Accueil > Critiques > (...) > 2010-... La désinformation continue

D’Israël à Gaza (2) : la guerre plutôt que la paix

par Acrimed,

Les périodes de crise, qui plus est lorsqu’il s’agit de tensions internationales et de conflits militaires, sont rarement propices au pluralisme de l’information. Les grands médias ont alors inexorablement tendance à s’aligner sur la communication des gouvernants. Au cours des deux semaines étudiées après les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre, le récit médiatique dominant impose une lecture de la guerre à Gaza à la fois partielle, partiale et gangrénée par un double standard systémique selon que l’on s’intéresse aux réalités israéliennes ou palestiniennes. Une information biaisée et déséquilibrée, parfois propagandiste tant certains médias auront repris mot pour mot – sans jamais l’interroger ni a fortiori la critiquer – la communication belliqueuse des autorités civiles et militaires israéliennes. Une information au garde-à-vous, qui n’a été la plupart du temps que louanges pour le positionnement diplomatique du président français durant les quinze premiers jours.

Le suivisme à l’égard de la communication du gouvernement et de l’armée israéliens – y compris ses discours les plus guerriers, justifiant les crimes de guerre contre la population gazaouie – s’est donné à voir de manière spectaculaire dans de nombreux médias. Tandis que la réaction d’Israël fut très vite enclenchée – les bombardements sur Gaza ont débuté dès le 7 octobre et le siège complet de l’enclave a été déclaré le 9 –, rares ont été les journalistes, éditorialistes et autres « experts » (ès « géopolitique » ou « relations internationales ») à avoir envisagé ou discuté la possibilité d’un cessez-le-feu ou de négociations dans le cadre d’un processus de paix.

Dans les deux premières semaines, les commentateurs se divisent plutôt en deux catégories : les « va-t’en-guerre » d’un côté, et les partisans de la « cécité volontaire » de l’autre. Chez ces derniers, le discours postulant ou sous-entendant qu’Israël n’aurait « pas d’autre choix » s’accommode de fait des « dommages collatéraux » (entendre : la mort de centaines puis de milliers de civils gazaouis) et tend à disqualifier les quelques intervenants qui en appelaient concrètement à la désescalade, renvoyés dans le camp des « naïfs » et suspectés, au mieux, d’ingénuité : « les grandes consciences intim[a]nt à Israël de faire la paix », ironise ainsi Franz-Olivier Giesbert (Le Point, 12/10). Un message oscillant donc entre une légitimation explicite de la réponse militaire israélienne et la déresponsabilisation d’Israël, généralement au nom d’un prétendu « fatalisme de la riposte ».


« Continuer les bombardements »


S’ils ne sont évidemment pas représentatifs du discours médiatique dominant, loin de là, commençons tout de même par relever les propos tenus sur i24News (chaîne soumise à la régulation de l’Arcom) le 16 octobre par l’écrivain David Antonelli [1], recueillis dans un calme olympien par une journaliste-présentatrice très professionnelle :

- David Antonelli : Je vais vous dire honnêtement les choses, comme toujours. Moi, je me fiche éperdument des 2 millions de Gazaouis. Moi ce qui m’importe aujourd’hui, c’est la vengeance des 1 300 Israéliens, femmes, bébés, pères de famille qui ont été massacrés. C’est ça. C’est la vengeance d’abord d’Israël, relever la gloire d’Israël. Les 200 otages m’importent aussi d’une certaine manière [...], mais honnêtement, je n’en ai rien à faire de ce que vont devenir les 2 millions de personnes à Gaza. [...]

- Présentatrice : On ne peut pas commencer cette guerre, David, sans savoir comment on la termine, sans savoir ce qu’on fait de la bande de Gaza.

- David Antonelli : Tout à fait. Déjà pour moi, il y a un rectificatif à faire important : on ne va pas réoccuper Gaza, on va récupérer Gaza. [...] Si les États-Unis de Biden, si la communauté internationale, si l’Union européenne ne sont pas contents de notre réponse qui doit être impitoyable [...], ben tant pis pour eux. On ne doit pas se soucier ni des droits de l’homme, ni de la pensée progressiste, ni du mondialisme.

