Accueil > (...) > Les Jeudis d’Acrimed (1996-2023)

Jeudi d’Acrimed (7 décembre) : « La télévision, une moribonde tonique »

par Acrimed,

Le prochain « Jeudi d’Acrimed » aura lieu le 7 décembre prochain, avec Brigitte Le Grignou (professeure émérite de science politique à Paris-Dauphine) et Érik Neveu (professeur de science politique à l’IEP de Rennes), qui viendront présenter leur dernier ouvrage Sociologie de la télévision. Entrée libre dans la limite des places disponibles…


« Jeudi d’Acrimed »
Jeudi 7 décembre 2017 à 19 heures
à la Bourse du travail de Paris
3, rue du Château-d’Eau, Paris 10e
Entrée libre

Faire une sociologie de la télévision consiste dans un premier temps à se demander « pourquoi faire une sociologie de la télévision aujourd’hui ? » Et pour commencer à répondre à cette question, nos invités montrent qu’il est nécessaire de savoir si on peut vraiment parler de la « fin de la télévision ».

Extrait du paragraphe « une moribonde tonique » :

La vitesse des changements technologiques, l’inventivité des acteurs économiques et producteurs de contenus créent un énorme potentiel d’innovation et d’instabilité [Wolk, 2015] qui rendent l’exercice de la prophétie assez vain. Mais observer la mêlée de ce match confus nous conduit à suggérer, avec un nombre croissant de chercheurs et professionnels, que la fin de la télévision est un mythe usé. Pour reprendre le titre ironique de Wolff dans une analyse de l’écosystème émergent de fourniture et de consommation des images : « La télévision est la nouvelle télévision » [2015].

Un premier argument clé pointe une confusion. Que les canaux de diffusion, les supports de réception des contenus, l’identité des fournisseurs changent, spécialement avec l’apparition des flux OTT (Over The Top), permettant ainsi l’accès à d’énormes bibliothèques numériques de films, séries et clips, est à la fois indéniable et aveuglant. Mais perdure une activité économique qui consiste à vendre des contenus informationnels ou récréatifs à des récepteurs individuels. Il n’est pas absurde d’associer l’essentiel de ces flux à une télévision redéfinie. Certes, au delà des chaînes – dont beaucoup sont rentables –, des opérateurs nouveaux (plates formes, fournisseurs d’accès, géants des nouvelles technologies) complexifient le pôle de l’offre, mais peut on appeler d’un autre nom que « télévision » les séries télé, les bulletins d’information, les spectacles sportifs qui se répandent sur une multitude d’écrans ? Même les écrans d’ordinateur ou de téléphone, outils supposés d’action et d’interactivité, deviennent le support de visionnages plus passifs. Le succès des séries fournit un autre argument : n’y a t il pas quelque paradoxe à annoncer la mort de la télévision au moment précis où ses productions conquièrent une légitimité culturelle après laquelle le média a couru pendant un demi siècle ? Des séries précisément consommées par des catégories jusque là peu portées vers le petit écran : jeunes, CSP +. On se demandera ensuite si cette mort annoncée ne comporte pas quelque ethnocentrisme : quel pourcentage de Centrafricains ou de Péruviens se connectent à Netflix via des tablettes ? Et si le temps passé devant le téléviseur décline légèrement depuis les années 2010, ce média, décrit comme en phase terminale, mobilise encore en moyenne près de quatre heures d’attention par jour en France, sans parler de la télévision vue sur d’autres écrans. Joli bulletin de santé d’une mourante ! Comme le montre Wolk, si les réseaux sociaux qui diffusent et disséminent des contenus amateurs peuvent constituer des menaces pour la télévision, l’industrie télévisuelle n’est ni passive ni aux abois. Elle utilise de mieux en mieux ces réseaux, tant pour promouvoir ses propres produits que pour exploiter leurs mégadonnées afin de mieux cibler des publics.

