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Des « Journalistes debout » témoignent de la dégradation des conditions d’exercice de leur profession

Le collectif des « Journalistes debout » que nous avions rencontré il y a peu nous a autorisés à publier les premiers témoignages de journalistes recueillis dans la perspective de rédiger un « Manifeste des journalistes debout », et qu’ils viennent de mettre en ligne sur leur site. Des témoignages qui concernent tout autant l’audiovisuel privé que public, la presse nationale, régionale, magazine, imprimée ou en ligne, et qui sont doublement précieux. Ils permettent d’une part de prendre la mesure de la dégradation générale des conditions d’exercice de la profession journalistique, et, d’autre part, de se représenter ce que signifie en pratique, au quotidien, la précarisation du métier et la marchandisation de l’information. (Acrimed)

 Gabriel

C’est triste à dire, mais à la pige je raisonne d’abord en terme de productivité et moins en terme d’intérêt ou de plaisir : un sujet est-il financièrement intéressant à traiter ? Si oui, je ne m’accorde en général pas beaucoup de temps de réflexion avant de lancer mes recherches et interviews. C’est que les tarifs proposés par les rédactions (négociés au nombre de feuillets rendus) sont souvent si bas que le temps qu’on peut consacrer à un sujet est en général compté. En pratique ça veut dire abandonner l’idée d’ajouter des éléments de reportage (de toutes façons peu de rédactions en remboursent les frais), de perdre trop de temps à contacter des personnes, sans compter le stress en cas d’imprévu… Au final, je veux tellement faire en sorte qu’une pige soit rentable que je bloque souvent au moment de démarrer l’écriture d’un article… Je prends en revanche toujours le temps de recouper mes informations, mais je ne me lance pas dans de grandes enquêtes, n’étant pas assez à l’abri financièrement…

On peut aussi dire que certaines rédactions proposent des tarifs indécents (100 euros pour un article de 4 feuillets, c’est du vol). Sans parler des vrais voleurs, ceux qui, – comme ce journal en ligne au ton gonzo –, m’ont déjà commandé un article de 30 000 signes, pour le réduire arbitrairement à 6000 signes une fois écrit et, au final, décider de ne pas me le prendre (article que le magazine Technikart a par la suite acheté sans modifications, preuve qu’il n’y avait pas de gros problème de qualité…).

Avec un ami journaliste, nous avons aussi eu une très mauvaise expérience avec un magazine destiné aux jeunes adultes. Nous avions de super témoignages de jeunes assistants parlementaires sur leurs conditions de travail et les pratiques des hommes/femmes politiques pour lesquels ils travaillaient. Pige acceptée par ce magazine mais qui nous a valu deux réécritures de notre main sous prétexte que l’article ne collait pas au style du magazine. Après la 3ème version nous avons refusé de modifier davantage. Au final, un journaliste maison a tout réécrit en supprimant nos témoignages intéressants et en ajoutant les siens, vidant l’enquête de sa substance pour la transformer en article plus « punchy ». Nous avons été payé la somme convenue mais nous avons signé sous pseudonyme, dégoûtés devant le résultat de cette collaboration qui se sera éternisée un an.

J’ai aussi fait un saut (très rapide) à la pige en septembre 2013 chez un pure player d’informations généralistes. J’étais payé à la journée pour rédiger des « pépites » (la colonne de news) : 100 € bruts pour 10 h de boulot. Et le pire n’était même pas la paie… Nous avions une telle pression pour écrire rapidement les brèves que la plupart n’avaient en général pas le temps de recouper leurs infos, voire faisaient des copier/coller purs et simples de l’AFP ou du Monde (j’ai toujours mis plus de temps que les autres pour rendre des news qui ne piétinaient pas la déontologie, mais ça voulait dire oublier mes pauses et manger devant l’ordi…). Sales journées… À mon avis ces pratiques n’ont guère évolué depuis.

Gabriel, pigiste



 Sophie

Il y a quatre ans, je suis sortie d’une école de journalisme privée, qui délivre des licences à tour de bras. Comme François Ruffin, dès mes débuts à l’école, j’ai été choquée par l’absence de bibliothèque et l’accès dérisoire que nous avions à la presse, l’école n’étant abonnée qu’au Figaro et à Libération. Voilà pour le pluralisme des idées et la richesse des débats ! Pendant ces trois ans, j’ai pris ce qu’il y avait de bons à prendre – une formation technique pas trop mal… – et utilisé mon temps libre à compenser les carences théoriques du programme scolaire (quelques heures dédiées à la culture générale, la géopolitique, l’anglais… et sans rire, à la déontologie du journalisme). Bref, je sors d’une école de journalisme Bling-Bling où réussite rime avec i-Télé ou BFM-TV, soit la voie royale qu’ils font miroiter aux jeunes bacheliers attirés par le monde merveilleux de la télé. Je n’ai jamais été très télé.