Six jours plus tôt (10/10), le même intervenant était invité par Jean-Marc Morandini sur CNews pour faire la propagande de l’armée israélienne, affirmant qu’une « intervention militaire » était « obligatoire », tout comme « reprendre le contrôle de Gaza » : « On est tous derrière notre armée et on va rentrer à Gaza et on va faire le travail. »

Si de tels propos n’ont pas fait l’objet d’un tollé malgré leur retentissement sur les réseaux sociaux [2], c’est qu’ils s’inscrivent en réalité dans un continuum narratif ayant d’emblée légitimé la réaction de l’armée et du gouvernement israéliens ; continuum dont ils ne représentent que le stade le plus avancé.

Dans la matinale de LCI le 11 octobre, on assiste par exemple à ces échanges :

- Adrien Gindre : L’émotion bien sûr, mais la détermination aussi d’Israël face aux massacres dont on a eu encore les derniers éléments ce matin [...] : Beeri, Kfar Aza, ces 40 bébés tués. Une opération terrestre vous paraît-elle non seulement à présent inéluctable mais indispensable pour permettre à Israël de dire : « Nous avons une réponse » ?

- Pierre Servent : Oui, je pense que l’opération dans la bande de Gaza, elle est inscrite, je dirais, dans la suite logique de ce qui se passe.

Tout du long, l’éditorialiste géopolitique du groupe TF1 se fait conseiller militaire : « Il faut sécuriser l’intérieur [d’Israël], il faut refaire monter [l’armée israélienne] en puissance, continuer les bombardements. » Et enfin :

- Adrien Gindre : Est-ce que l’armée israélienne en sortira nécessairement vainqueur de par sa supériorité technologique, etc. ? Hier, sur le plateau de David Pujadas sur LCI, vous évoquiez l’idée aussi que le Hamas tend une forme de piège à l’armée israélienne, que c’est ce qu’il attend, ce qu’il veut cette incursion.

- Pierre Servent : Alors, c’est ma conviction. En même temps, l’armée israélienne ne peut pas faire autrement. Compte tenu de ce qui s’est passé, de l’émotion populaire et puis de la logique militaire, il faut rentrer et il faut tout détruire. Ça veut dire qu’il y aura énormément de soldats israéliens qui vont mourir au combat, parce qu’il faudra à un moment rentrer dans les tunnels.

Sans que l’on sache précisément, à ce stade, à quoi correspond ce « tout détruire » [3]... Rappelons par ailleurs qu’au moment où l’éditorialiste s’exprime, les bilans du jour précédent font état d’environ 922 morts palestiniens, 4 650 blessés et plus de 2 000 bombardements [4].

« Israël, le temps de la guerre », tonne encore Luc de Barochez dans son éditorial du Point (12/10) :

Soudain, l’État d’Israël est apparu vulnérable ; or, il ne peut se montrer faible. L’attaque terroriste du 7 octobre, la plus meurtrière de son histoire, appelle une riposte à la hauteur du préjudice subi. [...] [La population israélienne] est renforcée dans sa conviction que la paix avec les Palestiniens est un mirage qu’il est parfaitement illusoire de poursuivre. [...] Un jour, le temps de la paix reviendra. Mais en attendant, il faut en passer par le temps de la guerre. [...] [U]ne chose est sûre : Tsahal finira par prévaloir.


De la propagande va-t’en guerre à la communication militaire


Ailleurs, sous couvert d’analyse de stratégies de guerre, certaines productions journalistiques prennent elles aussi des accents hautement propagandistes. Le 10 octobre, voici par exemple comment Le Parisien entame un article intitulé « Et Israël est entré en guerre » :

Après l’opération Déluge d’Al-Aqsa du Hamas, voici venu le temps de la riposte : Glaives de fer. Meurtri par l’attaque éclair de son ennemi samedi, Israël imagine la meilleure manière de frapper. « Chaque zone dans laquelle le Hamas opère sera une ruine », a insisté le Premier ministre Benyamin Netanyahou [...]. Tsahal a déjà commencé la première phase de la riposte en bombardant intensément l’enclave ce week-end, dans le but de réduire en « ruines » les caches du groupe armé palestinien, classé terroriste par l’Union européenne.

Une mise en récit – presque cinématographique – pour le moins problématique tant les marques de distanciation journalistiques sont inexistantes : « Intervenir dans le dédale des ruines de Gaza est un pari risqué. [...] Mais le Premier ministre fera tout pour laver l’affront de samedi. "Ne pas le faire serait dévastateur pour la capacité d’Israël à dissuader non seulement le Hamas mais aussi ses ennemis dans toute la région", [...] a soutenu Amir Avivi, ancien commandant adjoint de la division de Gaza de l’armée israélienne [...]. » La photographie qui surplombe l’article parachevant la tonalité martiale de l’ensemble :



Les récits de ce type – où le journalisme semble inexorablement se dissoudre dans la communication militaire – sont légion. Ils furent notamment exacerbés sur BFM-TV, où des représentants de l’armée israélienne ont été régulièrement interrogés, et leurs propos rarement remis en contexte par des journalistes – et ce, insistons-y, à rebours d’une partie de la presse israélienne, qui a su quant à elle ne pas mâcher ses mots à l’égard des gouvernants [5].

