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Groupe Ebra : la capitulation du journalisme

par Pauline Perrenot,

Le 10 octobre, le SNJ dénonçait dans un communiqué la campagne publicitaire menée par le groupe Ebra (en collaboration avec l’agence de communication TBWA) afin de promouvoir « sa nouvelle signature » et sa « marque d’envergure ». Entièrement détenu par le Crédit mutuel, éditeur de neufs titres de presse quotidienne régionale couvrant la majeure partie de l’est du pays [1], le groupe a le mérite d’afficher la couleur : la capitulation du journalisme et le sacrifice de l’information sur l’autel des puissances d’argent.

« Mais que vend-on, exactement ? De l’information, vraiment ? » Le Syndicat national des journalistes a de quoi s’indigner : le 25 septembre, le groupe Ebra lançait une vaste opération de communication dans les différents titres de presse en sa possession. Au-delà des pirouettes rhétoriques propres aux communicants – « Cette signature s’appuie sur un retournement homonymique de deux verbes puissants, LIRE et LIER, qui incarnent les valeurs de la presse quotidienne régionale. Habituellement, nous lisons la presse, mais avec EBRA, c’est la presse qui nous LIE – LIT » –, la campagne en images entérine une « ligne éditoriale » : la mort de l’information au profit de la communication institutionnelle (et de la promotion commerciale), qu’elle émane des collectivités ou des entreprises et commerces locaux (tourisme, habillement, ameublement, etc.).



Ce que le SNJ traduit comme suit :

Lorsqu’Ebra prétend s’engager « au service des collectivités locales », que doivent en conclure les journalistes ? Quand il propose « des solutions de communications locales » pour les entreprises, cela signifie-t-il que les rédactions travaillent pour les annonceurs ? Quand il souhaite « dynamiser le tourisme local », cela veut-il dire que les journalistes doivent taire le manque de neige dans les stations ? Faire de la publicité pour leurs régions au détriment de la véracité des faits ? Avec cette campagne, surprenante à plus d’un titre, Ebra ne se cache plus. Il balaie les principes fondamentaux du journalisme : indépendance, neutralité, pluralisme, liberté.

Jadis journalistes, aujourd’hui communicants... voire commerciaux. Promue dans les différents titres du groupe, cette campagne fait l’objet d’un article – ou plutôt d’un communiqué – signé de « la rédaction », qui fait mine d’interviewer son patron : « "Le groupe EBRA entame aujourd’hui une phase de développement importante, soutenue par cette campagne. Nous souhaitons aussi consolider notre rôle de créateur de liens entre nos différents publics : lecteurs de toutes générations, acteurs locaux, collectivités et annonceurs [...], résume Philippe Carli, le président d’EBRA. »



Du reste, la page internet de l’article en question est une illustration pratique de cette doctrine « éditoriale » : on y trouve les visuels de ladite campagne, mais surtout une avalanche de contenus sponsorisés – provenant de marques, d’agences publicitaires en tout genre et d’autres titres de presse – encerclant une poignée d’articles du journal. Un véritable supermarché.

Toute honte bue, Ebra dit dans son communiqué sa fierté d’être « un acteur médiatique français moderne, à la hauteur des enjeux actuels et des préoccupations de ses publics ! Avoir une information de qualité et accessible à tous, ainsi que des services qui les accompagnent au quotidien, est au cœur des attentes des régions. » Fin de la blague.

Hélas, tout cela n’est pas une surprise. Un journalisme digne de ce nom avait pris soin de documenter cette lente (mais sûre) dérive du groupe de presse, accélérée au moment de sa reprise en main fin 2017 par Philippe Carli – ancien PDG de Siemens France. Depuis plus d’un an, le journaliste indépendant Franck Dépretz dévoile en effet le fonctionnement de « l’empire médiatique du Crédit Mutuel ». Une enquête colossale parue sur Blast – quatre volets sur sept ont déjà été publiés –, donnant à voir :

 les manifestations concrètes de la marchandisation de l’information quand cette dernière est entre les mains d’un industriel affichant sa volonté de mettre le « cap sur la croissance » – « la course aux clics, l’obsession pour le fait-divers, les copiés-collés de communiqués de presse et la parution d’informations non vérifiées. » (Volet 1, 22/08/2022)

 le « management par la peur » – et ses lots d’« arrêts maladies, burn-out et départs de salariés lessivés » – instauré de pair avec l’impératif de rentabilité. (Volet 2, 13/09/2022)

 le suicide de la journaliste Chantal Dou-Heitz en janvier 2023, « troisième suicide en trois ans » aux Dernières Nouvelles d’Alsace, ayant poussé les journalistes à « briser l’omerta et à enquêter sur l’infernal plan de restructuration lancé en 2018 par la banque "à qui parler". » (Volet 3, 12/02/2023)

 un portrait du patron et un panorama de ses politiques et pratiques : « Kost killing et punchlines, le dialogue social façon Ebra ». (Volet 4, 8/03/2023)

Alors que se sont ouverts les États généraux de l’information « pour que chacun voie respecté son droit à une information libre, indépendante et fiable », l’étude de la mise à mort du journalisme et de la mise au pas des journalistes par un grand groupe de presse régionale aux mains d’une banque serait sans doute un bon début...


Pauline Perrenot

 
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Notes

[1L’Alsace, Les dernières nouvelles d’Alsace, Le Bien public, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès, L’Est républicain, Le Républicain lorrain, Vosges matin et le Dauphiné libéré.

(Extrait de la carte « Médias français : qui possède quoi ? », décembre 2022.)

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