Accueil > Critiques > (...) > « Indépendance ? » Procès, violences et répression

L’oligarque des médias Vincent Bolloré contre Benoît Collombat, journaliste du service public

par Denis Souchon,

S’il y a au moins un domaine dans lequel le groupe Bolloré excelle c’est bien celui de l’application de la stratégie de la poursuite-bâillon [1] contre des journalistes qui enquêtent sur ses activités africaines.

Nous avons déjà relevé à plusieurs reprises ce qui s’apparente à une forme de harcèlement judiciaire du site d’informations Bastamag de la part de l’employeur de Cyril Hanouna. Le « traitement » que le groupe Bolloré réserve au journaliste de France Inter Benoît Collombat depuis bientôt huit ans est une autre illustration de ces méthodes symboliquement musclées.

Acte 1 : Où il est démontré qu’il est risqué pour un journaliste d’enquêter sur l’« empire africain » de Bolloré


- 29 mars 2009 : France Inter diffuse dans l’émission Interception un reportage de Benoît Collombat titré « Cameroun : l’empire noir de Vincent Bolloré ».

- 26 juin 2009 : dépôt d’une plainte en diffamation du groupe Bolloré contre Benoît Collombat à propos de ce reportage (soit presque trois mois après sa diffusion, le délai de prescription de l’action en diffamation étant de trois mois après la prononciation des propos attaqués).

- Les audiences du procès ont lieu le 15 décembre 2009 et les 10 et 11 mars 2010.

- 6 mai 2010 : « La 17e chambre du tribunal correctionnel (…) condamne [Benoît Collombat], ainsi que le PDG de Radio France, Jean-Paul Cluzel à l’époque, à un euro de dommages et intérêts, une amende de 1 000 euros, ainsi qu’à 10 000 euros au titre des frais de justice. » [2] Radio France ne fait pas appel de ce jugement

Le 24 juin 2011 Benoît Collombat écrit sur le site de France Inter :

« Dans son jugement (...) la 17ème chambre correctionnelle a reconnu trois passages précis comme diffamatoires (sur le non-respect des engagements financiers lors de la concession du chemin de fer, sur l’utilisation abusive du personnel du port et le fait de recourir à des tentatives d’intimidation à l’encontre des salariés du port autonome de Douala et le non-respect du droit du travail). Mais les témoignages concernant les conditions de travail de SOCAPALM n’ont pas été jugé diffamatoire par le Tribunal.

(...) Le groupe Bolloré avait refusé de répondre à nos questions, pendant l’élaboration du reportage. Vincent Bolloré a également poursuivi en diffamation une photographe indépendante (par ailleurs, citée comme témoin par France Inter dans la procédure en diffamation visant l’émission « Interception ») pour des propos tenus dans une émission de France Inter (« Eclectik »), évoquant son travail dans les plantations de la SOCAPALM, au Cameroun. Bolloré s’est finalement désisté de cette plainte. »


Acte 2 : Où Benoît Collombat et David Servenay montrent que des journalistes peuvent ne pas se laisser intimider par un oligarque


- 7 décembre 2010 : France Inter diffuse un « sujet » de Benoît Collombat titré « Plainte auprès de l’OCDE contre Bolloré et ses partenaires », dans lequel le journaliste révèle, conjointement avec David Servenay, sur le site Rue 89, « l’existence d’une action auprès de l’OCDE d’un collectif d’ONG dénonçant les conditions de travail et les atteintes à l’environnement dans les plantations au Cameroun. »

- 31 janvier 2011 : le « sujet » en question fait l’objet du dépôt d’une plainte en diffamation de Bolloré contre Benoît Collombat, ainsi que contre David Servenay (soit presque trois mois après la diffusion du reportage, le délai de prescription de l’action en diffamation étant de trois mois après la prononciation et/ou la publication des propos mis en cause).

- 3 juin 2013 : les ONG qui ont déposé la plainte auprès de l’OCDE obtiennent la publication du rapport final du Point de contact national (PCN) français [3] dans cette affaire, qui selon l’ONG Sherpa (dont nous publions le communiqué en annexe) « relate clairement les violations aux principes directeurs de l’OCDE.  »

- 07 janvier 2014 : après avoir demandé plusieurs reports d’audience, le groupe Bolloré retire les plaintes déposées contre Benoît Collombat et David Servenay.

