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Olivier de Lagarde (France Info) : la Palestine, ça n’intéresse personne !

par Pauline Perrenot,

Variation sur la désinvolture et l’auto-aveuglement du journalisme dominant.

« Tous les soirs dans "Les informés", on essaie de trouver des sujets d’actualité dont on se dit que ce sont ceux qui vous intéressent. Eh bien une fois n’est pas coutume, on va parler d’un sujet qui ne semble plus intéresser personne ! On va parler de la Palestine. »

On pouvait compter sur Olivier de Lagarde pour ce lancement d’un professionnalisme déconcertant, où la désinvolture le dispute au cynisme [1]. Promoteur de grandes marques commerciales et relais de la communication patronale chaque semaine sur les ondes de la radio publique dans l’émission « Ça nous marque », le rédacteur en chef adjoint de France Info fait montre d’une vision quelque peu brouillée du journalisme, qui l’amène visiblement à assimiler le moindre sujet, ici la Palestine, à un vulgaire produit de consommation.



« La Palestine ne semble plus intéresser personne » donc. Les différentes organisations, réseaux associatifs ou politiques, les militants, sympathisants qu’ils rassemblent et tous les chercheurs spécialistes de cette région apprécieront. Retrouvant quelque peu son sérieux, l’animateur pose finalement la question qui sera l’objet de l’émission : « Mahmoud Abbas, le Président de l’Autorité palestinienne était effectivement à Paris aujourd’hui avec Emmanuel Macron, dans une forme d’indifférence générale. Il y a quelques années pourtant, le sort de la Palestine faisait la "une" des quotidiens, l’ouverture des JT, pourquoi a-t-elle disparu des écrans radar ? »

Diantre ! De la critique des médias dans un média dominant ? « Les informés » vont-ils analyser, questionner et le cas échéant remettre en cause les choix éditoriaux qui président à la médiatisation du conflit opposant les Palestiniens à Israël ? Vont-ils tenter d’informer les auditeurs sur les logiques – médiatiques, journalistiques et politiques – sous-jacentes qui permettent d’expliquer le traitement (et bien souvent l’absence de traitement) des réalités sociales, politiques et économiques en Palestine et en Israël par les grandes rédactions ? Que nenni ! Car en définitive, et tout aussi ahurissant que cela puisse paraître au vu de la question posée par l’émission, aucun des invités en plateau n’évoquera une seule seconde le rôle des médias.

Leur souci est plutôt de déplacer le problème sur « l’opinion publique », dont ils décrètent de manière arbitraire et performative qu’elle « s’y intéresse moins », comme le formule Olivier de Lagarde. Et de fait, les quatre invités se partageront les cinq maigres minutes de l’émission pour déballer, chacun à son tour, leur lot de généralités en esquivant la question initiale. Sans s’attarder sur le fond des propos, nous livrons tout de même l’intervention d’Hervé Nathan, directeur adjoint de la rédaction de Marianne :

Il y a un basculement des opinions publiques tout simplement parce que vu les conflits au Moyen-Orient, notamment le conflit en Syrie, ça devient plus difficile de présenter Israël comme le grand méchant du Moyen-Orient. Il y a 100 000 morts en Syrie du fait d’une guerre entre le régime et ses opposants. Du coup ce qui mobilisait les opinions éventuellement, la guerre de Gaza, ça a fait beaucoup moins de tués, donc ça relativise beaucoup. Et la confusion qu’entretiennent des mouvements comme Daech entre le conflit israélo-palestinien et le terrorisme sur notre sol ici en France, le fait qu’ils mélangent allègrement les deux, ça ne donne pas vraiment envie à l’opinion publique de se mobiliser.

On ne devient visiblement pas directeur adjoint de la rédaction de Marianne par hasard : reconnaissons qu’il faut une imagination débordante pour reconstituer (fantasmer) les raisonnements de « l’opinion publique » de manière aussi « précise », farfelue et confuse à la fois ! Quant à « intéresser » les auditeurs avec de telles élucubrations…

À la décharge d’Olivier de Lagarde et de ses invités, ils ne sont pas les uniques adeptes de cette posture qui consiste à se défausser de sa propre incurie éditoriale en la justifiant par le désintérêt allégué de « l’opinion publique ». En réalité, il s’agit même d’une déformation professionnelle parmi les chefferies rédactionnelles – et parmi nombre de rédacteurs – qui confondent leurs propres enjeux professionnels (concurrence pour l’audimat, recherche du « scoop », focalisation sur l’actualité « chaude », les « news ») avec les attentes du public. L’illustre David Pujadas tenait exactement le même raisonnement dans une interview à Society en 2016 :

David Pujadas : Cela dit, c’est fini la banlieue, et c’est dommage. Ça n’intéresse plus personne. On a du mal à trouver des journalistes que ça passionne. Exactement comme le conflit israélo-palestinien : avant, c’était traité en basse intensité car on sentait que ça divisait les Français, maintenant on le traite encore moins car tout le monde est découragé. C’est le syndrome de l’Alpe d’Huez : à chaque lacet, on croit qu’on est arrivé. Mais ça n’en finit pas.

Et c’est encore cette déformation professionnelle, qui conduit à ne mesurer l’intérêt d’une information qu’à l’aune de son potentiel commercial, lui-même évalué selon l’appétence du public pour « la nouveauté » (supposée constante et universelle), que pointe l’enquête d’Hélène Servel parue dans Manière de voir [2], revue éditée par Le Monde diplomatique :

« Rien ne change ! », regrette Camille T., correspondante d’une agence d’information. « Parfois, il me suffit de modifier seulement la date, le lieu et le nom de la personne de dépêches publiées il y a vingt ans pour évoquer des attaques de l’armée israélienne en Cisjordanie ! ». Marc L., correspondant pour une télévision française opine : « Une chaîne comme celle pour laquelle je travaille doit faire une audience maximale. Elle ne peut diffuser un sujet magazine sur une situation qui n’évolue guère. Dans le salmigondis journalistique des rédacteurs en chef [à Paris], ils vont me dire : “Qu’est-ce qui a changé ? Rien ? Donc ça ne m’intéresse pas !” »

Et si une couverture plus régulière, dépourvue des biais systématiques qui amènent à maltraiter l’information sur la question palestinenne et le conflit face à Israël, était, en partie, la réponse à la question d’Olivier de Lagarde ? Vaine interrogation, car l’autocritique n’a pas vraiment sa place dans les médias dominants, comme le prouve la conclusion récidiviste de l’animateur, que le sujet du soir rend décidément très rigolard :

Alors c’est formidable parce que j’avais l’impression que ce sujet n’intéressait plus personne et on a réussi à trouver les quatre derniers Mohicans que ça intéresse !

Circulez donc, il n’y a rien à voir en Palestine ! Ou serait-ce sur France Info ?


Pauline Perrenot

 
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Notes

[1L’émission en question date du 21 septembre dernier.

[2« Palestine. Un peuple, une colonisation », Manière de voir, n°157, février-mars 2018.

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