Au terme de dix jours d’observation des grands médias, posons d’emblée quelques constats préliminaires. Tout d’abord, une différence doit être effectuée entre ce qui relève de la couverture des événements ponctuant la guerre en cours, d’une part, et du journalisme politique, d’autre part, entendu ici comme le commentaire relatif aux « actualités » du champ politique. Concernant ce deuxième point, la campagne médiatique de diabolisation de La France insoumise [1] mérite un article à part, qui est en préparation [2]. C’est donc principalement à « l’information internationale » que nous nous intéresserons dans les deux premières parties de notre étude : la couverture des massacres perpétrés par le Hamas et de la réaction de l’État d’Israël – la mobilisation de l’armée israélienne, les bombardements et le siège de Gaza, les déclarations du gouvernement israélien et de l’armée, la menace d’une intervention terrestre, etc. [3]
Dans ce cadre, il convient de faire état de différences de traitement entre un pan de la presse nationale et le paysage audiovisuel, remarque qui requiert à son tour de distinguer les chaînes d’information en continu – qui ont une nouvelle fois exacerbé les pires travers journalistiques – des programmes « magazines » ou de « reportages » pouvant encore exister sur les grilles des radios et des télévisions, principalement sur le service public. Cela ne veut nullement dire que les uns seraient exempts des critiques que concentreraient les autres, mais que de toute évidence, les biais, les partis pris, les entorses au pluralisme et autres déformations de l’information n’y revêtent ni la même ampleur, ni la même fréquence. Ceci étant dit, quelques grandes tendances se dégagent, qui, pour ne pas être systématiquement transversales, n’en constituent pas moins des dynamiques de fond contribuant à lourdement mutiler l’information dans la séquence actuelle.
1. « Vouloir raisonner ici, c’est monstrueux » : les méfaits du présentisme médiatique
L’atrocité des massacres contre la population israélienne a tout d’abord réactivé avec vigueur, dans le discours et le traitement journalistiques ambiants, la vulgate chère à Manuel Valls [4] et consorts postulant qu’« expliquer serait justifier ». Le 10 octobre sur Europe 1, face à Pascal Praud, Raphaël Enthoven a le mérite de synthétiser un credo éditorial. En croisade contre l’« espèce de machine relativiste qui se me[t] en place et qui tent[e] d’expliquer ce qui arriv[e] », l’intellectuel médiatique assène :
Raphaël Enthoven : Rien n’est plus monstrueux que de vouloir expliquer la barbarie et de se donner l’air en plus de mieux la comprendre en le faisant. C’est-à-dire indexer [...] ce qui s’est passé en Israël sur une politique qu’on désapprouve, [...] c’est monstrueux. Ce raisonnement est monstrueux. Vouloir raisonner ici, c’est monstrueux. On n’explique pas la barbarie, sinon on perd la barbarie. Et l’enjeu de tous les gens qui se disent « Oui, mais il y a le contexte, mais il y a la colonisation », je ne sais pas quoi [...], les gens qui disent ça ne réfléchissent pas, ne raisonnent pas, n’approfondissent pas. Ils diluent la gravité d’une tragédie qui les embarrasse.
Miracle de la « philosophie médiatique », qui revendique de renoncer à penser. La conclusion est de la même farine : « Les affreux, ce sont les gens qui trouvent des excuses à tout ça, qui trouvent des explications à tout ça. » « Barbarie », monstres et « affreux », pas besoin de concepts trop subtils pour marteler qu’en l’espèce, « excuse » et « explication » sont devenus synonymes. Ruminée de longue date sur (et par) les grands médias, cette « analyse » rudimentaire, dominante, cherche à intimider et à rendre inaudible toute esquisse de réflexion qui s’écarterait du cadre qu’elle aura elle-même fixé.
