« Voici un homme rare dans les médias, et qui ne parle jamais pour ne rien dire. Voici Bernard Cazeneuve. » C’est avec cette marque de distinction que Yann Barthès intronisait l’ancien Premier ministre sur le plateau de « Quotidien », le 8 février. Deux mois plus tard, Le Monde relève combien « M. Cazeneuve est omniprésent dans les médias » (18/04). Que s’est-il passé entre-temps ? Rien qu’un processus classique de consécration médiatique, favorisé par la parution d’un livre sur François Mauriac (garantissant une tournée promotionnelle à son auteur), la détention d’un capital politique important (Bernard Cazeneuve est ancien maire, député, ministre et Premier ministre), et, last but not least, un positionnement politique compatible avec la vulgate éditocratique : la Nupes, c’est mal, la « gauche » modérée, c’est bien (ou c’est supportable).
Mimétisme aidant, on peut dire qu’un tel cocktail a fait son œuvre. Interrogé dans Le Point (2/02), « Quotidien » (8/02), Le Parisien (en Une, 13/02), La Tribune (15/03), le JDD (2/04), France Inter (5/04), « C à vous » (5/04), L’Express (6/04), Lire (6/04), France Culture (8/04), Public Sénat (14/04), Franc-Tireur (en Une, 19/04), La Vie (20/04), Politis (26/04)… Bernard Cazeneuve est partout, ou presque, invité en sa qualité d’écrivain et/ou d’homme politique.
« Refonder » la gauche dans la presse... de droite
Gardien auto-proclamé et médiatiquement consacré du « champ républicain », l’ancien ministre est régulièrement sollicité par les chefferies éditoriales afin d’arbitrer les élégances à gauche, quitte, au passage, à oublier ou redorer son bilan politique [1]. Tel avait été (par exemple) le cas à l’occasion de la chasse aux sorcières médiatico-politique contre les « islamo-gauchistes », ou encore, plus récemment, de la cabale contre la « gauche irresponsable » et les indisciplinés du débat parlementaire autour de la réforme des retraites. Pour l’éditocratie, dans les deux cas, il s’agissait d’abord et avant tout de mettre sur le devant de la scène une figure « d’autorité » à même de disqualifier une gauche « non désirable ».
Cette bienveillance médiatique a naturellement accompagné le lancement du mouvement politique de Bernard Cazeneuve – mouvement politique... ou médiatique ? Voyons plutôt : le 3 septembre 2022, une première initiative est lancée par le truchement d’un « manifeste » pour « "refonder" la social-démocratie » paru sur le site... du Journal du dimanche, qui s’empresse de doubler la mise en publiant une interview de Bernard Cazeneuve dans l’édition papier du lendemain, dont l’hebdomadaire souligne le caractère « exclusif » tant elle fut donnée « après un long silence ». Peu (ou pas assez) de retentissement ? Qu’à cela ne tienne : l’ancien Premier ministre peut compter sur d’autres relais complaisants pour assurer la relève. Ce fut chose faite quelques mois plus tard, le 3 février, par le biais d’une interview accordée cette fois-ci... au Point, déclarant pompeusement que « l’ancien Premier ministre sort du silence » (encore !) pour annoncer « la création » (de nouveau !) d’un « mouvement politique » destiné à « "relever le défi" face à l’extrême droite »... mais surtout à régler ses comptes, au nom d’une « gauche crédible » et d’une « éthique de la responsabilité », avec les orientations de la Nupes et celles du secrétaire général du PS, Olivier Faure. Las, c’est avec un troisième coup de pouce médiatique – en l’occurrence, une tribune au JDD (décidément), parue le 18 février – que « 110 élus appellent à soutenir Bernard Cazeneuve et son projet de fédération de la gauche républicaine ». Bilan des courses ? Trois annonces de « refondation de la gauche » orchestrées dans (et par) la presse... de droite.
