C’est une tragi-comédie en deux actes. Le premier est l’interview édifiante de François Ruffin, le 8 février, par les deux matinaliers de France Info – Marc Fauvelle et Salhia Brakhlia. Sans doute inspirés par leurs confrères Olivier Truchot et Alain Marschall sommant la députée Danièle Obono de dire « merci à Bernard Arnault », ils tentent de faire reconnaître au député LFI les mérites de la multinationale Total. Sans succès... mais avec quels procédés !
Acte I
L’interview débute en douceur, par une innocente question :
- Marc Fauvelle : Bonjour François Ruffin. Le groupe français TotalEnergies annonce ce matin des profits records : 19 milliards d’euros dégagés l’an dernier. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour les salariés et pour l’économie française ?
- François Ruffin : Non.
- Marc Fauvelle : Non ?!
Manifestement, ce n’est pas la réponse que Marc Fauvelle attendait. Sans doute cette première question était-elle trop ouverte. Il s’efforce dans la deuxième d’être plus explicite :
- Marc Fauvelle : Total réinvestit chaque année entre un quart et un tiers de ses bénéfices dans les énergies propres, dans l’éolien, dans le solaire. Est-ce que c’est pas bien d’avoir un champion français dans ce domaine plutôt que de faire confiance aux entreprises chinoises ou américaines ?
Occupé à dérouler tranquillement la communication de l’entreprise, Marc Fauvelle n’aura pas le temps d’évoquer les travaux de confrères, comme l’enquête du journaliste Mickaël Correia sur les « criminels climatiques » [1], qui se sont minutieusement attachés à démonter le greenwashing forcené auquel se livrent les multinationales. Le 25 mai 2022, Correia dénonçait encore dans Mediapart l’escroquerie du « pseudo-plan "climat" » joyeusement brandi par Total – qui « prévoit d’allouer 70 % de ses dépenses d’investissement dans le gaz et le pétrole, y compris pour développer de nouveaux projets » – et s’appuyait sur différentes études d’ONG qui n’auront pas le loisir d’être citées par le matinalier de la radio publique : chacun ses sources...
Mais François Ruffin persiste à ne pas répondre correctement, et – crime supplémentaire – il ironise sur la partialité, en effet manifeste, de ce début d’interview :
- François Ruffin : Vous vous faites autant que vous pouvez l’avocat de Total, mais je vois que vous avez bien du mal quand même ! La réalité de Total, c’est que l’essentiel de ses bénéfices est redistribué en dividendes...
C’en est (déjà) trop pour Marc Fauvelle, qui le coupe en dégainant son arme fatale : un scoop ébouriffant !
- Marc Fauvelle : Et vous savez qui est le premier actionnaire de Total ?
- François Ruffin : ... L’État français ?
- Marc Fauvelle : Non. Non, c’est un groupe entièrement privé : ce sont les salariés. Le premier actionnaire, ce sont les salariés du groupe. 85% d’entre eux sont actionnaires de leur entreprise.
Tout pose problème dans cette intervention. D’abord, qualifier les salariés de « premier actionnaire » sans préciser la part du capital qu’ils détiennent (environ 7%, comme d’autres) est d’une malhonnêteté sans nom [2]. Ensuite, le chiffre de « 85% » de salariés actionnaires est une invention de la part de Marc Fauvelle, dont on se demande s’il comprend lui-même ce qu’il raconte. Quant à utiliser ces chiffres pour interrompre Ruffin lorsque ce dernier évoque la redistribution des dividendes de Total – en suggérant que les salariés, « premier actionnaire », présideraient aux destinées de l’entreprise et empocheraient la majorité des bénéfices –, ce serait une vaste blague si, à la radio, dans la bouche de l’intervieweur, elle ne relevait pas de la pure désinformation.
D’autant que Marc Fauvelle semble avoir préparé cette question, et qu’il ne reviendra jamais sur ces chiffres, alors qu’ils sont suffisamment trompeurs [3] pour que sa consœur s’en aperçoive et vole à son secours, quelques secondes plus tard, en corrigeant ses âneries – mais sans le dire, et au contraire, en faisant mine de les confirmer ! Le tout, à nouveau, en coupant la parole à son invité qui explique que deux tiers des dividendes reviennent aux 0,1% les plus riches :
Salhia Brakhlia : Mais là François Ruffin, on vous parle de Total ! On vous dit que 7% de l’actionnariat, 7% du capital, ce sont les salariés, 65% des salariés de Total sont actionnaires. On vous dit aussi que les salariés ont touché un mois de salaire en plus, en moyenne 3 600 euros, qu’ils ont eu une augmentation de 7,5% ! Euh... tout ça, tout ça, ça ne va pas dans votre sens ?
