne milite pas pour un projet de télévision d’associations. Il développe sa conception d’un service public local, appuyé sur les collectivités et se positionne à l’intérieur du réseau des Télévisions Locales de Service Public (UTLSP). Il a su et continue de confondre, dans le discours, une structure, un réseau, une marque, mais aussi une sorte de groupe de pression : l’Union des Télévisions Locales de Service public, avec la notion même de service public d’information pluraliste.
Service public local, indépendance éditoriale, lien social : le prix du discours
L’équation financière d’une télévision locale et « de service public » donc suppose, cependant, une conviction et une volonté politiques fortes. Même à l’échelle d’une agglomération, elle reste un média et une industrie qui coûtent cher, surtout s’il s’agit d’une chaîne d’information qui prétend fonder son identité éditoriale sur l’expression des habitants. Le budget annuel global annoncé, d’environ 1,4 millions d’euros (80% de subventions des collectivités locales et 20%, pour l’instant, de publicité dès la première année) [13], paraît trop serré, notamment en regard des ambitions éditoriales et programmatiques affichées il y a un an [14]. Il a contraint Télénantes à réduire la voilure dès son ouverture d’antenne d’autant que la manne publicitaire n’est pas assurée. La chaîne, conduite par Dominique Luneau, journaliste- directeur de l’agence de presse économique API, ne sera donc en mesure, pour l’instant, de produire que deux heures et demie de programmes frais par semaine [15]. Il lui faudra pourtant trouver les moyens de presque doubler, dans les années qui viennent, cette autoproduction pour atteindre le volume de « 40 minutes quotidiennes d’émissions locales en première diffusion » fixé par convention entre Télénantes et le CSA [16].
En attendant ce pari difficile, voir inenvisageable avec les moyens actuels, les charges des emprunts contractés, en particulier pour doter la chaîne des équipements nécessaires à la fabrication des programmes, ne permettront pas davantage. C’est au total, un peu plus d’une centaine d’heures qui seront autoproduites ou coproduites en 2005. Parce que c’est ce qui coûte le moins cher et sans doute aussi pour coller à la standardisation actuelle du grand cirque de la causerie et des conversations à la télévision [17], on peut parier sans risque - c’est ce qu’annonce la première grille des programmes - qu’elles prendront souvent la forme de « plateaux » sur le terrain et de débats construits autour d’invités sensés représentés les fameuses composantes de la population nantaise.
Pendant ses cinq heures d’antenne quotidiennes (20h 55-23h55, 13h-15h) Télénantes compte sur la multi-diffusion de magazines hebdomadaires ou mensuels, à raison de deux ou trois par semaine. Les thématiques traiteront les projets territoriaux, les faits de société, le retour sur l’actualité, la culture [18]. La chaîne souhaite, par ailleurs, diversifier et enrichir sa grille de captations, de collaborations, de partenariats par exemple avec l’Université [19], de co-productions avec les producteurs locaux. Là encore les moyens le permettront-ils ? Les partenaires de Télénantes ou les étudiants bénévoles pourront-ils travailler gratuitement, dans la durée, sans autre contrepartie que la diffusion ? Quant aux co-productions : sur quels équilibres seront-elles assises ? On connaît la composition du pâté d’alouette proposé par TV Breizh aux producteurs bretons. On sait maintenant qu’il a rendu malades et exsangues les entreprises audiovisuelles qui y ont goûté [20].
L’enjeu, ici, avant même d’être financier, relève de la responsabilité du politique, de son engagement concernant la pratique citoyenne des médias. Les différentes télévisions portées par des associations, qui se situent, pour la plupart d’entre elles, dans le champ du non-profit, qui sont ancrées dans le lien social et l’émergence de la parole des habitants, peuvent obtenir des fréquences, mais rien n’est prévu pour les financer. Le pouvoir actuel a écarté toute discussion sur un fond de soutien à l’expression audiovisuelle [21]. L’opposition socialiste, dans sa lettre de réponse à l’Observatoire français des médias (OFM), lors des dernières élections européennes, affirme que : « Le développement des télévisions locales ne doit pas, à terme, se réduire à l’extension des groupes nationaux ou du monopole de la presse écrite régionale » et souhaite, entre autres, « la mise en place d’un tiers secteur télévisuel indispensable au pluralisme de l’expression locale et de la vie citoyenne » [22]. Encore faut-il trouver et accorder, sur le terrain, là où c’est possible, les moyens réels de figurer face aux grosses cylindrées privées qui se lancent dans la télévision locale hertzienne, de construire un véritable média citoyen d’information, de ne pas l’instrumentaliser, d’en garantir envers et contre tous l’indépendance éditoriale.