Mais cette aporie fait bien plus qu’anesthésier les conditions les plus élémentaires du débat démocratique. Elle constitue un verrou rhétorique d’autant plus délétère qu’elle appelle à dépolitiser la réception des événements tout en sous-tendant elle-même une lecture éminemment politique de ce qui s’est produit. Une lecture alignée sur celle du gouvernement israélien, elle-même endossée par la plupart des pays occidentaux (États-Unis, France, Royaume-Uni, etc.), laquelle met en scène un affrontement civilisation/barbarie entre « le terrorisme » et « la démocratie » légitimant conséquemment la réponse militaire engagée par Israël contre Gaza. « Il est encore des voix odieuses qui [...] renvoient dos à dos un État démocratique et une organisation terroriste », avance ainsi Nicolas Charbonneau, directeur des rédactions du Parisien, avant de condamner ces dernières, qui « prétend[e]nt vouloir "contextualiser"... pour mieux relativiser. » (9/10)
Les « voix odieuses » ou « monstrueuses » – dont le seul tort consiste à resituer historiquement la séquence, en l’inscrivant dans un conflit vieux de 75 ans – sont logiquement marginalisées. Des chercheurs, principalement, ou d’anciens diplomates ou ministres – mais aussi dans une moindre mesure quelques journalistes –, ont certes réussi à décrocher des tribunes ou à se frayer un chemin vers les micros, y compris très tôt sur certains médias, comme ce fut par exemple le cas dans « L’Esprit public » (France Culture, 9/10). Mais ces îlots de pluralisme furent tout à la fois réduits à la portion congrue, complétement isolés dans les « débats », étrillés par les commentateurs-faucons et, la plupart du temps, disqualifiés d’emblée par leur nature analytique, bien loin des récits d’« émotion » qui, pour légitimes qu’ils fussent, avaient toutes les faveurs médiatiques, en particulier dans les premiers jours.
Qu’ils soient idéologiques ou liés aux conditions de production de l’information internationale, de nombreux facteurs expliquent le présentisme des médias, comme l’opprobre jeté sur les voix discordantes. Les formats, notamment, participent à la médiocrité de l’information audiovisuelle, en particulier sur les chaînes d’information en continu. Le rythme effréné des « éditions spéciales » exige le renouvellement permanent des plateaux, et la démultiplication des invités contribue à créer une cacophonie nivelant toutes les voix invitées à s’exprimer : diplomates, politiques, artistes, chercheurs, témoins, militaires, avocats, écrivains, éditorialistes, « experts » et consultants, etc. Un défilé permanent qui remplace un véritable pluralisme par une pluralité des « expressions », où l’émotion l’emporte systématiquement sur l’analyse.
Mais les formats n’expliquent évidemment pas tout. Dans ce moment de crise aiguë, la contextualisation des faits a d’autant moins relevé de l’évidence – et c’est un euphémisme –, qu’elle est sapée depuis des décennies par le traitement journalistique ordinaire. En dehors de tout événement sortant de l’« ordinaire », le conflit opposant Israël aux Palestiniens passe en effet sous les radars des médias dominants. Un (non) traitement qui laisse précisément dans l’ombre l’ordinaire des Palestiniens, quand bien même cet ordinaire recouvre les violences systémiques (et multiformes) de l’oppression coloniale, le régime d’apartheid ou le blocus imposé à Gaza depuis 2005. Un traitement structurellement biaisé, notamment par l’obsession d’une « neutralité » pourtant dénuée de sens compte tenu de la disproportion du rapport de forces. Un traitement, enfin, qui ne permet pas d’approcher les inévitables reconfigurations des rapports sociaux et des acteurs évoluant à l’intérieur de ce cadre colonial, Hamas compris... bref, un traitement qui n’informe sur rien, quand il ne désinforme pas.