Le 10 octobre, le présentateur Maxime Switek semble par exemple faire sienne la communication d’un porte-parole de l’armée israélienne, qui « nous disait : "Nous, on vise telle ou telle cible du Hamas, mais on sait qu’il y aura des victimes civiles". Comment dire... C’est immanquable ! C’est ce que nous disait le porte-parole tout à l’heure. Il y aura des victimes civiles, on le sait, mais notre priorité, c’est le Hamas. » Le mélange des genres est tel qu’il devient impossible de distinguer le « nous-armée » du « nous-journalistes », pour un message qui, en définitive, ne véhicule rien d’autre qu’une légitimation des bombardements – malgré les victimes civiles qu’ils provoqueront « immanquablement »...

BFM-TV se livre également, depuis le 7 octobre, à un journalisme d’anticipation aussi morbide que pauvre du point de vue informationnel, mais qui permet d’entretenir un suspense destiné à entretenir l’audience : l’annonce, martelée plusieurs fois par jour et réitérée jour après jour, de « l’imminence » d’une intervention terrestre dans Gaza, dans une mise en scène dont l’armée israélienne dicte le tempo et les termes. Laquelle, a-t-on pu par exemple apprendre sur BFM-TV, ferait preuve d’un respect remarquable pour les populations civiles en leur laissant le temps de « partir »... Outre sa désinvolture parfois outrancière – « Offensive terrestre à Gaza, c’est pour quand ? » ; « Netanyahou a-t-il la main qui tremble ? » (bandeaux des 23 et 26/10) – cette focalisation sur les préparatifs d’une potentielle intervention terrestre opère souvent au détriment du traitement de l’intervention aérienne, bien réelle quant à elle, comme de la situation dans les territoires occupés en Cisjordanie, largement restés sous les radars de BFM-TV, comme de la plupart des médias dominants durant les dix premiers jours.

Illustration, avec cet échange entre une présentatrice et une envoyée spéciale à Ashdod, qui survient après la retransmission d’une prise de parole du porte-parole de l’armée israélienne sur la chaîne le 15 octobre :

- Présentatrice : La prochaine étape va commencer, c’est ce qu’a assuré hier Benyamin Netanyahou. On en est où ce matin ?

- Journaliste : Oui, et plusieurs médias israéliens pensaient que ça aurait pu avoir lieu hier soir. [...] Ce matin, pour l’instant, pas de nouvelles informations. L’armée israélienne a fait savoir qu’elle continuait à muscler ses opérations maritimes et surtout aériennes. On n’a pas vu d’offensive majeure ce matin, peut-être deux explications. D’abord, est-ce que c’était pour laisser plus de temps aux civils de Gaza de fuir, de se déplacer du nord vers le sud ? C’est ce qu’ont demandé à plusieurs reprises des officiers de l’armée israélienne. Est-ce que c’est à cause du temps ? Parce qu’effectivement, il a beaucoup plu hier soir, notamment sur Tel-Aviv, le ciel est très nuageux et on sait qu’eh bien, la météo, ça peut avoir un impact, notamment par exemple sur les pilotes de drones parce que les nuages masquent la visibilité.

Au-delà du versant proprement pathétique d’un tel récit en de telles circonstances – qui s’est répété à l’infini, pour les besoins du « remplissage » H24 de l’antenne –, il faut dire combien cette « préparation des esprits » n’a rien à voir avec de l’information, mais participe au contraire intégralement à la communication de guerre israélienne. Et combien ce chaos informationnel a été largement co-construit et entretenu, parfois sans doute involontairement, par la plupart des bulletins d’information audiovisuels et des fils d’« actualité ». La fabrique de l’information télévisuelle en continu façon BFM-TV n’ayant finalement, là encore, « que » poussé le phénomène à son paroxysme :