Le lobbying fructueux d’Yves de Chaisemartin
Le CSA pensait, sans doute, avoir bien fait les choses le 15 juillet 2003 en partageant le canal 47 de l’agglomération nantaise. Il accordait à la Socpresse ce que son patron de l’époque, Yves de Chaisemartin, lui avait expressément demandé, le 5 mars 2003, lors de son audition pour l’attribution du canal : à savoir une large partie de la fréquence, avec l’assurance de l’ouverture aux télévisions locales de secteurs de publicité jusque-là interdits dont celui de la grande distribution.
De Chaisemartin le 5 mars : « ...je ne crois pas que nous sommes là pour parler la langue de bois. Je pense qu’il y aurait une gigantesque incohérence à être candidat à des fréquences de télévision locale et hostile à l’ouverture à la publicité des secteurs interdits. Au risque de fâcher un certain nombre (il rompt là un accord passé avec la PQR donc avec François Régis Hutin, le patron du 1er quotidien français Ouest-France, présent dans la salle parce qu’il va défendre sans succès, associé à TV Breizh et à Patrick Le Lay, un projet concurrent pour la fréquence nantaise)... je vous dit (au CSA) clairement aujourd’hui que nous sommes favorables à l’ouverture des secteurs interdits. Nous le sommes parce qu’il nous paraît que c’est dans l’air du temps et dans la logique de l’histoire, dans la comparaison avec d’autres pays du monde libéral... » [23]. Ces secteurs interdits de publicité à la télévision étaient jusque-là la chasse gardée et une importante source de profitabilité de la PQR.
Le CSA connaît la réponse le 15 juillet quand il attribue la fréquence nantaise, mais ne répondra officiellement et de manière positive à la demande de Chaisemartin qu’après avoir été sollicité pour avis par le gouvernement. Dans son rapport annuel 2003, il justifie son avis : « L’année 2003 aura été marquée par l’ouverture des écrans publicitaires à plusieurs secteurs jusque-là interdits de publicité télévisée. Pressé par la Commission européenne qui considérait que le dispositif consistant à proscrire l’accès de secteurs économiques à la publicité pouvait constituer une restriction au principe communautaire de libre prestation des services et qu’il n’était pas proportionné aux objectifs poursuivis de pluralisme de l’information et des médias, le gouvernement français à modifié, le 7 octobre 2003, après avoir sollicité l’avis du CSA, l’article 8 du décret du 27 mars 1992... [24]. Les nouveaux décrets paraîtront en décembre 2003.
En accordant à Télénantes la portion congrue de la fréquence, le CSA voit là le moyen de faire la timide démonstration, sur le terrain du droit, de son ouverture vers les projets associatifs. Dans son rapport annuel, il insiste, à propos de Télénantes, pour le cas où les observateurs n’auraient rien vu ou compris. [25] : « Il convient de souligner que pour la première fois, le CSA a, au cours de l’année 2003, présélectionné des personnes morales relevant de la loi du 29 juillet 1901 sur les associations en vue de l’exploitation d’un service local de télévision par voie hertzienne terrestre analogique. L’autorisation de tels services est ouverte au secteur associatif depuis la loi du 1er août 2000... [26] ».
C’est sans doute pour rassurer les collectivités locales concernées, un peu bousculées par l’attribution du canal 47, que le CSA fait un choix délibérément nantais qui à l’avantage d’écarter le projet d’une télévision plus régionale que locale, à coloration bretonne : TVB Nantes, portée par la télévision lorientaise TV Breizh, Patrick Le Lay de TF1 et le quotidien rennais Ouest-France.
Le nouveau Paysage Audiovisuel Nantais (PAN)
Les sollicitudes feutrées du CSA vont toutefois rudement secouer le PAN et la PQR Le taux de pénétration de la PQR est important dans l’Ouest [27]. En Bretagne mais aussi en Loire-Atlantique, dans le Maine et Loire, la Sarthe, la Vendée où le pluralisme de la presse quotidienne est une réalité [28]. L’arrivée des télévisions locales hertziennes à Nantes mais aussi bientôt à Angers et au Mans relance la concurrence et les grandes manœuvres dans le champ télévisuel. Tous les titres de la PQR de l’Ouest se retrouvent autour du panier des télévisions locales.