Pour ne donner qu’un seul exemple : une recherche effectuée sur le catalogue de l’INA entre le 1er janvier et le 1er octobre 2023 montre que le « 20h » de France 2 n’a consacré que 10 sujets au conflit [5]. Sur ces 9 mois, le temps de parole de Palestiniens fut de 33 secondes. Un seul sujet en neuf mois a fait état des exactions des colons (pourtant en hausse spectaculaire [6]) dans les territoires palestiniens occupés. Nulle part ne fut mentionné le bilan particulièrement meurtrier des neuf premiers mois de l’année 2023. Et alors que la moitié des sujets ont eu pour point de départ des attentats contre des Israéliens de la part de Palestiniens, les bombardements sur Gaza menés en mai dernier par l’armée israélienne [7] n’ont été traités qu’à travers deux brèves : 17 secondes le 9 mai et 20 secondes deux jours plus tard. Laurent Delahousse, le 7 octobre, au premier soir des massacres du Hamas : « C’est une zone du monde dont on avait trop vite oublié le caractère explosif. » Un « oubli » particulièrement regrettable en effet, surtout de la part de ceux dont c’est justement la mission d’« informer »...
Comme l’écrit Mona Chollet, « avant le 7 octobre, on considérait que c’était une période "calme", puisque les Israéliens vivaient (plus ou moins) en paix, et tout le monde se foutait de la violence quotidienne que subissaient les Palestiniens. » En 2018 sur France Info, le journaliste Olivier de Lagarde résumait le phénomène dès l’introduction d’un « débat » présenté comme incongru : « Une fois n’est pas coutume, on va parler d’un sujet qui ne semble plus intéresser personne ! On va parler de la Palestine. » Et de clore le « sujet » au terme de seulement six minutes d’émission et après avoir remercié ses interlocuteurs : « On a réussi à trouver les quatre derniers Mohicans que ça intéresse ! »
Nous étions alors le 21 septembre 2018, et le bilan des manifestations de la « marche du retour » [8] –150 Palestiniens avaient été tués à ce stade et 10 000 avaient été blessés, plus de la moitié par balles [9] – était littéralement passé sous silence, en écho aux contorsions cyniques auxquelles s’étaient livrés les médias dominants six mois plus tôt après la première manifestation (30 mars), au cours de laquelle 22 Gazaouis avaient été abattus par des snipers israéliens postés sur une colline [10]. À l’époque voix de « l’édito international » sur France Inter, Bernard Guetta déclarait que « les autorités israéliennes n’avaient [...] pas de bonne solution. » Une mutilation chronique de l’information, que nous n’avons eu de cesse d’expliquer et de documenter, depuis la seconde Intifada jusqu’à l’assassinat de la journaliste Shireen Abu Akleh, traité par le « 20h » de France 2 avec une partialité et une désinvolture confondantes.
Comment peut-on revendiquer son refus d’« expliquer » les événements et d’historiciser l’information, a fortiori dans ces moments de crise intense où par définition sont engagées des décisions politiques d’ampleur ; en l’occurrence ici, des choix militaires aux conséquences extrêmement lourdes ? Du reste, notons que cette absence de contextualisation journalistique n’est pas une fatalité. Le 16 octobre, sur LCI, la journaliste Magali Lunel a par exemple consacré trois minutes d’antenne remarquées à l’histoire de Gaza, à partir d’une analyse remarquable du journaliste Benjamin Barthe, publiée la veille dans l’édition papier du Monde – « Gaza. La fabrique d’une poudrière ». Des « voix monstrueuses », celles-là aussi ? Ces minutes furent par définition marginales – alors qu’elles devraient être, si ce n’est la norme, du moins bien plus fréquentes d’un point de vue journalistique –, mais elles eurent le mérite d’exister. Et empressons-nous d’ajouter : elles furent sans doute d’autant plus « tolérées » dans le récit d’une chaîne d’information en continu que plus d’une semaine s’était écoulée depuis le 7 octobre. Mais à moins de considérer que l’atrocité est moins atroce dix jours après son surgissement, sans doute le journalisme devrait-il garder en tête que rien ne justifie de suspendre le raisonnement pour s’engouffrer les pieds et poings liés dans un récit majoritairement émotionnel.