Acte 3 : Où Vincent Bolloré continue son acharnement contre Benoît Collombat


- 30 septembre 2015 : parution d’Informer n’est pas un délit [4], un ouvrage collectif dans lequel Benoît Collombat signe le chapitre « Les filets dérivants » [5], chapitre dans lequel il décrit méticuleusement ses démêlés judiciaires (et une partie de ceux de ses confrères) avec le groupe de celui qu’il appelle « Bolloré l’Africain ».

- 29 décembre 2015 : le groupe Bolloré dépose une plainte pour « diffamation publique envers un particulier » (soit presque trois mois après la parution du livre, le délai de prescription de l’action en diffamation étant de trois mois après la première publication des propos concernés). Les propos poursuivis figurent en annexe de cet article.

- 8 décembre 2016 : Benoît Collombat est mis en examen par un juge d’instruction (ainsi que le directeur de publication des éditions Calmann-Lévy). Une mise en examen qui est automatique dans les plaintes en diffamation : le juge n’enquête pas, il vérifie simplement que l’individu mis en examen est bien l’auteur des propos poursuivis. Le « fond » du dossier sera examiné à l’audience dont aucune date n’a encore été fixée à ce jour.

***


Nous tenons à remercier chaleureusement Vincent Bolloré : son acharnement contre Benoît Collombat semble avoir réussi à convaincre France Inter qu’enquêter sur les trajectoires et pratiques des dominants est une des missions premières d’un service public d’information et d’investigation ainsi qu’en témoignent les récentes enquêtes de la station consacrées aux oligarques Patrick Drahi et à Marc Ladreit de Lacharrière.

Grâce à Vincent Bolloré, on apprend enfin quelles sont les limites que ce farouche défenseur de la liberté de la presse entend lui fixer. En effet, parmi les passages poursuivis par Bolloré dans sa dernière plainte, figure celui-ci :

« Plus efficace encore que le harcèlement judiciaire, l’arme fatale de Bolloré reste incontestablement l’argent. Ainsi, selon le Canard enchaîné, l’homme d’affaires a récemment fait supprimer d’importants budgets publicitaires de l’agence Havas au journal Le Monde, à la suite de deux articles qui lui ont profondément déplu. Le premier présente Bolloré comme « le plus grand prédateur de la place de Paris ». L’autre article concerne l’implantation de Bolloré en Côte d’Ivoire, notamment les conditions dans lesquelles il a décroché la concession du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan. Au total, il s’agit d’une perte de plus de sept millions d’euros sur deux ans pour le quotidien détenu par les hommes d’affaires Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse. »

Nous ignorions que la description de certains mécanismes régissant une partie de l’espace médiatique pouvait déclencher une plainte en diffamation.

Denis Souchon



Annexes

1. Communiqué du Sherpa [6] du 9 juillet 2013

Au sujet de la plainte auprès de l’OCDE contre Bolloré et ses partenaires, déposée en septembre 2010.

2. Les passages incriminés par la plainte de Bolloré de décembre 2015

Passages extraits de l’ouvrage Informer n’est pas un délit :

« Sur le continent noir, Bolloré est omniprésent dans le transport, la logistique et le secteur des plantations, un héritage colonial issu du groupe Rivaud, repris par l’homme d’affaires en 1996. Cet héritage constitue "la face cachée de l’empire Bolloré", pour reprendre les termes de Martine Orange. Cette journaliste de Médiapart a longuement enquêté sur le sujet et observe que les dettes restent au Cameroun tandis que la trésorerie repart vers des cieux plus cléments, au Luxembourg ou au Lichtenstein. »

[…]

« J’ai recueilli des témoignages inédits de Camerounais qui font apparaître le groupe Bolloré comme peu soucieux du développement du pays ou du bien-être des salariés. Comme un héritier aussi des méthodes de la Françafrique. »

[…]

« Le responsable d’une association camerounaise, Hilaire Kamga, estime que Bolloré est plus intéressé par la logistique ferroviaire que par la qualité du transport des passagers. »