Mais ces éléments de langage gouvernementaux et militaires n’ont pas été les seuls à avoir été largement repris : le crédo selon lequel « le Hamas prend la population en otage » connaît également un grand succès médiatique. Parce que cette formule-réflexe n’est que très rarement discutée et interrogée [6], elle sert la plupart du temps à exonérer Israël de la responsabilité des conséquences des bombardements et de l’état de siège sur les civils palestiniens. La preuve, notamment, par l’indéboulonnable BHL, dont la présence sur le plateau de l’émission spéciale de France 2 (19/10) était de toute évidence incontournable aux yeux de la rédaction : « Évidemment qu’il faut épargner les civils, bien sûr que c’est possible », pontifie ce dernier – sans avoir l’air de prendre en compte les milliers de morts palestiniens à l’heure où il parle, comme la catastrophe humanitaire en cours –, avant de poursuivre :

Bernard-Henri Lévy : Vous avez un million de civils, peut-être 900 000 qui ont évacué les zones les plus dangereuses, c’est-à-dire les zones où Tsahal a annoncé par avance qu’il allait cibler les états-majors, les centres de commandement, les rampes de lancement du Hamas. Donc bien sûr que c’est possible [d’épargner les civils]. Et les vrais criminels, dans cette affaire, ce sont les commandos du Hamas et les responsables politiques qui ont dit aux civils : « Surtout, ne bougez pas, restez là, restez dans les immeubles, servez-nous de boucliers humains ! » Ça, c’est un crime. Ce crime du Hamas. [...] Mais épargner les civils, c’est possible.

Comme au cours des quarante dernières années, la complaisance des grands médias à l’égard de l’un des « intellectuels » (tragiquement) les plus en vue absoudra instantanément cette déclaration – qui recoupe, du reste, le prêt-à-penser journalistique. Lequel est rabâché, inlassablement, par une grande partie de l’éditocratie « respectable », qui n’en finit pas de cultiver la rhétorique ancestrale des « dommages collatéraux ». Le duo Truchot/Barbier (BFM-TV, 24 octobre) :



De « l’inéluctabilité » à la cécité volontaire...


Un discours assez uniforme concernant la réaction militaire israélienne s’est ainsi mis en place dans le récit médiatique de la guerre en cours, en particulier la première semaine : celle-ci serait inéluctable. Y compris chez des intervenants critiques de la politique israélienne et/ou entrevoyant l’enclenchement nécessaire (mais futur...) d’un processus de paix. Dans la matinale de France Info (9/10), à la question posée de l’éventualité d’« opérations au sol », le géopolitologue Dominique Moïsi – difficilement soupçonnable de complaisance à l’égard de la politique de Netanyahou – répond ainsi : « Ça me paraît inévitable ». Et s’il évoque au futur des « discussions techniques » et négociations possibles, il enchaîne : « La vraie question aujourd’hui, c’est que l’humiliation a été totale pour Israël, la surprise a été gigantesque. Et donc le gouvernement israélien, la population israélienne attend des réponses. Et ces réponses, elles passent par l’entrée des troupes israéliennes dans Gaza. »

Dans Le Parisien le lendemain (10/10), Hubert Védrine est interrogé sur « l’occasion de relancer un processus de paix israélo-palestinien ». Réponse : « Bien sûr, mais pas immédiatement. On est au lendemain d’une attaque qui a fait des centaines de morts en Israël, une proportion monstrueuse. Le pays est sous le coup du traumatisme. Et à la veille d’une riposte terrible, d’un blocus sauvage de Gaza. Mais, inévitablement, l’idée va revenir. » Doit-on déduire de l’absence de relance que les bombardements enclenchés trois jours plus tôt ne constituaient pas déjà une « riposte terrible » ?

Dans L’Express (12/10), aucun article n’est consacré à la population gazaouie dans un dossier de dix pages ; tout juste est-on informé d’une « campagne de frappes aériennes sur la bande de Gaza, avec plus de 200 victimes en quelques heures », tandis qu’au sein de « L’œil de L’Express », le siège et « les frappes aériennes » sont traitées en cinq lignes dans une brève intitulée… « Le peuple palestinien, l’autre victime du Hamas ». Dans l’article d’ouverture du dossier, alors qu’il est question des « risques d’une offensive terrestre à Gaza », le journaliste affirme : « Benyamin Netanyahou connaît bien ces conséquences et avait jusqu’à présent toujours refusé ce scénario, privilégiant le statu quo. Cette fois, il lui sera difficile, voire impossible, de ne pas céder à la pression populaire. » Un « premier ministre en guerre malgré lui », en somme, pour paraphraser un titre du Monde dans l’édition du 8 octobre.