Du « fin lettré » à la « figure morale »
Dernière étape en date de cette lune de miel médiatique : la tournée promotionnelle de Cazeneuve, en avril, pour la parution de son dernier ouvrage (Ma vie avec Mauriac, Gallimard, 6 avril). En tant qu’écrivain, Bernard Cazeneuve s’attire d’instantanées faveurs journalistiques. Les louanges pleuvent : « Un texte sensible et lucide, écrit avec une grande précision », s’extasie le JDD (1/04) ; « un livre profond et retenu » pour Le Figaro (6/04) ; « vif et touchant » pour L’Express (6/04) ; « où chaque phrase est sertie avec le stylet d’un orfèvre » selon Le Point (30/03). Pas de doute : « Bernard Cazeneuve est un fin lettré » (Lire, 6/04), qui « se place dans la tradition des hommes politiques à belle plume » (La Vie, 20/04). « Vous révélez, à cette occasion, non seulement une grande sensibilité à la littérature, mais une écriture extrêmement littéraire et d’ailleurs très classique » ajoute Denis Olivennes (Public Sénat, 14/04), quand Anne-Élisabeth Lemoine tient à « dire tout le bien qu’on pense de Ma vie avec Mauriac » (« C à vous », 5/04). Sur France Inter, Léa Salamé s’amuse des « grands emportements passionnels » de Bernard Cazeneuve, et Nicolas Demorand se lance dans l’analyse : « Il y a chez vous deux [Cazeneuve et Mauriac] le goût de la solitude : "Mon enfance était solitaire et le monde me semblait hostile", écrivez-vous. Hostilité mais aussi tragique [...]. D’où vient ce tourment Bernard Cazeneuve ? C’est le départ d’Algérie ? Le déracinement ? Votre enfance ? » L’un des maîtres à penser de la critique littéraire médiatique, Jérôme Garcin, s’enthousiasme plus qu’à son tour : « Surprenant, déroutant et, disons-le, séduisant Bernard Cazeneuve » (L’Obs, 3/04). D’où cette question, somme toute logique, qui lui est posée dans le JDD (2/04) : « Pourriez-vous être tenté par une candidature à l’Académie française ? »
Mais ce qui intéresse davantage les éditocrates, c’est l’homme politique. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que Bernard Cazeneuve jouit là encore d’une inépuisable bienveillance. Adoubé par Le Figaro (6/04) – « Bernard Cazeneuve a été ministre, et même le premier, chacun se souvenant de son maintien et de son éloquence, placés sous le signe d’une sobriété de bon aloi » –, il est célébré le même jour par Les Échos, qui saluent « une référence et une figure morale ». Jusqu’à l’extase – celle par exemple de l’ex-directeur de la rédaction du Point (et de celle du Figaro auparavant), Sébastien Le Fol, éditorialisant désormais dans Le Télégramme (8/04) :
Il y a quelques raisons de ne pas désespérer de la politique française. Non, elle n’est pas condamnée à la médiocrité ou à l’outrance. La preuve avec l’audience croissante, à gauche, de Bernard Cazeneuve, et à droite, de David Lisnard.
Il y a, en revanche, moult raisons de désespérer des journalistes politiques, dont les partis pris à sens unique – s’affranchissant de toute vérification empirique (de quelle « audience croissante » parle-t-on en dehors de l’audience... médiatique ?) – fusent en continu :
L’ancien Premier ministre et le maire de Cannes […] relèvent le niveau général. Tous les deux font preuve de pondération dans leur expression. Ils s’opposent à leurs adversaires sans les injurier. Ils critiquent la politique de Macron avec des arguments rationnels. L’un et l’autre témoignent d’une hauteur de vue, qui donne de l’air à notre pays asphyxié. Cazeneuve et Lisnard partagent un autre point commun, qui explique leur attitude nuancée : ce sont deux hommes de culture. Remarquez, Jean-Luc Mélenchon a beau être lettré, il ne fait guère preuve de modération.
Mais encore ?
Cazeneuve vient de publier un livre d’admiration envers l’écrivain François Mauriac dans lequel il se dévoile. Goût de la liberté, déracinement, esprit critique, méfiance à l’égard de toute forme de meute… Il signe là un vade-mecum précieux pour tous ceux, qui, à gauche, aspirent à ce qu’elle se reconstruise dans la crédibilité.