Autre point de crispation : nous partagions nos locaux avec une école de communication, ces deux écoles faisant parties du même groupe [1]. Une promiscuité gênante, mais qui en dit long sur le devenir de mon métier…

On nous bourrait aussi le mou avec Facebook et Twitter. Je me souviens de la directrice nous expliquant à quel point le « self branding » et l’influence sur les réseaux sociaux étaient importants. J’ai trainé des pieds pour ouvrir un compte Facebook. Quant à Twitter, je l’ai rejoint quand j’ai commencé à travailler dans une rédaction. On m’avait suggéré que partager les articles du titre pour lequel je bossais était quand même bienvenu… Ah, parce que faut être « community manager » en plus ? Sinon « je fais aussi le ménage et la rigolade » !

Un bac + 3,5 en poche, je rejoins la presse pro en stage, puis en CDI. Je me souviendrai toute ma carrière de mon entretien individuel annuel, quelques mois après avoir signé mon CDI. Mon rédac chef avait inscrit dans mes objectifs annuels : « Il faut choisir les sujets web en fonction de leur potentiel d’audience ». Noir sur blanc dans la colonne de mes objectifs. J’enrageais. J’avais répondu avec une grande application : « Je choisirai les sujets en fonction de leur intérêt pour le lecteur et de la ligne éditoriale du titre ». Ce à quoi on m’avait répondu : « Tu ne veux pas être lu ? »… Dialogue de sourd.

Je n’en veux pas à ce rédacteur en chef, je sais qu’il se faisait la caisse de résonance de sa hiérarchie.

Quelques semaines plus tôt, la boite avait profité de la démission d’un collègue pour « geler » son poste. Pour « dégeler le poste » nous avait-on expliqué, il fallait augmenter les audiences du site. Bref, il nous revenait la responsabilité à nous, rédacteurs, de faire plus avec moins de moyens humains. D’où l’injonction de mon rédac chef qui, je le sais, avait tout autant de pression que nous, sinon plus.

Et pour augmenter les audiences, pas de secrets, il faut produire plus pour satisfaire l’algorithme gargantuesque de Google et gagner une place dans Google news. Le Graal ! On nous demandait de produire du contenu. Google news s’apparente d’ailleurs plus au tonneau des Danaïdes qu’à Gargantua. Actu ou non, pertinence ou non, il faut remplir les tuyaux, et toujours plus vite s’il vous plait.

Dans un autre titre pour lequel j’ai travaillé, lors d’une réunion où nous avions la charge d’affiner la ligne éditoriale du site, le mot « information » n’a pas été prononcé une seule fois, quand « produire du contenu » a été rabâché pendant plusieurs heures… Et on nous a aussi annoncé que nous devions augmenter les audiences de 50%. J’ai demandé : « Je ne comprends pas à quel moment dans ma pratique journalistique, je suis supposée prendre l’audience en compte ? ». Je me contrefous de l’audience, surtout de l’effet de buzz qui n’est et ne sera jamais une garantie de qualité.

Quelques semaines plus tard, la boite a profité de la fin de mon contrat pour couper le poste… No comment !

Pendant les quelques années que j’ai passées dans ce groupe de presse, j’ai constaté une porosité toujours plus forte entre le service pub, le service événement et la rédac. De ce que j’ai vécu et de ce que je retiens des entretiens avec la DG de ce groupe ? Le contenu des titres ne les intéresse guère, pour eux, les journaux sont avant tout des « marques » qui permettent de labelliser des événements (salons pro et conférences) qu’ils vendent à prix d’or et que les journalistes doivent animer.

J’ai vu que même les journalistes les plus réticents finissent par adopter le langage de la communication, pas tous, mais au final c’est ce qu’on attend de nous. D’ailleurs, lors de cette fameuse réunion sur notre ligne éditoriale, on s’est gentiment fait engueuler car nous ne savions pas ce qu’était un « inventaire » [2]. C’est un terme marketing et, si j’ai bien compris, nous devions agrandir cet inventaire. Bref, produire… À cette réunion, qui se tenait en présence de la directrice des pubs, je n’étais pas la seule à frémir de colère.

Je refuse de parler la langue du marketing.

Je refuse de laisser le monde de la com’ s’approprier notre langage.