Parallèlement, les appels à la désescalade qui se sont exprimés sur les antennes ont souvent été déconsidérés et frappés du sceau de la « naïveté ». Sur France Inter le 12 octobre par exemple, face à l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, les relances à la fois lasses et insistantes de Léa Salamé auraient presque pu faire passer son invité pour un bisounours déconnecté des réalités. De Villepin exhortait-t-il de ne pas recommencer « les mêmes erreurs » commises par les États-Unis après le 11 septembre ? Salamé s’impatientait : « Oui mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?! Dominique de Villepin... Une fois que vous dites ça, qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Qu’est-ce qu’ils doivent faire aujourd’hui le gouvernement israélien ? C’est un casse-tête ! » Déclarait-il – comme le faisait l’OMS deux jours plus tôt – qu’« il faut penser "couloir humanitaire" » ? L’intervieweuse le coupait : « Mais où ?! Vers où ? L’Égypte n’en veut pas, vous le savez ! » Exigeait-t-il une « responsabilité à la tête de la communauté internationale » pour « trouver des solutions humanitaires et [...] une solution à deux États » ? Elle s’exaspérait : « Mais avec qui ? Avec qui ?! Avec qui, Dominique de Villepin, aujourd’hui ? Avec qui ?! Qui va négocier ?! Qui va s’asseoir autour de la table ? »

Depuis trois semaines, à une heure de grande écoute, rares ont été les journalistes en vue à avoir fait preuve de la même pugnacité face aux partisans du « droit inconditionnel d’Israël à se défendre », même si cette « défense » consiste en une accumulation de crimes de guerre. Dans la matinale de France Info (10/10), Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, a certes été passablement malmené sur ce terrain. Mais les deux intervieweurs firent preuve d’une virulence identique – pour ne pas dire plus aiguë encore – à l’égard de Manuel Bompard (LFI) le lendemain (11/10), qui en appelait, lui, au cessez-le-feu. La contradiction pour la contradiction : voilà l’inanité d’un « journalisme » vécu (et pratiqué) comme un pur exercice de style, hors sol, passant par pertes et profits toute cohérence éditoriale, avec pour double effet de niveler tous les argumentaires d’une part, et de délégitimer ceux qui s’avèrent être les plus minoritaires dans le champ politique d’autre part – revendiquant, en l’occurrence, l’arrêt des bombardements.

Ailleurs, d’autres responsables de La France insoumise – appelant eux aussi au cessez-le-feu et à ce que la France exprime la ligne « gaullo-mittérandienne » qui fut la sienne par le passé – furent plus simplement étrillés. Pour avoir par exemple voulu exprimer ce positionnement dans la grande émission politique dominicale de BFM-TV (15/10), François Ruffin n’a recueilli que les aboiements des trois journalistes en plateau. Sur les 9 minutes et 36 secondes qui furent accordées à cette thématique en deuxième partie d’émission, le député a été interrompu à 27 reprises, soit en moyenne une fois toutes les 20 secondes environ. Malgré les arguties d’un Benjamin Duhamel au sommet de sa forme, les conditions d’expression et la disqualification a priori de l’interviewé ont rendu toute prise de parole éclairée (et éclairante...) littéralement impossible sur ce sujet.



Dans « Les Informés » de France Info, enfin, où un pluralisme inattendu a vu le jour le 11 octobre [7], les réactions dubitatives – si ce n’est interloquées – de la présentatrice face à des discours non-homologués en disaient là encore très long. Le journaliste Sylvain Cypel, notamment, jeta quelques pavés dans la mare (d’eau bouillante) médiatique. Par exemple en questionnant le discours émotionnel et celui de la riposte vengeresse :

- Sylvain Cypel : Quand Netanyahou dit qu’il s’agit d’éradiquer l’organisation du Hamas à Gaza, ça signifie quoi en termes d’envergure de l’opération ? Jusqu’où est-il prêt à aller pour obtenir cet objectif-là ? Par ailleurs je pense, et c’est écrit y compris dans la presse israélienne, que c’est une absurdité. Que ce n’est pas ce qu’il faut dire aux gens.

- Bérengère Bonte : C’est-à-dire ?

- Sylvain Cypel : Si ça advient, eh ben deux ans plus tard, il y aura un nouveau Hamas ! Parce qu’on n’aura rien réglé des problèmes ! [...] Donc la question fondamentale est la question politique. Aujourd’hui, on est absolument partout dans l’émotion. Mais on pourrait s’attendre des diplomates, des chefs d’État, des gens qui réfléchissent quand même, de prendre un certain recul ! On a vraiment l’impression qu’on est uniquement dans l’émotion, et il y a de quoi être ému... [coupé]

- Bérengère Bonte : Est-ce qu’il peut en être autrement, très sincèrement ?

