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Palestine : la désinformation au 20h de France 2 continue

par Pauline Perrenot,

En juillet 2021, nous nous intéressions à la couverture qu’infligeait le « 20h » de France 2 au conflit opposant Israël aux Palestiniens [1]. Nous notions alors à quel point c’est une constante dans cette rédaction, pour ne pas dire une ligne éditoriale, que de mutiler l’information (et le droit d’être informé) sur ce conflit en accumulant les œillères, les angles morts et les biais, voire les mensonges. Un constat qui ne s’est pas démenti depuis, y compris lorsqu’une journaliste palestinienne, mondialement reconnue, a été récemment assassinée par l’armée israélienne.

Le 11 mai, France 2 n’a évidemment pas fait l’impasse sur la mort de la journaliste Shireen Abu Akleh, qui travaillait pour la chaîne Al Jazeera depuis 25 ans en tant que correspondante en Cisjordanie. Mais la rédaction du « 20h » s’est illustrée par un récit biaisé, ayant viré, au fil des jours, à la désinformation. Dès le 11 mai, il fait peu de doute que la reporter a été assassinée par l’armée israélienne, visée par un tir de précision derrière l’oreille – elle portrait un casque et un gilet pare-balles distinctement estampillé « Press » – alors qu’elle couvrait une opération de l’armée dans le camp de réfugiés de Jénine. Immédiatement, des journalistes présents à ses côtés témoignent en ce sens – « "Il n’y avait pas d’affrontement à ce moment, les forces israéliennes ont ouvert le feu, d’abord sur moi puis sur Shireen" » déclare par exemple le reporter Ali al-Samudi [2] – et l’ONG B’Tselem réfute la « défense » gouvernementale israélienne, qui renvoie la faute sur les Palestiniens [3]. Des vidéos sont également publiées, dans lesquelles on entend distinctement des tirs, persistant y compris lorsqu’une consœur palestinienne tente de s’approcher du corps de Shireen Abu Akleh, face contre terre…

Sur France 2 le 11 mai au soir, nous apprenons qu’« une balle lui a été fatale ». Alors que le témoignage de la journaliste (et témoin direct) Shatha Hamad est diffusé, faisant état d’un assassinat de la journaliste par l’armée d’occupation, il est introduit comme suit par la voix off de Maryse Burgot : « À ses côtés, une autre journaliste. Elle réalise que sa consœur est décédée. Elle est évacuée sous les tirs. Et sous le choc, elle accuse Israël. » Une formulation (pour la « nuance » ?) sournoise et superflue, qui remet insidieusement en cause la lucidité et la fiabilité du témoignage de la journaliste. La suite du sujet montre que ce n’est pas juste une formulation malheureuse :

Une rédaction [d’Al Jazeera] dévastée ce soir, et qui accuse elle aussi Israël. Mais l’État hébreu a une autre version des faits. [Diffusion d’un extrait de la prise de parole de Naftali Bennett, Premier ministre israélien : « Selon les informations que nous avons réunies, il semble probable que la journaliste ait été abattue par les Palestiniens armés. »] Devant la chaîne de télévision, une foule immense autour du corps de la journaliste. Palestinienne chrétienne, elle avait aussi la nationalité américaine. Les États-Unis comme la France demandent d’ailleurs une enquête sur les circonstances de cette disparition.

La rédaction de France 2 choisit donc de mettre les deux « versions » sur le même plan (« Mises en causes, les autorités israéliennes accusent les Palestiniens », annonçait déjà Anne-Sophie Lapix en introduction), et de s’en tenir là. En attendant que soient rassemblées des informations plus précises ? Ou les résultats d’une hypothétique enquête internationale ? Les éditions suivantes du JT nous le diront…

Deux jours après, le 13 mai, second sujet à l’occasion des obsèques de la journaliste. Verdict ? C’est pire ! La présentation du sujet, qui fait partie des « grands titres » annoncés lors de l’ouverture du JT présenté ce jour-là par Laurent Delahousse, est un concentré de désinformation par omission : « Tensions et violences aujourd’hui lors des obsèques de la journaliste d’Al Jazeera, tuée par balle en Cisjordanie. Plusieurs milliers de Palestiniens lui ont rendu hommage à Jérusalem. » Violences lors des obsèques, certes, mais infligées par qui ? Tuée par balle, oui, mais tirée par qui ?

Le lancement du reportage, du même acabit, continue à entretenir l’ambiguïté [4] : « Autre titre ce soir, avec ces scènes de violences intenses. Et cela alors qu’il s’agissait d’un jour de deuil, d’un jour d’obsèques. Celles de la journaliste de la chaîne Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, tuée par balle à Jénine cette semaine lors de la couverture d’un raid par Tsahal sur un camp de réfugiés. Alors que s’est-il passé aujourd’hui à Jérusalem ou encore à Jénine ? Ce soir, la Maison blanche et l’Union européenne ont réagi face à ces violences. » Réactions qui mettent en cause les autorités… israéliennes, et que le JT ne citera jamais.

