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Face à L’Oréal, le journalisme d’investigation impitoyable du Parisien

par Benjamin Lagues,

« L’Oréal est-il un géant vert ? ». Vendredi 22 janvier 2016, c’est ainsi que Le Parisien magazine intitulait son « dossier » consacré à l’écologie, avec cette question qui promettait une enquête sans concession : « Réalité ou poudre aux yeux ? » Ayant déjà constaté que le traitement médiatique de l’écologie par Le Parisien (mais pas seulement !) « épouse [souvent] la logique marchande au mépris de l’environnement », nous avions quelques raisons d’être méfiants, craignant que l’« enquête » du Parisien relève plutôt de la « poudre aux yeux » que de la « réalité ». Mais nous avons quand même été surpris par l’ampleur de la supercherie : le « dossier » en question s’apparente purement et simplement à un publi-reportage, qui a pour seule originalité de se présenter comme une investigation impitoyable.

Une enquête de « terrain » ?

Le titre du dossier, « L’Oréal est-il un géant vert ? », aurait pu être celui d’une enquête qui, conduite avec rigueur, sérieux et indépendance, n’aurait pas été dénuée d’intérêt. Or on en est très loin. Le dossier s’ouvre par un texte de trois paragraphes, qui en est à la fois l’introduction, la conclusion, et qui rend compte des « investigations » menées par la journaliste du Parisien ; le reste de ce dossier de 5 pages est en effet constitué de l’interview du PDG de L’Oréal (sur 3 pages), la dernière étant réservée au « regard critique de trois experts ». On y reviendra.

Le texte d’ouverture est un modèle du genre… publi-reportage. Évoquant le programme lancé par le PDG, visant à faire de L’Oréal une « “entreprise durable”, respectueuse de l’environnement et des populations locales », l’auteure annonce que « ses 80000 salariés sont sur le pont » – même si « le groupe, cité en exemple par plusieurs institutions internationales pour cet engagement, reste discret sur le sujet ». Pourquoi cette discrétion ? « De peur d’être taxé de greenwashing », explique l’auteure, car « les consommateurs sont très méfiants ». Heureusement, cette méfiance n’est pas universellement partagée, et il se trouve encore quelques journalistes disposés à faire connaître la « réalité des engagements » pris par de grandes entreprises trop modestes.

Car, oui, « nous sommes allés vérifier sur le terrain la réalité des engagements pris pas la multinationale ». Une enquête de « terrain » qui occupe donc… un seul paragraphe sur un dossier de 5 pages. Quant au « terrain » en question, il ne s’agit pas de « l’environnement » ou des « populations locales », désormais « respectés » par L’Oréal. Le « terrain » arpenté par la journaliste se cantonne à trois sites français : le siège de L’Oréal, un laboratoire de recherche et une usine. Pis : à la lecture, c’est à se demander ce que Le Parisien a « vérifié », le paragraphe en question se contentant de lister, sous forme d’assertions invérifiables, quelques initiatives de L’Oréal en matière environnementale. Par exemple :

- « Dans le laboratoire de recherche avancée à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), les scientifiques imaginent des formules plus écologiques » Comment ? Avec quels résultats ? On n’en saura rien.
- « Ils s’attachent aussi à améliorer la biodégrabilité des produits rincés (savons, shampoings) et à réduire la quantité d’eau à leur utilisation. » Comment ? Avec quels résultats ? Là encore, on n’en saura rien.

Plus loin, il est malgré tout précisé, à propos de vérification, que « le groupe [L’Oréal] a choisi de soumettre son programme de développement durable à un panel de neuf personnalités de haut vol, dirigeants d’entreprises sociales et d’ONG environnementales internationales, pour en pointer les avancées, les retards et les faiblesses ». Qui sont ces personnalités ? Pour qui travaillent-elles ? Quel est leur jugement quant à la démarche environnementale de L’Oréal ? Mystère. Mais peu importe, la journaliste salue cette « démarche unique ».



Des chiffres « maison » ?

Sur la première page du dossier, Le Parisien choisit de mettre en avant trois chiffres-clés, censés illustrer la réussite de L’Oréal en matière environnementale. Surprise : ces chiffres sont tous favorables à L’Oréal… et pour cause : ils sont directement issus du document « L’engagement de L’Oréal en matière de développement durable », rédigé par L’Oréal. Qu’on en juge :

 Premier chiffre, version « L’Oréal » : « 54 % des produits nouveaux ou rénovés ont réduit leur empreinte environnementale depuis 2013. » (page 7 du pdf cité ci-dessus)
 Deuxième chiffre, version Le Parisien : « 54 % des produits nouveaux ou rénovés présentent un profil environnemental amélioré. »


 Deuxième chiffre, version « L’Oréal » : « 25,4 % des marques ont effectué une action de sensibilisation auprès des consommateurs. » (p. 20 du même document)
 Deuxième chiffre, version Le Parisien : « 25,4 % des marques du groupe ont effectué une action de sensibilisation des consommateurs au développement durable »


 Troisième chiffre, version « L’Oréal » : « - 23,1 % : génération de déchets dans les usines et centrales de distribution depuis 2005. » (p. 17 du même document)
 Troisième chiffre, version Le Parisien : « 18,1 grammes de déchet étaient générés par produit fini en 2014, contre 23,6g en 2005 : une baisse de 23,1 %. »


Et les autres chiffres du dossier, dans les pages suivantes, sont à l’avenant.