2. « Vous avez une sensibilité » : suspicions et délégitimation de la parole
Le traitement présentiste, sous-tendu par une négation (ou une réécriture) de l’histoire, favorise inévitablement l’application de doubles standards permanents dans le traitement journalistique. D’abord, s’agissant du recueil de la parole : de nombreux journalistes adoptent en effet un comportement différencié en fonction des interlocuteurs qui leur font face. La chercheuse Stéphanie Latte-Abdallah (historienne, politiste et directrice de recherche au CNRS) en a fait l’amère expérience le 12 octobre sur le plateau de Public Sénat, interpelée par le présentateur (puis par une journaliste) pour, affirma-t-il à tort, « le fait de ne pas vouloir qualifier les actes [du Hamas] de terrorisme » :
#Israël : "Je pense que le Hamas n'est pas le même type d'organisation que Daesh. Il y a une différence entre les actes perpétrés et les organisations qui les perpètrent", défend Stéphanie Latte-Abdallah. La journaliste @EleonoreWeil lui répond. #SensPublic pic.twitter.com/eMVtgOukGR
— Public Sénat (@publicsenat) October 12, 2023
L’antagonisme entre la « froide » analyse explicative et le commentaire journalistique « à chaud » se donne ainsi à voir de manière spectaculaire : tenant un discours tranchant avec le prêt-à-penser journalistique, la chercheuse suscite une suspicion morale a priori chez ses interlocuteurs, pour ne pas parler d’une présomption de sympathie à l’égard du Hamas. Une réaction qui découle de l’incompréhension totale des journalistes quant au positionnement qu’elle adopte, comme du registre qu’elle convoque, pour s’exprimer.
Même constat sur BFM-TV le 12 octobre lors de l’émission spéciale « Israël face à la terreur ». Béligh Nabli, professeur de droit public à l’université Paris-XII, est totalement isolé sur un plateau composé de huit intervenants. Alors que ce dernier mentionne l’existence d’un « débat sur ce qui s’est passé en Israël du point de vue des actes commis par le Hamas », il ne peut terminer sa phrase, violemment interrompu par plusieurs personnes : « Comment ça il y a un débat ?! » s’insurge Maxime Switek ; « Comment ça ?! » lance une deuxième ; « Il n’y a pas de débat ! » répond un troisième. Et Béligh Nabli de reprendre : « Laissez-moi terminer... C’est des crimes de guerre voire des crimes contre l’humanité, c’était ça le débat... [...] Donc ce sont les crimes les plus graves, c’est ça que je voulais dire. » La seconde présentatrice, Julie Hammett, enchaîne alors : « Oui, c’est pour dire à quel point ce qui est en train de se passer est grave. Vous pouvez continuer. » Mais une question demeure, lancinante : de quoi était-il a priori suspecté ?
Plus tard dans l’émission, Tamar Sebok, présentée comme « consultante Israël BFM-TV », « salue la présence de monsieur Nabli parce que [...] dans une discussion sur la guerre d’Israël et le Hamas, il faut que les Palestiniens soient présents ». S’ensuit cet échange :
- Béligh Nabli : Je ne représente personne, madame.
- [Un interlocuteur en plateau] : Vous avez une sensibilité !
- Tamar Sebok : Vous avez une sensibilité.
- Béligh Nabli : Tous mes propos sont fondés sur le droit. Mais c’est intéressant... Que vous associiez les Palestiniens au droit me va.
Une suspicion de parti pris dont BFM-TV n’aura jamais fait preuve à l’égard de la communication israélienne (qu’elle ait émané du gouvernement ou de l’armée), dont elle s’est pourtant fait l’écho, en boucle... et à outrance. À ce stade, il n’est évidemment pas inutile de rappeler que la chaîne d’information a traité les événements en étroite collaboration avec i24News, chaîne du même groupe (Altice, contrôlé par Patrick Drahi), basée en Israël et connue pour un positionnement aligné sur le gouvernement extrême-droitier israélien [11]. L’un des symptômes de cette proximité éditoriale ? L’omniprésence sur les plateaux de BFM-TV de l’un des rédacteurs en chef d’i24News, Benjamin Petrover.