Si Nantes 7 se positionne, avec son journal télévisé quotidien, de manière frontale contre le service public, « France 3 Ouest » et son décrochage nantais « Estuaire », la chaîne espère bien aussi mordre en fin de « prime time » sur le décrochage d’informations « locales » de M6. Elle s’interroge cependant déjà sur son devenir depuis le rachat sans sommation (PAN, PAN), il y a quelques mois, de l’empire Hersant par le Groupe Dassault. Avec près de 80% du capital de la Socpresse, l’avionneur-marchand d’armes est à la tête d’un empire de presse comptant quelque 70 titres [29] dont Presse-Océan et Nantes 7, qui a commencé à émettre le 10 décembre.
On sait, depuis ce rachat, que Serge Dassault a fait savoir qu’il souhaitait se débarrasser des titres déficitaires du groupe. Il est donc entré récemment en discussion avec le groupe concurrent, Ouest-France, pour lui céder son pôle de journaux régionaux de l’Ouest. « Le périmètre de discussion », comme il a été dit, porte sur les titres de la Socpresse [30] dont le chiffre d’affaires global est de l’ordre de 75 millions d’euros, sur deux imprimeries, la régie publicitaire Inter-régies et Nantes 7. Si le FC Nantes Atlantique ne semble pas concerné par les discussions en cours, Nantes 7 semble bien faire partie, à la demande de Ouest-France, de la corbeille d’un curieux mariage entre la démocratie chrétienne bretonne et le chiraco-libéralisme le plus dur, surtout depuis la mise sur la touche, par Serge Dassault, d’Yves de Chaisemartin, qui avait affronté François Régis Hutin devant le CSA. Ce serait sur ces terres de l’Ouest, où est particulièrement actif et fédérateur l’institut patronal de Locarn : cette « sorte de Davos breton » [31], où plane parfois l’ombre de l’Opus Dei, une version actualisée et médiatique de l’alliance du sabre et du goupillon.
Sans préjuger de l’issue des négociations entre les deux groupes - le chiffre de l’offre avancé de 65 millions d’euros serait jugée insuffisant -, on peut cependant constater qu’ils viennent de répondre conjointement le 15 décembre 2004 à l’appel à candidature du CSA, concernant deux chaînes locales hertziennes sur Angers et Le Mans [32]. En présence de Noël Couëdel pour la Socpresse, François Régis Hutin a tenu à exprimer son leadership dans le montage présenté : « ... Nous devons par tous les moyens continuer la transmission de l’information. La presse écrite est embarquée dans le multimédia. Nous devons continuer le contact avec nos lecteurs par ce moyen... » Puis il a défini les contours d’un pluralisme d’un genre nouveau : « ...Avec la présence de Ouest-France et de la Socpresse, il y aura un pluralisme interne aux chaînes. .. ». Il aurait pu aussi commenter l’intéressante apparition, pour la première fois, des Centres Leclerc à ses côtés dans le capital du projet Le Mans 7 par le biais discret de Direct Distribution.
L’offre de rachat faite par Ouest-France montre que la concentration des médias est souvent l’œuvre des médias eux-mêmes, qu’ils n’hésitent plus à compromettre le droit à l’information, le pluralisme et le droit d’informer. La réponse conjointe, faite au CSA, par Ouest-France et la Socpresse, sur Angers et Le Mans, après l’accord probable sur Nantes, pointe aussi l’intérêt que cherchent à trouver les deux groupes dans la syndication du marché de la communication publicitaire et de l’offre de programmes par « blocs similaires de programmation ». Comme l’expliquait Guy Pineau à la 2è Université Européenne des Télévisions de proximité à Albi en octobre 2003, il y a dans ces syndications « ...en germe le danger d’acclimatation du modèle américain des networks, association de TV locales qui permet aux grands groupes de communication de poursuivre une stratégie de glocalisation, en investissant de façon coordonnée deux territoires, deux dimensions : le local et le global [33].