Qui est ce « on » ? Marc Fauvelle qui, justement, n’a pas « précisé » la part du capital détenu par les salariés [4] et qui vient d’annoncer un chiffre complètement différent sur la part des salariés actionnaires ? Salhia Brakhlia, qui liste scrupuleusement les bonnes actions de Total envers ses salariés – mentionnées telles quelles par Pouyanné dans l’interview du Parisien ? Un-e journaliste ou un-e propagandiste ?
S’ensuit un échange concernant l’impôt sur les sociétés. Total ne paie pas, mais Total peut là encore compter sur Salhia Brakhlia pour le justifier :
- Salhia Brakhlia : Ça va commencer cette année.
- François Ruffin : Ah, formidable !
- Salhia Brakhlia : Bah, parce que les raffineries étaient déficitaires !
Communication, communication... et communication [5]. François Ruffin demande-t-il pourquoi « Total place tous ses dividendes aux Pays-Bas » ? « On » – Salhia Brakhlia, ou une porte-parole de l’entreprise ? – se charge de lui répondre : « Bah, parce qu’il est producteur d’énergie ! » Tout s’explique, quand « on » veut !
La conclusion s’impose, et c’est François Ruffin qui la formule :
- François Ruffin : J’entends votre complicité médiatique aujourd’hui.
- Marc Fauvelle : Ah !
- Salhia Brakhlia : Complicité médiatique ?!
- Marc Fauvelle : Ça s’appelle de la contradiction !
- Salhia Brakhlia : Non mais c’est incroyable ! On vous donne juste les faits et vous parlez de complicité médiatique !
« Juste les faits » – mais lesquels ? D’abord, des « faits » erronés. Et ensuite, ceux, et uniquement ceux qui sont compatibles avec la communication de Total, quand ils n’en sont pas directement issus, utilisés pour entraver le discours d’un de ses détracteurs. Comme le souligne François Ruffin, le « fait » que Total ne paie pratiquement pas d’impôts en France n’a curieusement pas retenu l’attention des deux journalistes. Volonté de jouer « l’avocat du diable » pour pousser l’invité dans ses retranchements ? On pourrait y croire, si la partie adverse était traitée de la même façon. Or, le plateau des « Informés » succédant à l’interview du député LFI montre, jusqu’à l’absurde, qu’on en est très loin.
Acte II
9h00 : Ruffin parti, c’est au tour des « Informés » d’entrer en piste. Plateau d’ « experts » animé comme chaque matin par Marc Fauvelle et Renaud Dély, il est naturellement largement consacré, ce matin-là, à l’interview de Patrick Pouyanné – introduite ainsi sans rire, par Marc Fauvelle : « La parole est à la défense » ! Et pour « commenter » cette « parole de la défense », deux avocats commis d’office : Emmanuel Kessler, directeur de la rédaction de Capital, un journal que Marc Fauvelle qualifiera lui-même de « pro business, pro entreprises » [6] et Pauline Théveniaud, journaliste au service politique du Parisien, le quotidien de Bernard Arnault venant de publier en ligne l’interview de Patrick Pouyanné, qui fera d’ailleurs la Une de l’édition papier le lendemain (9/02), et l’objet d’un édito enamouré du directeur des rédactions, Nicolas Charbonneau (voir en annexe 2). Face à cette opération de communication millimétrée, organisée par la direction de la multinationale, à laquelle Le Parisien se prête de bonne grâce, quel rôle joue France Info ? « Avocat du diable » ou « passeur de plats » ? Suspense insoutenable...
Commençons par le commencement, soit le cadrage de la discussion par Renaud Dély :
Alors, faut-il taxer « ceux qui se gavent » selon l’expression de François Ruffin ou est-ce qu’au contraire, ces superprofits, ces profits records sont une bonne nouvelle pour l’économie française en général ? En tout cas, Patrick Pouyanné a réagi dès ce matin sur le site du journal Le Parisien-Aujourd’hui en France et lui, il évoque, évidemment plutôt pour éviter une éventuelle taxation, un nouveau geste que Total pourrait faire en faveur du pouvoir d’achat des automobilistes.