[…]
« Les gens qui coupent le palmier ne sont pas protégés. Ils n’ont pas de casque, pas de protection », explique ainsi un témoin. Il décrit des conditions d’hygiène et de logement déplorables autour de la plantation : "La société considère le palmier plus important que l’homme qui travaille pour le palmier, conclut cet employé. Nous subissons un esclavage modernisé, ici, à la Socapalm." »
[…]
« La pression s’exerce aussi sur certains témoins que j’ai décidé de faire citer à la barre. Isabelle Ricq, photographe, s’est rendue (avec la journaliste Camerounaise Danielle Nomba) à peu près à la même époque, dans les mêmes plantations de palmiers à huile que moi. Ses images témoignent de la destruction massive des forêts, de la confiscation des terres, de l’expulsion des villageois et des populations pygmées, de la population des cours d’eau, du recours généralisé à la sous-traitance et du manque de protection dont pâtissent les ouvriers dans les palmeraies. »
[…]
« Isabelle Ricq évoque aussi au micro les ouvriers qu’elle a croisés sur la palmeraie : "Ils s’appellent eux-mêmes les esclaves de la Socapalm." »
[…]
« Lors de ce procès marathon, j’ai été marqué par le courage et la dignité dont on fait preuve les témoins camerounais venus témoigner à la barre. Ces syndicalistes, journalistes, citoyens ordinaires, savaient pertinemment les risques qu’ils prenaient en osant critiquer un acteur économique aussi puissant que Bolloré. Même à des milliers de kilomètres de Yaoundé, leur présence dans un tribunal à Paris devait forcément avoir des répercussions pour eux. »
[…]
« Son collègue Edouard Tankwe tente de défendre les droits des dockers malgré les intimidations : "On peut vous garder deux ou trois jours en cellule, en nous conseillant d’être moins bavards." »
[…]
« Vincent Bolloré profite d’un contexte, poursuit cette figure camerounaise. La concession du rail au Cameroun est un scandale. Les plantations Socapalm sont l’illustration parfaite de cette forme d’esclavagisme qui prévaut encore aujourd’hui au Cameroun. Des employés qui travaillent pour des salaires de misère mais aussi des gens qui doivent transporter des tonnes de noix de palme pour soixante euros par mois, et à côté de cela l’expropriation de population entière pour développer les exploitations. On dépouille des populations entières dans une sorte de négociation mafieuse avec l’État. C’est une forme d’esclavagisme que de ne pas payer aux ouvriers le juste prix de leur travail et d’arracher aux populations leurs terres. Si on résiste, on met le feu à votre maison. »
(…)
« Aujourd’hui, je parle pour les pygmées, les ouvriers de la Socapalm, les sans voix, ceux qui travaillent l’huile de palme. Chez moi, on meurt sans être malade. »
(…)
« Plus efficace encore que le harcèlement judiciaire, l’arme fatale de Bolloré reste incontestablement l’argent. Ainsi, selon le Canard enchaîné, l’homme d’affaires a récemment fait supprimer d’importants budgets publicitaires de l’agence Havas au journal Le Monde, à la suite de deux articles qui lui ont profondément déplu. Le premier présente Bolloré comme « le plus grand prédateur de la place de Paris ». L’autre article concerne l’implantation de Bolloré en Côte d’Ivoire, notamment les conditions dans lesquelles il a décroché la concession du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan. Au total, il s’agit d’une perte de plus de sept millions d’euros sur deux ans pour le quotidien détenu par les hommes d’affaires Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse. »

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Une stratégie qui, selon Alain Garrigou, « consiste, pour des citoyens riches, ou des entreprises, à attaquer leurs critiques sur le terrain judiciaire. Rejouant la partie du pot de fer contre le pot de terre, ils tentent ainsi d’imposer à leurs adversaires des frais judiciaires démesurés. Quant à eux, ils ne risquent pas grand-chose, puisque leur fortune leur permet de perdre en justice. Ils soulignent le danger de s’en prendre à eux, même avec de bonnes raisons. »

[2Benoît Collombat dans Informer n’est pas un délit (Sous la direction de Fabrice Arfi et Paul Moreira), Calmann-Lévy, 2015, p.119.

[3Présenté ainsi sur le site du Trésor public : « Le Point de contact national français pour la mise en oeuvre des Principes directeurs de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales est une structure tripartite rassemblant les syndicats, les entreprises et l’administration. Son activité est coordonnée par la direction générale du Trésor. Dans chacun des pays adhérant aux Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, un Point de contact national (PCN) est chargé de promouvoir ces principes, de les diffuser et de répondre à des saisines pour non-respect de ces principes. »

[4Calmann-Lévy.

[5pp.105-128. Une très grande partie de nos informations provient de ce chapitre.

[6Qui se présente ainsi sur son site : « SHERPA, association loi 1901 basée à Paris, a été créée en 2001 en vue de protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques. »

A la une

Portraits de journalistes dans Libération : entre-soi et complaisance

Starification et dépolitisation.