C’est sans doute pour avoir du réévaluer, depuis, sa stratégie, que Ouest-France, qui avait rallié au dernier moment et à la va-vite le projet de TVB(reizh) Nantes pour occuper la fréquence nantaise, ne pouvait rester sur un échec dans la plus grande ville de l’Ouest, là où les recettes de sa régie publicitaire sont les plus importantes. Son offre de rachat de Presse-Océan, du pôle Ouest de la Socpresse, son intérêt pour Nantes 7, ses candidatures conjointes aux fréquences locales hertziennes, lui permettraient de reprendre plus que le terrain perdu dans les trois principales villes de la Région des Pays de la Loire. Après avoir échoué à expérimenter avec TV Breizh, c’est-à-dire avec Patrick Le Lay, Sylvio Berlusconi, Rupert Murdock et François Pinault, une « Europe des régions audiovisuelles » appuyée sur de grands groupes internationaux de communication spécialisés dans la télévision commerciale [34], Ouest-France change de stratégie et de partenaires en reprenant de justesse la main au niveau hexagonal et régional par le biais de la PQR, avec la collaboration de Serge Dassault.
François Régis Hutin s’est d’ailleurs manifesté deux fois récemment à Nantes, en présence du maire Jean-Marc Ayrault, pour bien le faire comprendre : sur les marches du théâtre Graslin, d’abord, lors d’une manifestation de soutien aux deux journalistes français détenus en Irak, puis sur le chantier du futur siège départemental du quotidien. « Ouest-France, le journal de Nantes, a-t-il déclaré pour l’occasion... Être le journal de Nantes, c’est une fierté. Mais cela donne aussi des obligations ; D’abord garantir la qualité de l’information. Et c’est pourquoi nous avons besoin d’un outil moderne que nous construisons. Nous y implanterons tous les supports de diffusion : la rédaction du journal, bien sûr, mais aussi la radio, le site Internet, la télé Web et peut-être bien d’autres choses, nous l’espérons [35] ». La dernière allusion mériterait un développement de sa part. Puis s’adressant directement à Jean-Marc Ayrault, il a cherché à le conforter, devant l’opinion publique, sur le pluralisme : « Vous connaissez la rigueur de notre engagement sur le pluralisme et notre volonté de respecter ce principe, dont nous pensons qu’il est un pilier de la démocratie. Par le passé nous avons montré que nous avons su le maintenir lorsque des mouvements de concentration dans la presse nous ont concernés. C’est un point qui nous préoccupe. Nos exigences en cette matière sont les mêmes. [36] ». L’allusion aux grandes manœuvres en cours n’est là même plus voilée.
Télénantes : quel alibi ?
De quel poids va peser Télénantes, dans ce marigot médiatique ? La chaîne trouvera t-elle les moyens d’exister face à la puissance de frappe de l’autre éditeur de la fréquence ? Quel qu’il soit. Saura t-elle être davantage qu’une fenêtre concédée sur le canal 47 par Nantes 7 ? Ou sera t-elle, à court ou moyen terme, gobée d’un coup ?
Pourra t-elle affirmer, dans la durée, une identité citoyenne correspondant aux ambitions de la ligne éditoriale de départ ? Rencontrera t-elle les vrais acteurs du territoire et des téléspectateurs pour la regarder ? Sera t-elle capable de tisser, comme annoncé, du lien social à travers la participation des habitants à qui elle doit son financement et sa raison d’exister ?
Le rapport gouvernemental de la Direction des médias de juillet 2003 [37] ne va pas faciliter le développement de celle qui se prend pour « la plus grande télévision locale associative de France ». Il ouvre plutôt un boulevard aux télévisions locales commerciales, issues ou pas de la PQR, en les aidant à conquérir leur nouveau marché, l’infranational. En ce qui concerne les télévisions dites « d’intérêt général » , c’est un bricolage-prétexte pour ne pas affirmer leur nécessité et leur liberté éditoriale. Il est proposé l’accueil par France 3 de partenaires locaux « à condition de prendre certaines précautions, notamment en termes de cohérence de la grille » ou d’offrir une fenêtre dans la programmation des télévisions commerciales, sous réserve de la compatibilité des contenus. Si, pour l’instant, l’indépendance éditoriale de Télénantes est affirmée, les questions de son financement et de sa pérennité, qui conditionnent son volume de programmes autoproduits, leurs contenus et leurs écritures, restent posées et risquent à court terme de ne plus la garantir.
Deux directions contradictoires semblent se présenter à Télénantes pour ne pas rester l’alibi, placé par le CSA, dans le nouveau Paysage Audiovisuel Nantais : approfondir le média d’information citoyenne ou emprunter les chemins d’une dérive « « entreprenario-libérale » fondée dans une pensée de marché.