En revanche, s’ensuit un reportage d’1 minute et 38 secondes, débutant sur des « images amateur » de « violences ». Celles de l’armée israélienne attaquant le cortège au cours des obsèques de Shireen Abu Akleh, diffusées dans le monde entier ? Pensez-vous. France 2 préfère diffuser d’abord et avant tout des images de violences… palestiniennes ! Marc de Chalvron : « Les tirs nourris de ces combattants palestiniens, et la réplique de l’armée israélienne. »



Sa voix off embraye :

La scène se passe ce matin dans un camp de réfugiés de Jénine, théâtre d’une poussée de violences comme on n’en avait pas vu depuis longtemps en Cisjordanie. Ces Palestiniens, arme automatique à la main, tentent d’empêcher une nouvelle incursion israélienne, elles se multiplient ces derniers jours. […] C’est dans ce même quartier que mercredi dernier, la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh a été tuée, elle couvrait des affrontements semblables. Ses funérailles ont donné lieu elles aussi à des heurts à Jérusalem-Est, en début d’après-midi. À la sortie de l’hôpital, le cercueil manque de tomber par terre après une charge des forces de l’ordre israéliennes. Sur ces images, on voit des policiers israéliens enlever des drapeaux palestiniens du véhicule qui transporte la dépouille. […]

Deux jours se sont écoulés depuis le premier sujet. Le temps pour France 2… d’ajouter des couches de désinformation et de confusion. Tout d’abord, pourquoi prétendre « mettre en contexte » l’assassinat de Shireen Abu Akleh à l’aide d’images du 13 mai ? Pourquoi mobiliser ainsi une scène d’échange de tirs nourris en affirmant que des « affrontements semblables » avaient lieu le 11 mai lors de l’assassinat de Shireen Abu Akleh, et ce au mépris des témoignages de journalistes parus dans la presse ? Par exemple :

L’équipe d’Al-Jezira est en route. « À ce moment précis, il n’y avait pas d’échanges de tirs », affirme à Libération Dareen Jubeh, une journaliste palestinienne qui travaille régulièrement pour la chaîne qatarie et qui rapporte les propos de ses collègues qui se trouvaient avec la reporter vedette d’Al-Jezira. « Les journalistes étaient en train de se positionner. Ils ne couraient pas et portaient tous des gilets estampillés presse pour être clairement identifiés. Soudain, on ouvre le feu sur l’équipe. Ali al-Samudi, un reporter basé à Jénine, est touché. Shireen crie qu’il est blessé, et à ce moment-là, elle essuie des tirs, elle aussi. » (Libération, 11 mai)


La pratique est éculée et constitue même un ressort éditorial de la désinformation systématique sur le conflit entre Israël et les Palestiniens : pour France 2, comme pour nombre d’autres médias, on ne peut jamais parler des violences israéliennes sans évoquer des « violences de l’autre bord », quitte à tordre le réel.

Ensuite, on ne peut que déplorer la grande « timidité » de France 2 dans le traitement des « heurts » qui ont marqué les obsèques et qui, de fait, ne constituent même pas un sujet à part entière, sinon un entracte… de 20 secondes. Sans aucun témoignage, le reportage mentionne bien une « charge » de la police, mais France 2 aurait gagné à indiquer que le cercueil est « tombé par terre » parce que ses porteurs étaient littéralement tabassés par les policiers. La fin de ce sujet n’est pas plus digne, le journaliste persistant à mettre les « deux versions » de la mort de Shireen Abu Akleh sur le même plan – sans même juger utile de préciser qu’Israël avait changé de version depuis le jour du décès de la journaliste et les déclarations du Premier ministre accusant les Palestiniens :

Les Palestiniens accusent l’armée israélienne de l’avoir abattue. Les Israéliens affirment eux qu’il est impossible de déterminer l’origine du tir meurtrier, et demandent de récupérer la balle pour faire une expertise balistique. Les Palestiniens refusent de collaborer. Par manque de confiance, disent-ils.

Laissant entendre, de fait, qu’ils pourraient avoir quelque chose à se reprocher. Notons en outre que les Palestiniens accusent et que les Israéliens, eux, affirment.