Quand je constate cette course aux clic, cette injonction à produire quoi qu’il en coûte, je repense à l’édito de Raphael Meltz, dans feu la revue Le Tigre : « À l’heure de la mort des journaux papiers, je crains que ne sombre avec eux ce qui faisait leur force, à savoir, justement, leur chemin de fer. C’est pourquoi je m’inquiète moins de la disparition du papier que de celle de l’organisation intellectuelle qu’il proposait : on a beau nous dire que la presse de qualité continuera à exister sur les tablettes numériques, la cohérence du projet éditorial ne résistera pas longtemps à la notion du clic immédiat, via les « articles les plus lus », les « articles les plus commentés », les flux rss thématisés, les recommandations des « amis », etc. » [3]

Il est grand temps de nous lever avant que ne sombre définitivement la notion de hiérarchie de l’information.

Sophie, pigiste pour la presse pro et scientifique

P.S. : Je râle, mais je sais que dans la presse pro, nous ne sommes pas les plus à plaindre. On peut encore négocier un peu de temps pour écrire des articles de fond. Mais si notre temps est un peu moins rationné qu’ailleurs, il n’en est rien pour les frais. Quand on veut aller sur le terrain, on nous conseille de nous faire « inviter ». Bref, dur de sortir de la rédac hors du cadre des voyages de presse.



 Eva*

Pour ma part, je suis diplômée de l’ESJ Lille, mais j’ai en fait assez rapidement renoncer à exercer le métier de journaliste d’actualité tant les conditions de production de l’info sont devenues folles. J’ai d’abord compilé 189 CDD à France 3 régions avant d’embrayer sur plusieurs expériences en presse écrite et en agence. Dans tous les cas, la précarité poussée à l’extrême (pigistes jetables à tout moment, appel la veille pour bosser le lendemain) faisait qu’il était impossible de me spécialiser sur un sujet ou un domaine, de creuser vraiment un dossier ou d’enquêter sérieusement, car d’une semaine à l’autre je ne savais jamais où j’allais travailler. Je devais à chaque fois survoler mes sujets, pondre quelque chose qui ait la forme d’un sujet de JT ou d’un article de presse, mais sans vraiment m’interroger sur le fond. Sans jamais prendre le temps d’analyser. Et le tout à une cadence effrénée, en sous-effectif permanent, en étant sous-payée.

J’ai jeté l’éponge après 4/5 ans de pige. Aujourd’hui je travaille dans l’édition. Le statut d’auteur est difficile, mais je suis fière des contenus que je produis et j’ai le temps de vérifier mes infos. Les délais sont bien plus raisonnables. On ne subit pas de course au buzz. Cela fait un bien fou !

Bref… Il y aurait beaucoup à dire sur les mauvaises pratiques qui sévissent actuellement dans les rédactions. Mais j’aimerais insister sur un point : le piège du plurimédia et le mythe du journaliste homme-orchestre. Celui qui dans la même journée, écrit un papier pour le web, une autre version pour un magazine du même groupe de presse, fait une captation vidéo ou sonore de son sujet et assure un montage, ou pourquoi pas un portfolio photos. Et puis tant qu’à faire, il faut qu’il anime les réseaux sociaux et modère les commentaires de ses articles. Photographe, vidéaste, preneur de son, « community manager » sont des métiers à part entière !

Il est illusoire de demander à une seule et unique personne de maîtriser toutes ces compétences, de jongler entre elles toute la journée en même temps qu’elle prend ses infos, et surtout, cela se fait toujours au détriment du fond. Pour renouer avec de meilleurs pratiques professionnelles, il faudrait commencer par défendre ces métiers pour permettre au journaliste de se re-concentrer sur ses missions premières : veille sur l’actu, entretien du réseau de contacts, lecture de bases de données sur les sujets, recoupement des infos et vérifications diverses… En parlant de base de données, il faudrait aussi parler de la disparition du métier de documentaliste. Ils étaient bien plus nombreux auparavant dans les rédactions de presse. Des alliés vraiment précieux pour l’enquêteur ! Aujourd’hui combien sont-ils ? Google est bien loin d’avoir réponse à tout pourtant…

Eva, ex-pigiste



 Florence*

Ce métier, fascinant, passionnant, parce que, encore aujourd’hui même, je vais rencontrer de nouveaux interlocuteurs et pouvoir leur poser autant de questions que possible et rassasier ma curiosité, et bien ce métier, je songe de plus en plus à le quitter.