Dans le premier cas, Télénantes devra s’ouvrir au terrain, trouver des appuis dans les tissus social, économique, associatif, les communes, les quartiers, tisser du lien sans retenue, ni arrière-pensée, partager ce qui a été difficilement acquis, montrer sa nécessité. Ce n’est pas gagné car l’association a la réputation d’être plutôt fermée [38], jalouse de son capital. Comme l’a écrit un journaliste nantais qui signait pour l’occasion Yves de Siègedupont dans le satirique journal local « La Lettre à Lulu » : Télénantes a « le pluralisme straponté ...La petite Télénantes n’est en fait associative que sur le papier et pas vraiment ouverte au monde associatif... » [39].
Dans le deuxième cas, Télénantes peut choisir de devenir une sorte de clone « light » d’un canal privé commercial mais construit avec des fonds publics en s’appuyant sur la valeur ajoutée et la dimension marketing d’une ligne éditoriale « différente » [40]. On connaît la recette. Après avoir contribué à déstabiliser le PAF, elle s’attaque au local. Les ingrédients sont ceux d’un nouvel espace de marchandisation : accorder une place de plus en plus importante aux écrans publicitaires et donc accepter à court terme de devoir être soumis à des impératifs immédiats d’audience pour trouver les ressources qui font défaut [41], entonner ouvertement le credo libéral et promouvoir de manière insistante l’économie de marché, ce qui montre que l’objectif d’influence idéologique est bien à l’œuvre dans ce type de média comme dans les autres [42], faire ce qui se fait, ce que font les autres donc ce que tout le monde fait, c’est-à-dire des produits interchangeables visant une programmation fédérative (ou, si l’on veut consensuelle) [43], travailler de plus en plus vite, faire de la minute d’antenne, se rapprocher de la concurrence et des autres éditeurs pour réaliser des économies d’échelle dans les fabrications, compresser la masse salariale, tirer sur le temps de travail comme actuellement dans beaucoup d’entreprises de presse [44], compter beaucoup et trop sur des co-productions, souvent à budget réduit, en acceptant leur écriture standard, souvent insipide, et leur formatage, chercher enfin, quand c’est possible, à changer de statut juridique.
Le rapport de la Direction des médias y pousse, en particulier sur le dernier point, puisqu’il recommande d’autoriser les collectivités territoriales à éditer un service de télévision par voie hertzienne en utilisant la structure juridique de la société d’économie mixte locale. Aucune décision n’a été prise pour l’instant, par le pouvoir, autorisant cette évolution. Si ce devait être finalement le cas, l’équilibre serait encore plus difficile à tenir entre le traitement indépendant de l’information et les demandes des collectivités locales ou des partenaires financiers. Quelle que soit la forme juridique adoptée, association ou SEM, le risque est grand, dans les conditions actuelles, de ne pas pouvoir garantir, dans le temps, les ambitions et l’indépendance éditoriales. Le glissement est insensible mais rapide entre information et communication. On le voit tous les jours sur les grandes chaînes généralistes nationales. Le danger de Télé-monsieur-le-maire, de Télé-monsieur-l’expert-local, de Télé-monsieur-le-décideur pointe son nez, à la place de l’expression des habitants. « Curieuse forme de décentralisation qui en 40 ans risque de passer de Télé-régionale-préfet à la Télé-locale-élus-territoriaux » [45].
Le dossier distribué le 7 décembre 2004 par Télénantes, pour son lancement, à ses confrères de la presse dénote-t-il ce genre de glissement sémantique ou s’agit-t-il d’une reformulation pour rendre la ligne éditoriale plus accessible et plus claire ? En tout cas a disparu de la ligne éditoriale qui engage Télénantes auprès du CSA, telle qu’elle avait déjà été présentée en mai 2004 [46], le paragraphe suivant : « Tout citoyen, tout groupe économique, social ou culturel peut devenir producteur d’information et proposer des sujets d’intérêt général. À Télénantes de choisir de les traiter, de manière professionnelle et en toute indépendance »
La place, même modeste, occupée par Télénantes dans la formule nantaise a le mérite de dégager au moins trois types d’interrogations. Quelle place dans le PAF pour les télévisions locales ni privées, ni commerciales, issues du secteur associatif et à qui sont confiées des missions de service public d’information pluraliste et d’expression des habitants ? Quels modèles économiques proposer pour faire exister ce type de média ? Comment garantir, sur le long terme, l’indépendance et la pérennité de son positionnement éditorial face aux questions de son financement, des enjeux qu’il représente et des évolutions politiques locales ?
François Le Nours