Sur la chaîne, ce biais structurel a donné lieu à des séquences de différenciation permanentes, pour ne pas dire insupportables. Le 10 octobre par exemple, Ronald Guintrange intervient en duplex de Tel-Aviv pour recueillir la parole d’Olivier Rafowicz, colonel de réserve et porte-parole de l’armée israélienne. Pas la moindre marque de distanciation ni le moindre filtre n’est appliqué à ses propos par les journalistes, ni pendant le duplex, ni ensuite en plateau. Pas même lorsque ce dernier déclare : « Nous allons venger l’honneur de tous nos morts. [...] Nous sommes en train aujourd’hui de frapper très durement la bande de Gaza. Ils peuvent pleurer, ils peuvent appeler au secours, rien n’y fera. Et pour ce qui est de l’opération terrestre, eh bien, si elle a lieu, elle aura lieu. » Réaction de Ronald Guintrange : « Elle aura lieu. Merci beaucoup colonel Rafowicz. » Et du plateau : « Merci à vous, merci Ronald et à votre invité. » Aucune remarque sur sa « sensibilité », pourtant manifeste ! Quelques instants plus tard, Ziad Medoukh, professeur de français gazaoui, sous les bombes, est présent en duplex une poignée de minutes. Alors que ce dernier détaille le bilan des bombardements [12], Maxime Switek tient, cette fois-ci, à opposer une autre parole :
Maxime Switek : Mais vous savez ce que répond Israël et l’armée israélienne. C’est qu’il y a la volonté de faire tomber le Hamas une fois pour toutes, la volonté, le mot a été dit tout à l’heure par le porte-parole, de venger les atrocités commises par les terroristes du Hamas ces derniers jours. Israël explique que son armée prévient systématiquement des frappes. Et Israël a conseillé, a demandé aux civils précisément, qui étaient dans Gaza city, dans la ville de Gaza, d’essayer de partir [...]. Il y a ce discours-là aussi face à vous, qui est de dire : on ne vise pas les civils palestiniens, on ne vise pas les civils. Ceux que l’on vise, ce sont le Hamas. Le Hamas qui, d’une certaine manière, prend en otage la population palestinienne.
Le professeur déplore le relais par le journaliste de « la propagande israélienne malheureusement » et lance un appel à l’« arrêt du blocus » et des « attaques sanglantes » en mentionnant « l’armée d’occupation ». C’en est trop pour le présentateur de BFM-TV, qui reprend le dessus et met fin à l’entretien alors que Ziad Medoukh tente pourtant de reprendre la parole :
Maxime Switek : Vous parlez de « l’armée d’occupation », Israël a quitté la bande de Gaza il y a maintenant 17 ans ou 18 ans me semble-t-il... Merci beaucoup Ziad Medoukh d’avoir été en direct avec nous [« Non, non, je... » Il est coupé en régie] pour nous décrire ce soir la vie à Gaza.
La violence et l’écrasement symboliques laissent pantois, mais se répètent quasi systématiquement, sur de multiples médias [13] et sur de multiples plans, face aux quelques interlocuteurs palestiniens invités à s’exprimer. « Il faut bien écrire, car le paysage médiatique est saturé par toutes les voix, sauf les nôtres », revendiquait l’écrivain Karim Kattan dans Le Monde (11/10). « Toutes ces voix » qui, en outre, se sont régulièrement cru autorisées à s’ériger en porte-parole de « ce que pensaient les Palestiniens » en parlant en leur nom et à leur place.