En 12 ans d’activité, malgré ma carte de presse et mes deux diplômes d’écoles de journalisme en poche, je n’ai que rarement connu un salaire supérieur au Smic et des conditions sociales acceptables : abattement des 30% de charges sociales imposées en totale illégalité, impossibilité de bénéficier d’un arrêt maladie dans ces conditions (j’ai testé), salaires payés en retard, droits d’auteur piétinés… Bref, si je n’ai jamais fait ce métier pour faire fortune, j’aurais aimé avoir un salaire suffisant pour ne pas être toujours la tête dans le guidon et pouvoir prendre le temps de réaliser de vraies enquêtes, ce que je n’ai jamais réussi à faire.

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase déjà bien plein de mon ras-le-bol est intervenue il y a trois mois, lorsque l’un de mes employeurs réguliers, un titre régional, m’a demandé d’ajouter à mon dossier, déjà très complet, un article sur un partenaire… non pas par intérêt journalistique, mais parce que c’était un partenaire. Lorsque j’ai évoqué la déontologie, on m’a montré la porte. Le tout, bien sûr, par téléphone et sans licenciement officiel. Me voilà donc virée, non officiellement, mais virée quand même.

Dans un contexte de crise économique, les médias régionaux ne voient qu’une source de revenus potentielle, le partenariat, avec des institutions ou des entreprises. C’est ça, ou la clef sous la porte. Pourquoi pas… Mais à condition de limiter ces partenariats aux publi-rédactionnels mentionnés comme tels et aux publicités. L’indépendance de la rédaction n’existe quasiment plus. Aujourd’hui je veux croire que ce métier n’est pas mort, mais une chose est sûre, il reste à réinventer.

Florence, pigiste en région



 Mathilde*

Je suis journaliste encartée depuis 2001. Après une école de journalisme qui n’a eu de cesse d’éviter pendant deux ans d’évoquer la situation des journalistes pigistes (« A quoi bon ? en sortant de cette école vous serez embauchés et ne connaitrez jamais la précarité ! »), je suis donc devenue journaliste, à la pige !

Deux mois de stage de fin d’école en tant que JRI à TF1 m’ont vaccinée de l’actualité des JT 13h-20h pour toujours. Je me souviens d’une situation particulièrement ridicule où l’on m’a envoyée en Normandie très tôt un matin d’été avec une commande dont le sujet était : « Le soleil est revenu en Normandie ! »

Nous filons donc sur l’autoroute pour un 13 heures.

Atterrée par la pauvreté du sujet, une fois sur place je m’attèle au tournage en râlant intérieurement, quand des trombes d’eau tombent sur notre équipe. Je n’ai pu tourner que quelques plans d’un soleil pas très franc.

Le rédacteur avec lequel je suis, est dans tous ses états. Il appelle Paris pour expliquer qu’il va falloir traper le sujet, car, non, il ne fait pas beau à l’endroit où nous sommes.

Il est environ midi, un 13h de Pernaut est prévu. Réaction de Paris : « Démerdez-vous, l’AFP dit qu’il fait beau. On veut le sujet. » J’explique à mon rédacteur que non, il n’existe pas de petit bouton magique sur la caméra pour donner l’illusion du soleil quand il n’y en a pas.

Il flippe, se met en colère.

Je tourne donc n’importe quoi et j’espère que ces derniers plans ajoutés à ceux que j’ai filmés plus tôt feront la blague. Le monteur n’est pas mauvais, mais lui non plus ne sait pas faire de miracle. Il est environ 13h15 quand notre sujet est diffusé. Lancé par Jean-Pierre Pernaut tout sourire qui annonce que le beau temps est bien revenu en Normandie !!!

Les images ne trompent pourtant personne.

L’équipe regarde le sujet en silence. Personne ne se sent très fier. J’avais 25 ans, et l’impression que la réalité de ce métier allait être parfois pénible.

En 15 ans, rares ont été les moments où j’ai eu le sentiment de réellement faire mon métier. Trouver des infos, les recouper, prendre le temps de trouver la source la plus fiable… Plus le temps passe, plus les rédactions fonctionnent par clichés. Les sujets sont diffusés par tendance : « Green », « Malbouffe », « Obésité », « Surveillance »…

On évite soigneusement le bide d’audience. On privilégie les petits sujets faits divers crapoteux qui ont l’immense mérite de ne pas faire baisser la courbe…

Navrant.

Mathilde, pigiste JRI



* Le prénom a été modifié

 
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Notes

[1Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

[2L’inventaire publicitaire d’un site Internet désigne l’ensemble des espaces publicitaires disponibles à la vente à un moment donné pour une période donnée.

[3Extrait de l’éditorial du numéro 26 – Février 2013.

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