N’en jetez plus !
« La démocratie française a bien besoin d’une gauche de gouvernement »
À la télévision également, Bernard Cazeneuve est reçu en majesté. En particulier chez « C à vous » (France 5, 5/04), où il dispose, seul invité en plateau, d’un temps de parole exceptionnellement long, sans interruption et surtout, sans la moindre contradiction tant les journalistes se délectent, avec force sourires et hochements de tête, de ses tirades contre « la violence » de La France insoumise – que Bernard Cazeneuve « condamne », évidemment, avant même que quiconque le lui ait demandé. Il faut les comprendre : d’un ton pompeusement cérémoniel, l’ancien ministre aligne les mots-clés journalistiquement approuvés, déclamant ses appels à une « gauche raisonnable » tout en multipliant les prises de position « anti-Nupes » les plus outrancières [2]. Pour qui se rappelle la tonalité de la campagne médiatique contre la Nupes au moment des élections législatives, un tel positionnement s’avère en effet l’un des meilleurs atouts pour être accepté du paysage audiovisuel actuel – sinon encensé par ses tenanciers.
Bernard Cazeneuve « incarne un espoir pour la gauche modérée de gouvernement » explique d’ailleurs Le Point (2/02). « La démocratie française […] a bien besoin d’une gauche […] de gouvernement » précise Étienne Gernelle dans le même numéro. Partout, les élans va-t-en-guerre de l’ancien ministre contre la Nupes en général (et La France insoumise en particulier) font le miel des éditorialistes et autres intervieweurs. « Cazeneuve, l’anti-Nupes » résument Les Échos (6/04). La gauche « anti-Nupes » titrent aussi Le Parisien (30/03), Le Monde (3/02), Le Point (11/03), tandis que dans « C à vous », Patrick Cohen semble se réjouir d’un « manifeste » pour « une gauche qui ne soit pas la gauche des Insoumis et de Jean-Luc Mélenchon ». « La gauche digne » paraphrase encore Franc-Tireur (19/04), qui explicite :
L’Ancien Premier ministre défend un projet alternatif au gouvernement d’Emmanuel Macron, crédible, qui ne soit pas vassalisé par La France insoumise. En attendant la prochaine présidentielle, son mouvement voit se rallier à lui les orphelins de la social-démocratie. Un réveil et un espoir.
« Un réveil et un espoir », en l’occurrence, pour l’inénarrable Caroline Fourest, qui égrène des « questions » toutes plus éloquentes les unes que les autres :
- Et la Nupes ? Vous qui avez traversé la crise des attentats, comment regardez-vous l’évolution des positions de Jean-Luc Mélenchon, passé du camp républicain et laïque au fait de faire entrer au Parlement des proches des Indigènes de la République, qui considèrent la laïcité comme étant « islamophobe » ?
– L’élection en Ariège, qui a vu une candidate socialiste battre une candidate LFI indigéniste et anti-passe sanitaire, montre qu’il existe toujours un appétit pour cette autre gauche que vous appelez de vos vœux…
– Votre conviction, c’est qu’une autre alliance de gauche est possible, si l’on ressuscite le pôle républicain et laïque, le pôle des valeurs…
– Êtes-vous prêt à être cette incarnation ? Jusqu’au bout ?
Voilà donc l’éditocratie rassemblée derrière la figure « raisonnable » du moment, auto-investie du pouvoir de définir la « bonne » gauche. Déjà, la veille (18/04), BFM-TV confiait à Raphaël Enthoven le soin d’assurer le service avant-vente du numéro de Franc-Tireur, exercice auquel s’adonna ce militant de l’extrême centre avec toute la finesse qui le caractérise :
- Raphaël Enthoven : Bernard Cazeneuve est de gauche, il est pas fou, il est pas séditieux, il est pas démagogue, il est pas obsédé par l’islamophobie, il est pas partisan d’une collectivisation de l’économie. Il est de gauche pourtant, il n’y a pas de doute. Mais il dit pas de bêtises. Il est pondéré, il est raisonnable.