3. L’émotion : visages et témoignages à géométrie variable
Face aux attaques du Hamas, l’horreur a évidemment légitimement gagné les rédactions qui, dans un élan naturel, ont verbalisé et manifesté leurs émotions à l’antenne ou dans les colonnes des journaux. « Ce n’est même plus de l’émotion, c’est de la sidération, écrit par exemple Nicolas Charbonneau, directeur du Parisien (11/10) à propos des massacres du kibboutz de Kfar Aza. [...] On n’est jamais prêt à supporter cela, c’est tout simplement suffocant. Indicible. Pourtant, il faut bien raconter et dire les choses. » Une émotion on ne peut plus légitime et un impératif moral à raconter qui ne furent en revanche jamais manifestés de la sorte par le directeur des rédactions concernant les victimes civiles de Gaza, pilonnées sans relâche depuis le 7 octobre. Entre le 8 et le 17 octobre, le quotidien a évidemment publié des articles sur le sort de l’enclave [14], mais ceux-ci débutent seulement le 10 octobre, et occupent une surface éditoriale trois fois moindre que celle consacrée aux reportages sur la population, l’armée et les réservistes israéliens, regorgeant de témoignages et de récits où témoignent des rescapés et des individus ayant un visage, un prénom et un âge. Le choix des Unes du Parisien suffit à illustrer ce traitement journalistique très nettement différencié. Notamment si l’on compare deux d’entre elles :
Dans un cas, la rédaction choisit de figurer des « visages qui nous hantent » (10/10). Dans l’autre (12/10), comme l’indique la légende de sa photographie, de montrer « des roquettes tirées de Gaza (à droite), détruites en vol par le Dôme de fer israélien (à gauche) ». Sur la période indiquée, soit dix jours, cette Une sera la seule et unique consacrée à Gaza. Pourquoi n’avoir pas choisi de donner à voir les immeubles et les quartiers ravagés par les bombes alors que de telles images sont présentes dans les pages intérieures ? Pourquoi n’avoir pas choisi d’incarner la souffrance de la population gazaouie en figurant des « visages qui nous hantent » alors que des photojournalistes en fournissent par centaines aux agences de presse, souvent au péril de leur vie [15] ? Les conditions de production de l’information – notamment l’impossibilité, pour un journaliste étranger, de se rendre à Gaza compte tenu du siège total – n’expliquent pas tout. Et en l’occurrence ici, elles n’expliquent rien [16]. Si la direction du Parisien avait voulu les donner à voir, elle les aurait trouvés : une telle représentation désincarnée de Gaza en Une est bien un choix délibéré.
Cette disproportion éditoriale sur le terrain des témoignages et du registre intimiste a été particulièrement flagrante à la télévision. Arrêt sur images l’a démontré à propos d’un 20h de France 2 [17] et ce fut également le cas sur BFM-TV. Au soir du 8 octobre, les présentateurs en plateau, les bandeaux et les reportages ne cessaient de dénombrer « au moins 700 morts et 2 100 blessés », soit un bilan de victimes israéliennes. Quant aux Palestiniens, ils étaient littéralement absents, alors que les bombardements avaient déjà causé des centaines de morts à Gaza. La sidération légitime autorise-t-elle de tels angles morts de la part d’une chaîne dite d’« information en continu » ? À « J + combien » après le 7 octobre certaines rédactions se sont-elles autorisées à réellement traiter les crimes de guerre israéliens – sans pour autant les nommer comme tels ? Combien de morts gazaouis fallait-il « dans la balance », aussi macabre l’expression puisse-t-elle paraître, pour que ces derniers soient considérés comme une information ?
Force est donc de constater que cette séquence a reconduit, voire aggravé la déshumanisation chronique des Palestiniens par le traitement journalistique ordinaire : dans de nombreux médias, ils ont été la plupart du temps réduits, au choix, à des « terroristes », à des individus sans nom ni voix... ou carrément invisibilisés. Dès lors, aucun référentiel digne de ce nom n’existe chez les lecteurs et téléspectateurs : les Palestiniens n’ont pas de visages. Occidentalo-centrisme et déshumanisation sont les ressorts de ce déni, et c’est une nouvelle fois le récit dominant, prêché par ceux que Frédéric Lordon a appelés les « prescripteurs de la compassion asymétrique » [18], qui fixe là où doit se porter l’émotion, et quel doit en être le degré.