La journaliste du Parisien reprend donc telle quelle la communication de L’Oréal, sans vérifier ces chiffres, ni même en indiquer la source ! Une confiance qui surprend puisque la même journaliste note, on l’a vu, à propos de la démarche environnementale des entreprises, que « les consommateurs sont très méfiants, et souvent à juste titre ». Et les journalistes du Parisien ?


Un PDG « sur le gril » ?

L’« enquête de terrain » achevée avant même d’avoir commencé, Le Parisien se propose de mettre le PDG de L’Oréal « sur le gril », dans une interview de trois pages, qu’on imagine sans concession. Morceaux choisis :

- « Vous avez choisi d’indexer une partie de votre bonus sur la performance environnementale et sociale de L’Oréal. C’est un signal fort lancé aux actionnaires. »
- « Cherchez-vous à transmettre vos bonnes pratiques à d’autres entreprises au sein de forums, d’associations ? »
- « Dans l’imaginaire collectif, le développement durable est souvent associé à un discours culpabilisant, alors que L’Oréal vend du rêve et du glamour. Est-ce conciliable ? »

Un « gril » assurément sans pitié contre les puissants !


Des « experts » critiques, vraiment ?

À la fin du dossier, trois « experts » sont invités à « jug[er] les promesses de L’Oréal » et à exercer un « regard critique » auquel Le Parisien a manifestement renoncé, et qu’il leur a en tout cas explicitement délégué dans le chapô :

- Carole Marchais, qui s’exprime sur la « formule chimique des produits [de L’Oréal] », est présentée comme « auteur du blog Génération cosméthique ».

- Jérôme Frignet, « responsable de la compagne forêt chez Greenpeace », évalue L’Oréal sur « l’exploitation de l’huile de palme ».

- Quant à Béatrice Héraud, « rédactrice en chef adjointe de Novethic, média spécialisé de l’économie responsable », elle est interrogée sur la « responsabilité sociale » de L’Oréal.



Certes, on pourrait discuter la qualité des ces experts ou leur indépendance. On pourrait par exemple relever, dans ce blog tenu par Carole Marchais, ce billet intitulé « L’Oréal dévoile ses engagements de développement durable. J’y étais, j’vous raconte ! », où l’on apprend notamment qu’elle a « particulièrement apprécié l’initiative et la position non égo-centrées de L’Oréal », et que « les objectifs [écologiques de L’Oréal] sont désormais très ambitieux, bien décidé à rattraper son retard, le groupe s’apprête à passer à la vitesse supérieure ! ».

On pourrait aussi relever que dans un communiqué, Jérôme Frignet s’était réjoui de « la politique zéro déforestation » en 2020 du groupe – mais qu’il lui reprochait aussi « d’autoriser encore six années de destruction des forêts à leurs fournisseurs ». Et que ce reproche a disparu dans le dossier du Parisien, au profit d’un discours plus consensuel : « L’Oréal s’est entouré de consultants spécialisés pour effectuer ce travail [tracer les pratiques de toute la filière pour examiner l’objectif « zéro déforestation »] et nous a déjà communiqué un état d’avancement. »

Mais la question n’est même pas là : le problème est moins dans le choix des experts que dans la façon de les interroger et la place qui leur est réservée. Après l’interview de trois pages du PDG de L’Oréal, Le Parisien propose une sorte de micro-trottoir de l’expertise, où chacun dispose d’un paragraphe pour « décrypter » le discours de L’Oréal sur de vastes questions, qui mériteraient sans doute chacune un entretien à part entière. Sans même évoquer le fait que leur demander de « juger des promesses de L’Oréal » est tout de même moins risqué que de leur demander de se prononcer sur les pratiques actuelles du groupe, que peuvent-ils dire d’autre que quelques banalités ? Pour l’essentiel, ils ont tout juste le temps de faire état des engagements de L’Oréal, accompagné d’un vague commentaire. Fin du dossier.

***



Comme nous le notions en 2014, on constate, dans les médias dominants, une prédilection pour une écologie « inoffensive, superficielle, dépolitisée, et finalement compatible avec les intérêts des grandes industries, même les plus polluantes – surtout si elles peuvent témoigner d’un "engagement pour la planète" ». En déroulant le tapis rouge à la communication d’une multinationale sous couvert d’enquêter sur sa politique environnementale et en mettant en garde son lecteur contre le « greenwashing », Le Parisien franchit un pas supplémentaire dans la tartufferie écologique. Le pire est que, Le Parisien magazine étant coutumier de ce genre de « dossier » à la gloire des entreprises, ce publi-reportage n’en est probablement pas un, L’Oréal n’ayant sans doute même pas eu besoin de commander ces pages…



Benjamin Lagues

 
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