- Aurélie Casse : À l’inverse de ? Vous l’opposez à qui ?
- Raphaël Enthoven : À qui ? À part Jean-Luc Mélenchon vous voulez dire ?
- Aurélie Casse : Mettre « La gauche digne », en mettant le visage de Bernard Cazeneuve, ça sous-entend quoi ? Que gauche [inaudible] est indigne ?
- Raphaël Enthoven : Oui, absolument, oui, qu’il y a une gauche indigne. Qu’il y a une gauche indigne, qu’il y a une gauche aujourd’hui qui joue un jeu politique absolument délétère. Il y a une gauche aujourd’hui qui fabrique des bataillons d’électeurs du Rassemblement national, en pratiquant l’outrance et en hurlant à l’autoritarisme à chaque emploi du 49.3. Il y a une gauche séditieuse, qui conteste le Conseil constitutionnel […]. Il y a une gauche complètement allumée qui sous-représente le peuple et qui se conduit mal. Oui, effectivement. Et il y a, à côté de ça, des gens comme Bernard Cazeneuve […].
Jusqu’à la lie : « L’enjeu si vous voulez, pour nous, c’est quoi ? C’est de se dire que la gauche n’est pas morte. […] Et je dois dire que Bernard Cazeneuve est assez convaincant dans la façon dont il nous répond. »
En miroir de la façon dont les médias dominants ont honni la constitution de la Nupes, le portrait obséquieux qu’ils réalisent de Bernard Cazeneuve offre un contraste pour le moins saisissant. Rien de surprenant, toutefois, tant on connaît l’appétence des chefferies médiatiques à peser de tout leur poids sur le champ politique : déterminées à trier le bon grain « réformateur » de l’ivraie « extrémiste », ces dernières n’ont de cesse de prôner une gauche modérée-républicaine-laïque-moderne-respectable, pour mieux excommunier celles et ceux qui s’écartent du prêt-à-penser médiatique [3].
Dans ce petit jeu, Bernard Cazeneuve est l’une des figures par excellence, contribuant, à l’unisson avec les professionnels du commentaire, à définir les frontières de la « gauche respectable » dans le débat public. Il y a tout juste deux ans, la même partition journalistique accompagnait le « retour » de Manuel Valls, qui endossait alors un rôle symbolique identique contre la gauche dite « antirépublicaine ». Rôle qu’incarnèrent après lui d’autres « éléphants » du PS (Jean-Christophe Cambadélis, Stéphane Le Foll, François Hollande, Gérard Collomb, etc.), à leur tour médiatisés de manière disproportionnée en mai 2022, pendant la campagne des élections législatives.
Et si, au lieu de décréter ce que doit être la gauche, les médias se contentaient de documenter ce qu’elle est... et ce qu’elle n’est plus ? Friands de résultats électoraux et férus de sondages, les journalistes politiques disposent désormais de nombreux indicateurs en la matière... Le 12 avril par exemple, on pouvait ainsi lire dans Paris Match :
L’ancien Premier ministre [Bernard Cazeneuve] recueille 37 % de bonnes opinions dans notre baromètre Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio. […] En revanche, ses critiques impitoyables contre l’alliance de la Nupes le placent au-dessous de sa moyenne chez les sympathisants de gauche (35 %), que ce soient ceux de LFI (32 %) ou du PS (51 %), où il peine à être majoritaire. Symboliquement, il enregistre son meilleur score chez Renaissance avec 61 % de bonnes opinions. Et est bien placé dans les électorats d’Emmanuel Macron et Valérie Pécresse.
CQFD ? De quoi aiguiller, à tout le moins, les questionnements d’Emmanuel Lechypre, qui (se) demandait « ce qui le différencie de la gauche social-libérale [sic] qu’incarne à sa manière Emmanuel Macron » (BFM-TV, 18/04), ou encore ceux de Julien Bellver, qui réagissait face à Bernard Cazeneuve dans « Quotidien » : « Tout ce que vous dites ressemble au discours des macronistes, est-ce que vous pourriez faire partie de ce camp ? » (8/02).
Maxime Friot et Pauline Perrenot