L’empathie réclamée de la part des éditocrates à toute personne « suspecte » n’est donc pas une demande de compassion universelle, mais une injonction unilatérale. C’est, à nouveau, Raphaël Enthoven qui ose formuler tout haut les principes honteux que de nombreux commentateurs appliquent :
Raphaël Enthoven : Oui, il y a une différence à faire entre des gens, des civils qui sont assassinés dans la rue par des commandos islamistes, qui débarquent dans les villages pour brûler les maisons, et les victimes collatérales de bombardements consécutifs à cette attaque. Je pense qu’il faut marquer cette différence, que c’est même très important de la faire. (BFM-TV, 10/10)
Grandeur de la philosophie médiatique, qui permet d’envisager sereinement de faire le tri, parmi les victimes civiles, entre celles qui méritent la compassion et celles qui méritent leur sort. Le lendemain sur LCI, David Pujadas lui emboite le pas, mais a encore la pudeur de conserver la forme interrogative :
David Pujadas : Est-ce que je peux vous poser une question très délicate, mais au fond, est-ce qu’il n’y a pas le sentiment chez certains que les civils à Gaza seraient, peut-être pas complices, mais voyez, comme on le dit des Russes... Souvent, on entend dire des Russes, de la population russe : « Bah, il y a des manifestations, ils ne sont pas beaucoup descendus dans la rue, qu’est-ce qu’ils font pour contester Poutine, on n’a pas le sentiment que le sort de l’Ukraine vraiment les préoccupe beaucoup. » Est-ce qu’on est là dans ce même cas de figure ou est-ce qu’il faut dire : « Un civil à Gaza, c’est la même chose qu’un civil en Israël » ? (LCI, 11/10)
L’une des interlocutrices en plateau – Rym Momtaz – s’offusque de la question : « Ah bah j’espère bien qu’on peut dire qu’un civil à Gaza, sa vie a la même valeur qu’un civil en Israël, sinon, on a un vrai problème ! » Mais Pujadas revient à la charge : « Pour vous... attendez... Ça ne fait aucune discussion ? »
Et sur Europe 1, les doubles standards – comme la nécessaire désinformation qu’ils colportent – sont encore plus clairement assumés. Le 12 octobre, alors qu’un auditeur demande à Pascal Praud s’il « condamn[e] les tueries des Israéliens à Gaza, des civils », l’animateur ne répond pas. Silence. S’ensuit cet échange surréaliste :
- Louis de Raguenel : J’ai envie d’intervenir. [...] Pardon, mais en fait, qui a attaqué qui ? Mais ils se défendent là, les Israéliens.
- Auditeur : Est-ce que vous condamnez les bombardements d’Israël sur les civils de Gaza ? [...]
- Pascal Praud : Je vous dis que je ne peux pas les condamner, parce que ça s’appelle une réponse.
- Auditeur : Donc vous avez dit non ?
- Pascal Praud : Bah oui. [...] C’est-à-dire qu’en fait, Israël ne vise pas des civils.
- Auditeur : Ah bon ?! [...] Est-ce qu’Israël est un pays colonisateur ou pas ? Est-ce qu’Israël colonise le territoire occupé, oui ou non ?
- Pascal Praud : Bah non.
- Auditeur : Ah non ?!
- Pascal Praud : Bah non, bah non.
Illustration édifiante du « deux poids, deux mesures » ambiant, cette absence de condamnation et ce « déni de réalité » peuvent s’exprimer en toute liberté et par une personnalité médiatique en vue : non seulement personne ne s’en offusque, mais on a là une forme à peine caricaturale de ce qu’on voit par ailleurs, notamment dans la façon dont de nombreux journalistes et « experts » ont accueilli, commenté ou « analysé » la réponse militaire du gouvernement et de l’armée israéliens – ce à quoi nous consacrerons un prochain article.
Ce premier panorama tente d’interroger certaines dynamiques médiatiques sans pour autant prétendre ni épuiser la question du traitement de l’information internationale, ni faire état d’un fonctionnement uniforme « des médias » en général. De la même façon, il ne rend pas hommage aux journalistes de grands médias français qui, au Proche-Orient ou dans l’Hexagone, tâchent de faire leur travail dignement et de faire entendre des voix palestiniennes. À suivre...