Autre préalable à une sociologie de la télévision : rompre avec l’idée selon laquelle chaque professionnel ou téléspectateur de la télévision aurait la science (sociale) infuse de ce média : « Tout le monde en parle », le plus souvent sur un mode critique, sans étude empirique, comme s’il s’agissait d’un objet magique. Nous demanderons à nos invités à quelles conditions il peut être possible de réfléchir plus scientifiquement que les discours du sens commun sur le « pouvoir » ou les effets de la télévision.

Extrait du paragraphe « Tout le monde en parle » :

Parler sur la télévision, c’est se confronter à un objet de ventriloquie. Tout le monde en parle, tout le monde bricole ce que Hartley [1992] nomme ironiquement sa « télé ology ». Les programmes de la télévision, ses vedettes sont un aliment des conversations ordinaires. La télé, à l’instar de la météo, fonctionne comme un sujet de discussions et d’interactions dont le coût d’entrée est faible, la connaissance bien partagée. Elle est un prétexte à parler d’autre chose, des valeurs du groupe, des autres, des dégoûts, des interdits, de « ça », comme dans le commérage. Mais ces conversations ordinaires trouvent peu d’échos au delà du courrier des lecteurs des magazines de télévision (ou de certains blogs [Gontier, 2016]). Les associations de téléspectateurs sont peu nombreuses et peu influentes, les plus visibles étant paradoxalement les plus critiques envers le média. Il s’agit aux États-Unis de TV Free America qui dénonce l’altération de l’esprit du spectateur, la passivité du public, l’addiction, la télévision comme menace pour la santé publique. D’autres associations déploient une critique plus politique : certaines voient en la télévision un « abrutissoir », la « pièce maîtresse de l’aliénation quotidienne » (RAT, Réseau pour l’abolition de la télévision). Mais la collecte, la synthèse ou la restitution directe des paroles, jugements, pratiques des téléspectateurs réels ne ressortent guère comme préoccupation des associations porte parole ou des chercheurs. On voit cependant émerger des enquêtes [Boullier, 2003 ; Goulet, 2010] qui refusent aux mesures d’audience et sondages le statut d’indicateurs de goûts et d’opinions, pour s’intéresser aux pratiques.

« Tout le monde en parle », c’est à dire d’abord les professionnels de la télévision qui font logiquement entendre leur voix. Leurs contributions – essentiellement celles des journalistes et animateurs – offrent une version peu critique, souvent enchantée ou héroïque, de leurs métiers. Il s’agit alors de suggérer le rôle central des journalistes politiques en temps de campagne, où l’élection « se fait » sur les plateaux. Il s’agit encore de célébrer la créativité des scénaristes de séries françaises qui se hissent au niveau des meilleures narrations de HBO, ou de revendiquer une contribution positive de tel talk-show à la reconstitution du lien social en temps de crise [Mehl, 1996]. Cette théorie indigène de la télévision aide à comprendre les coulisses de la télévision ou la réflexivité de ses acteurs, mais elle souligne aussi les contradictions auxquelles se confrontent les professionnels, pris entre désir de création et impératifs d’audimat, entre logique promotionnelle – valoriser son réseau, son programme – et investissement pratique dans les luttes de cet univers culturel. Il faut une trajectoire de sortie du jeu [Mamère, 1988] ou une disgrâce professionnelle pour entendre un discours critique prendre le pas sur la célébration.

Quels autres types de paroles occupent alors l’espace public ? Depuis son apparition dans les foyers américains dans les années 1950, la télévision a fait l’objet d’une floraison de propos prophétiques, promotionnels ou dénonciateurs, sur ses bénéfices supposés pour l’harmonie familiale ou sur ses dangers pour la santé [Spigel, 1996]. Objet bavard de par le flux de sons et d’images qu’elle diffuse la télévision l’est plus encore par l’ardeur avec laquelle elle est discutée, transformée en problème public, en promesse d’apports culturels ou de lien social, plus souvent accablée de tares et de méfaits. Un détour par l’histoire plus longue de la culture de masse peut relativiser la portée de ces critiques. Car pareil discours de dénonciation a visé successivement le roman feuilleton, la BD, le cinéma, la lecture (qui, comme le note l’historien Chartier, perd son statut séditieux sous la menace de la télévision, pour devenir à la fin du XXe le refuge de la culture). Les médias de masse réactivent aisément, chez les intellectuels et gardiens des légitimités culturelles, un mélange de propos critiques, de fantasmes de décadence et de nostalgie d’un âge d’or imaginé. Cette continuité ne peut cependant faire oublier une singularité de la télévision qui tient à la durée et à l’intensité du mépris et de l’animosité dont elle a fait l’objet dans la plupart des mondes intellectuels pendant un demi siècle, tout en étant le premier loisir populaire. Coste Cerdan et Le Diberder [1988] parlent pertinemment d’une « indifférence passionnée ».

