- De quelle nature est l’actuelle crise de la presse et quelles en sont les causes ?
- Pierre Musso. La crise de la presse concerne les quotidiens nationaux et régionaux, mais pas du tout les magazines, qui se développent fortement. Tous titres confondus, la presse quotidienne attire 16 % des recettes publicitaires globales, tandis que les magazines en ont le double. Il y a aussi des causes socio-culturelles. Ce que le sociologue Jean-Marie Charon appelle une « bombe à retardement » : les jeunes lisent de plus en plus les gratuits ou accèdent à l’information via Internet ou les médias audiovisuels. La baisse du lectorat tend donc à s’aggraver. À cela s’ajoute le coût de fabrication des journaux qui ne cesse d’augmenter. C’est évident qu’un magazine qui peut afficher du luxe, avec des photos sur du beau papier et des reportages de qualité grâce à ses recettes publicitaires, met en concurrence des quotidiens. Il y a donc deux types de facteurs, sociologiques et économiques. Ceci dit, il faut différencier les titres. Les quotidiens nationaux sont en crise forte, d’accord. Mais, parmi les quotidiens régionaux, la situation est très différenciée. Par exemple, Ouest-France, Sud-Ouest ou le Télégramme se portent bien. En revanche, le marché publicitaire local est très limité (la PQR n’a que 6 % des recettes publicitaires) et va être grignoté par les gratuits et la télévision locale hertzienne qui arrive. C’est une situation atypique en Europe.
- On assiste aussi à une importante concentration des titres...
- Pierre Musso. Récemment, le champion national et européen de la communication, Vivendi Universal Publishing (VUP), s’est désengagé après sa crise de 2002. Il y a donc une prise de relais sur ce secteur par Dassault, avec la Socpresse, et Lagardère-Hachette. On voit poindre aussi Vincent Bolloré. Un oligopole est en train de se constituer autour de deux ou trois groupes. De plus, ces groupes ne sont pas simplement très présents dans la presse, ils le sont aussi en dehors. Par exemple, Lagardère avec Matra et la télévision, ainsi que Dassault et l’armement.
- Quels bénéfices tire-t-on à posséder des titres de presse, et plus particulièrement des quotidiens, qui dégagent rarement des bénéfices ?
- Pierre Musso. D’abord, malgré la crise de la presse quotidienne, ces deux groupes sont aussi présents dans les magazines. Ensuite, Dassault a annoncé qu’il restructurait les titres pour garantir la profitabilité, ce qui a d’ailleurs fait réagir, à juste titre, la rédaction du Figaro. En fait, les titres sont en cours de restructuration depuis la prise en main de Dassault ou de Lagardère. Globalement, la partie communication de ces groupes est profitable. Ensuite, l’un des enjeux de ces concentrations est un pouvoir d’influence dans la société française. D’autant plus pour un groupe multiactivité dans des secteurs où se jouent de grandes commandes publiques. Une synergie s’opère entre les médias et les activités de ces groupes. Cela pose de véritables problèmes pour le pluralisme de la presse et la démocratie.
- Ces groupes dépassent largement les frontières nationales. L’action publique devrait donc se situer à un niveau européen ?
- Pierre Musso. Récemment, la Commission européenne a accepté la reprise par Lagardère des 40 % d’Éditis que vendait VUP. Dans le même temps, une législation anti-concentration a été réclamée dans un rapport adopté par le Parlement européen. Les groupes exercent un lobbying extrêmement puissant auprès des institutions européennes. Il ne suffit pas de prendre des mesures législatives anti-concentration, il faut aussi une intervention des pouvoirs publics pour aider la presse, avec des règles de financement public. Le principe de base du pluralisme adopté au XIXe siècle nécessite une intervention renforcée des pouvoirs publics, à la fois pour limiter la concentration, mais aussi pour aider financièrement la presse quotidienne. C’est une façon de garantir le droit à l’information.
- Quel est l’impact de la concentration des titres sur le pluralisme de l’information ?
- Pierre Musso. Ça le limite ! Par définition, le marché pousse à la concentration, donc à l’oligopole, voire au monopole. L’information est un bien commun, un élément constitutif de la démocratie. Il est donc évident qu’il faut limiter cette logique du marché, qui résulte tout simplement du traitement de l’information comme une simple marchandise. D’autant que la Constitution française (article 11 de la Déclaration des droits de l’homme) permet d’intervenir pour défendre le droit à l’information. Quand des groupes comme Dassault, Bouygues, Hachette possèdent de grands médias, il est évident que leur poids dans la société, dans le dialogue avec les pouvoirs publics, est énorme. Aujourd’hui, on ne peut pas dissocier la communication du pouvoir politique. C’en est un élément structurant.
Entretien réalisé par Vincent Defait
Paru dans L’Humanité du 1er décembre 2004