Et depuis ? Le trou noir éditorial


On espérait tout de même que le principal JT du service public, dont on ne doute pas une seconde de l’attachement viscéral à la liberté de la presse, reviendrait sur cette affaire. Il n’en sera rien. En un mois, du 11 mai au 11 juin, le cas de Shireen Abu Akleh – et de la situation dans la région tout court (à une exception près, voir en annexe…) – ne sera traité que dans ces deux sujets. 4 minutes et 18 secondes au total en 32 jours, soit 1,3% du temps d’antenne dédié aux sujets internationaux sur la même période [5]. Six fois moins que celui consacré… au jubilé de la reine d’Angleterre, qui aura occupé sept éditions du journal pour une durée totale de 24 minutes et 47 secondes. Autres comparaisons : le traitement du Festival de Cannes – couvert sous toutes ses facettes – a bénéficié d’un temps d’antenne treize fois plus important (15 éditions, 54 minutes au total). Même le reportage « Le poulet du dimanche, une tradition française » (4/06) peut se prévaloir d’une durée supérieure aux deux sujets (cumulés) gracieusement alloués par France 2 à Shireen Abu Akleh…

À défaut d’enquêter sur cette affaire, France 2 avait pourtant, un mois durant, beaucoup d’« actualités » à relayer pour compenser son incurie. L’enquête d’Associated Press et celle de CNN (24/05) – dont bien des médias se sont fait l’écho et dont Le Monde (25/05) rappelle qu’elle « déconstruit presque entièrement » la « défense israélienne » ? Rien. L’enquête en open source de Bellingcat (14/05) ? Rien. Le rapport officiel du procureur en chef palestinien en charge de l’enquête, transmis aux autorités américaines (26/05) ? Rien. L’annonce d’une saisine de la Cour pénale internationale par Al Jazeera pour crime de guerre (26/05) ? Rien. L’annonce d’une plainte conjointe – le lendemain – à la même juridiction de trois organisations dont la Fédération internationale des journalistes (27/05), ajoutée à celle d’avril 2022 dénonçant un « ciblage systématique des journalistes par l’armée israélienne de nature à mutiler, tuer et la destruction des infrastructures de presse en Palestine » ? Rien. Le rejet systématique d’une enquête internationale par Israël ? Rien.

Un désintérêt répété qui, comme nous le disions plus haut, touche le conflit entre Israël et les Palestiniens dans son ensemble. À la même période, la rédaction du « 20h » ignore superbement, par exemple, la « marche des drapeaux » du 29 mai. Ce fut pourtant, comme le titra un reportage du Monde (30/05), peu susceptible de partialité, un « déferlement de haine anti-arabe » dans les rues de Jérusalem, incluant violences, brimades et slogans génocidaires (« "Mort aux Arabes", "Mahomet est mort", "Que votre village brûle" et ce refrain : "Shuafat est en feu". ») de la part de manifestants israéliens. Même les messages sur Twitter de son ancien correspondant (Charles Enderlin) ayant dénoncé « l’intégrisme messianique » au cours de cette journée n’ont daigné inspirer le moindre sujet à la rédaction du « 20h ».

Autant dire qu’à l’heure de couvrir le rapport de l’ONU dénonçant la colonisation (7/06) (lexique inconnu pour France 2 l’été dernier), les exactions ordinaires et quotidiennes des colons, les expéditions punitives de l’armée israélienne ayant abattu quatre Palestiniens en deux jours, ou encore l’acharnement contre l’avocat et défenseur des droits humains Salah Hamouri, dont Israël a encore prolongé la détention arbitraire (5/06), il n’y a littéralement personne.

Le 29 mai, jour de « la marche des drapeaux », le « 20h » consacrait déjà 3 minutes et 14 secondes à « l’humour "so British" d’Élizabeth II », par anticipation de la « journée spéciale Jubilé » organisée avec Stéphane Bern quatre jours plus tard (2/06) ayant monopolisé… près de 5h de direct ! Alors on souhaite un bon jubilé en retard à toute la rédaction, et à bientôt pour les nouveaux gros titres sur l’« escalade de violences » en Palestine.



Pauline Perrenot


Annexe : Un autre sujet sur la région…


Au moment d’écrire que France 2 n’a pas traité la région en dehors des 11 et 13 mai, nous ne sommes pas tout à fait justes : le 27 mai, un reportage célèbre une technique d’irrigation locale dans le désert du Néguev. Sans dire un mot de ce que recouvrent à cet endroit les projets de « lutte contre la désertification » : outre les dégâts environnementaux, la spoliation et l’expulsion des Bédouins, le détournement des eaux du Jourdain, « privant ses voisins arabes de cette ressource », ainsi que le rappelait Reporterre (22/02) dans un long reportage trois mois plus tôt.

 
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Notes

[1Voir notre analyse en deux volets, la partie 1 et la partie 2 et (ré)écouter notre émission « Israël-Palestine, l’information au rabais » avec Julien Salingue et Jean Stern.

[2Un témoignage rapporté par Libération (11/05), qui cite dans le même article trois autres témoins, dont un rapporté d’un confrère de l’AFP.

[3Voir le « débunkage » de la défense israélienne par B’Tselem.

[5Qui représentent quant à eux un peu plus d’un quart de la production éditoriale du JT (26,6%) à la même période : 5 heures et 21 minutes furent en effet dédiées aux sujets internationaux sur les 32 JT étudiés (20 heures 08 minutes au total).

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