La télévision a constitué depuis ses débuts le punching ball culturel favori des intellectuels. Ils en blâment les effets nuisibles : dissolution du lien social, de la philia, ce sentiment d’appartenance à un « nous » [Putnam, 2000], puissance d’une propagande dont il ne saurait faire de doute qu’elle engendre le « consentement » [Chomsky et Herman, 2008]. Certains ont dédié des livres entiers à en brosser l’influence défavorable à la démocratie et à la réflexion [Popper et Condry, 1995 ; Sartori 1999]. S’il faut explorer les effets de la télévision, l’un d’eux est assurément d’amener des penseurs pénétrants à régresser vers des modes de raisonnement indigents, armés de concepts mous (la télévision, les médias), usant d’analogies vagues (« le système romain du pain et des jeux », la réduction à des « comportements réflexes de nos appareils cérébraux et de nos systèmes nerveux épuisés » [Stiegler, 2006], de catégories lourdement normatives (la vulgarité, la bêtise des mauvaises émissions). L’objet télévision présente encore la singulière particularité que des auteurs – c’est le cas de ceux cités ici – qui ne lui ont jamais consacré d’enquêtes et ignorent tout de la littérature savante sur la question n’éprouvent aucune gêne à formuler des jugements catégoriques sur le média et son impact. Bref, la télévision a aussi pour effet de transfigurer des agacements personnels ou des antipathies en grandes causes majuscules. Une récente illustration du genre est fournie par un « docteur en neurosciences » dont l’ouvrage intitulé, pour être clair, TV Lobotomie, fait de la télévision la cause première d’une litanie effrayante de problèmes de santé, de performances scolaires, de relations sociales. Le constat d’une corrélation entre pratique télévisuelle et pathologies vaut ici démonstration causale. On peut corréler obésité et surconsommation télévisée. Encore faut il enrichir la chaîne explicative par des variables nommées pauvreté, capital culturel, types de sociabilités. Ces discours pseudo savants, subissant l’emprise « magique » de la télévision, captifs de l’« efficace de cette nouvelle force cosmique » [Bourdieu et Passeron, 1963], étaient déjà raillés voici un demi siècle, dans un texte éclairant qui donne toute leur place aux téléspectateurs actifs, voire résistants.

Tout le monde en parle mais avec une singulière division du travail ! Une présence multiforme et banale de la télévision dans les conversations quotidiennes mais sans reprises significatives dans ce qu’on nomme l’espace public. Un discours des professionnels davantage propagé dans et par les médias mais qui est plus souvent empreint de justification ou d’autopromotion que de distance critique. Un flux de discours intellectuels dépréciatifs mais aux circulations restreintes. On note ainsi que les intellectuels de médias, occupants semi permanents des plateaux de télévision, sont peu critiques – sauf à se plaindre de ne plus être assez invités – d’un média qui est la condition de leur existence. Les discours de dénonciation trouvent donc plus de relais dans la presse écrite, les débats radiophoniques, des réseaux intellectuels liés au monde scolaire, où l’on plaidera pour une « télévision pédagogique » contre celle de la bêtise ou de la vulgarité.

Enfin, l’un des objectifs de ce « Jeudi d’Acrimed » sera d’exposer les apports possibles des television studies à une appropriation démocratique de « l’objet télévision ».

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

A la une