Comment mieux illustrer la façon dont les médias dominants, en faisant mine d’organiser le « débat », servent, tout en douceur, la cause les élites économiques ? Ce dont souhaite « plutôt » discuter Patrick Pouyanné (« un nouveau geste » sur les prix à la pompe plutôt qu’une taxation des profits) sera tout naturellement ce dont discuteront les journalistes en plateau. Aussi la mention de François Ruffin, pour ouvrir le « débat », n’est-elle qu’un prétexte, une concession pour pouvoir ensuite parler... d’autre chose. L’organisation du système économique, la prédation des grands groupes industriels et financiers, la « complicité politique » envers leurs pratiques et l’évasion fiscale, la répartition de la valeur, etc. : de tous ces sujets que le député a tenté de mettre sur la table quelques minutes plus tôt, en luttant contre des intervieweurs lui opposant déjà la communication de Total, il ne sera plus question. La parole est désormais « à la défense », certes, et dans un dispositif un peu particulier : ce sont les quatre « Informés » qui vont relayer – sinon – plaider sa cause, en l’absence de tout contradicteur !
- Marc Fauvelle : Parole à la défense en quelque sorte donc, pour commencer. Pauline Théveniaud, que dit-il d’autre M. Pouyanné ?
- Pauline Théveniaud : Il dit, et c’est une annonce importante, que si le litre de gazole dépasse les 2 euros, Total peut envisager un nouveau rabais. [...] On voit bien qu’il anticipe le débat à venir sur la taxation des superprofits puisqu’il dit lui-même qu’à ce débat, il préfère prendre des mesures pour le pouvoir d’achat des Français. Dans son interview, il dit aussi, et ça c’est tout le débat qui tourne aussi autour du partage de la valeur, qu’il est ouvert à l’idée d’ajouter une tranche supplémentaire d’intéressement pour les salariés de Total.
Ou comment aider un patron du CAC40 à fixer le tempo et les termes du débat public : sans doute est-ce à ce genre de pratiques que l’on mesure la force d’un « contre-pouvoir »...
Le degré de conscience avec lequel ces « journalistes » se font les rouages d’un « plan comm’ » de Total est en définitive une question très secondaire. L’essentiel est ailleurs : en se bornant à commenter la communication officielle de Total – ou même à la critiquer (parfois et superficiellement) –, ils ne portent jamais le débat sur les sujets que cette communication a précisément pour but d’évacuer : « C’est intéressant de voir à quel point Patrick Pouyanné s’est montré très proactif en donnant cette interview au Parisien », s’émerveille Emmanuel Kessler. Et Marc Fauvelle de confirmer : « C’est une interview avec un embargo – c’est-à-dire une interdiction de publier – au moment-même où tombent les résultats. Comme ça, on a les résultats, et l’analyse du patron. » Et, en bout de chaîne, les journalistes du service public, qui télégraphient « l’analyse » ! Il faut dire que Total a besoin de soutien, car, comme le souligne Kessler, l’entreprise traverse une période difficile :
C’est vrai [qu’à] voir cette succession de résultats – puisqu’on a eu hier les 10 milliards de [profit de] BNP Paribas [...] –, il y a un choc des calendriers qui, effectivement, nécessite beaucoup de pédagogie et d’efforts vis-à-vis de l’opinion publique. Surtout pour Total, qui, comme il le dit d’ailleurs dans l’interview, fait l’objet d’une sorte de rapport d’amour-haine de la part des Français. Donc Patrick Pouyanné a là une communication proactive qui est assez astucieuse.
Et qui peut compter sur les « efforts » proactifs des « Informés » de France Info. Renaud Dély s’inquiète, comme les autres, de « l’air du temps si j’ose dire : le climat politique et social qui est effectivement en ébullition. [...] Le PDG de Total est obligé quasiment de s’excuser d’annoncer de tels chiffres et surtout, d’essayer de déminer l’impact. » Comme les autres, Renaud Dély trouve M. Pouyanné « astucieux » et « proactif » :
C’est vrai que c’est plus astucieux, y compris pour le groupe, de dire : « Attention, les taxes, ça ne va pas directement dans la poche des Français. En revanche, une nouvelle ristourne de carburant, ça pourrait être plus efficace et les concerner plus directement. » Rappelons que le total des ristournes mises en œuvre par le groupe l’année dernière s’élève à peu près à 550 millions d’euros.
Et comme souvent, l’émission donne le sentiment désagréable d’assister à une réunion à huis-clos de conseillers en communication dans les locaux de Total. Par exemple, quand Marc Fauvelle s’interroge :
Il y a peut-être des Français ce matin qui ont rapproché les chiffres, et qui se disent « Tiens, 20 milliards chez Total, 10 milliards pour financer chaque année la réforme des retraites [...], finalement, on pourrait peut-être aller chercher l’argent là ». Est-ce qu’on peut dire que dans ce sens-là, les bénéfices de Total ne tombent pas forcément bien pour le groupe ?
… ou quand Emmanuel Kessler célèbre les bénéfices des grands groupes :
Ces bénéfices, ils vont être aussi réinvestis dans cette transition énergétique qui coûte des milliards et des milliards d’euros donc c’est important que ces groupes portent l’économie française et créent de l’emploi en France.
Et Kessler de plaider finalement pour une retraite par capitalisation puisque « dans l’interview de ce matin, Patrick Pouyanné dit qu’il faudrait ouvrir ce débat ».
C’est à Renaud Dély qu’il revient de faire la synthèse. D’abord, évidemment, en répétant ce qu’ont dit tous les autres : « C’est sain que des entreprises fassent des profits et des bénéfices dans un système capitaliste hein, c’est le système dans lequel vit effectivement la France. [...] C’est sain d’abord parce que ça génère des investissements. » Ensuite, en reprenant à son compte la fable déjà entendue du « Premier actionnaire et des Dividendes », pour se féliciter que Total fasse des bénéfices : « Or, le premier actionnaire de Total, ce sont les salariés, c’est en tout cas le plus gros actionnaire salarié du pays, donc les salariés en bénéficient. » Avant de rappeler, pour conclure, les « augmentations de salaires » concédées par Total.
Résumons : 15 minutes pour contredire Ruffin en s’appuyant sur la communication de Total, puis 15 minutes pour déployer la communication de Total sans la moindre contradiction. France Info a fait le job. Mais lequel ?
Pauline Perrenot et Olivier Poche
Annexe 1 : La « Scop » Total
Une Scop d’un genre particulier toutefois, puisque les salariés, « premiers actionnaires » selon Marc Fauvelle, possèdent un peu moins de 7% du total des actions de l’entreprise, contre près de 80% pour des « acteurs institutionnels » (banques, fonds de pension, fonds d’investissement et autres adeptes du partage des richesses). Et le fait que 65% – et non 85% – des salariés de Total possèderaient des actions ne change en réalité rien à l’affaire, surtout si l’on ne connaît pas la répartition de ces actions, par exemple entre les ouvriers et la direction…
Annexe 2 : Le Parisien, chargé de comm’
C’est naturellement Nicolas Charbonneau, connu pour avoir déprogrammé une interview de Philippe Martinez, craignant qu’elle soit perçue « comme une libre antenne » (!), qui signe l’édito – qui pourrait avoir été écrit à quatre mains avec Patrick Pouyanné lui-même... « Depuis ce mercredi, le groupe TotalEnergies cumule à peu près tous les défauts » ironise d’emblée le directeur des rédactions, pour mieux louer un groupe « superperformant » qui « investit pour l’avenir » d’une main... et, de l’autre, ridiculiser la gauche :
Pour certains, adeptes de « l’Économie pour les Nuls », il suffirait [...] de le ponctionner jusqu’à plus soif afin de renflouer les caisses ici et là et le tour serait joué. Bon sang, mais c’est bien sûr...
S’ensuivent :
- Une lamentation concernant « la relation schizophrénique des Français avec le monde de l’entreprise », au cours de laquelle Nicolas Charbonneau reprend à son compte les propos du patron de Total : « "Une relation d’amour et de haine" reconnaît spontanément [...] Patrick Pouyanné. »
- Un mépris non déguisé à l’égard des réfractaires au prêt-à-penser économique, que Nicolas Charbonneau imagine « dominants » : « Réussir, c’est forcément avoir enlevé aux autres et pillé la collectivité. On n’aime pas trop se faire du bien, on préfère toujours couper des têtes et TotalEnergies est la cible parfaite, dont on aurait presque honte, un groupe à sacrifier sur l’autel des nationalisations. Dans ce contexte, aucun autre message n’est audible. » Tant il est vrai que les « nationalisations » font, chaque jour, la Une de l’agenda médiatico-politique !
- Un coup de pouce supplémentaire au « plan comm’ » de Total, salué pour « ses investissements dans le renouvelable » visant à « accélérer la décarbonation », mais aussi félicité pour avoir « changé de nom [afin de] marquer un virage et l’abandon progressif des énergies fossiles ».
- Une « morale » éditocratique : « La leçon, c’est qu’il y a encore un gouffre avant de réconcilier les Français avec le monde de l’entreprise, afin qu’il ne soit plus considéré comme un péché mais comme le moyen de se développer et d’anticiper plutôt que de subir. Par les temps – souvent incertains – qui courent, c’est un enjeu assez salutaire. »
Qu’endosse Le Parisien, relais infatigable de la propagande patronale, avec un certain brio.