Belle et triste illustration du proverbe selon lequel on ne saurait faire réfléchir un journaliste qui ne le souhaite pas…


Allocution de Macron : concert d’unanimisme pour une voix discordante


On ne pourrait terminer ce panorama sans souligner à quel point le commentaire médiatique ambiant, charriant l’idée d’une réponse militaire israélienne inéluctable et à la légitimité indiscutable, fut aligné sur le positionnement du gouvernement français, dans un élan de suivisme propre aux temps de guerres : un « soutien inconditionnel » dans le cas de la présidente de l’Assemblée nationale, « ferme et complet » de la part d’Emmanuel Macron à Israël, ayant « le droit de se défendre » tout « en préservant les populations civiles » énonçait le président de la République le 12 octobre, sans que les crimes de guerre commis par l’armée israélienne n’aient jamais été ni décrits, ni nommés... et encore moins condamnés [8].

Aussi, au lendemain de cette allocution télévisée, les journalistes politiques les plus en vue [9], bons thermomètres de la pensée éditoriale dominante, oscillèrent entre des comptes rendus béats, des éditoriaux de paraphrase acritique et des exercices de contorsions cyniques. Alba Ventura fut un bon exemple de la troisième catégorie :

Alba Ventura : C’était un message important parce que c’est le message d’une démocratie à une autre démocratie. Mais c’était aussi pour dire... voilà, il y a une limite hein... « Ne provoquez pas de drame humain qui se retournerait contre vous. » Même si le blocus de Gaza, c’est déjà punir 2 millions de personnes pour les actes du Hamas... euh... et même si Emmanuel Macron sait que la voix de la France n’empêchera pas Netanyahou de mener des représailles. (RTL, 13/10)

Une autre façon élégante... de s’en laver les mains.

Las... Dans de telles circonstances, l’unisson du chœur des professionnels du commentaire résonne d’une manière d’autant plus tonitruante qu’existe, en son sein, une petite voix réellement détonante. Ce fut le cas. Et contre toute attente, c’est BFM-TV qui l’a faite entendre. 13 octobre, 6h50 du matin, l’éditorialiste Matthieu Croissandeau affirme qu’Emmanuel Macron « s’est montré convaincant sur le ton, un peu moins sur le fond. » Après avoir salué les mots trouvés « pour témoigner de notre solidarité au peuple israélien » et « condamner l’attaque du Hamas », l’éditorialiste étrille le positionnement français à l’égard d’Israël, en dénonçant « un en même temps dont le président de la République ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants ». Une transcription (presque) exhaustive de l’argumentation qui suit mérite ici sa place, tant elle fit rejaillir, cette fois par contraste, la servilité et la platitude des éditoriaux précédemment évoqués :

Matthieu Croissandeau : D’abord, parce que c’est évidemment très compliqué d’intervenir militairement de façon ciblée dans une zone aussi dense que Gaza [...]. Ensuite parce que les faits, les images auxquels on assiste depuis une semaine donnent tort au président de la République : quand on voit les frappes israéliennes qui ont déjà fait plus d’un millier de victimes, qui n’ont pas épargné les habitations, qui ont engendré un mouvement massif de déplacement de population. Et puis parce que par le passé, Israël n’a pas toujours fait grand cas des simples mises en garde. Enfin, parce que le président, qui s’en est tenu à rappeler la position diplomatique française, deux États, n’a pas trouvé les mots pour évoquer l’enjeu humanitaire. Pas un mot de condamnation du siège complet de Gaza, hein, pourtant contraire au droit international, comme l’a rappelé l’ONU. Pas un mot du corridor réclamé par la même ONU, par l’OMS [...]. La France, qui s’est longtemps prévalue de porter une voix forte sur la scène internationale, [...] eh ben, elle ne peut pas comme ça passer sous silence le sort des 2,3 millions de Gazaouis.

Une fois n’est pas coutume, nous lui laisserons le dernier mot.


***


« Les médias sont d’une agressivité que je n’avais pas vue depuis longtemps, sans doute depuis la guerre de 1967 », déplorait récemment Alain Gresh, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique et désormais directeur d’Orient XXI et Afrique XXI [10]. Au terme de deux semaines d’observation, on ne peut que partager le constat. Mutilé par un présentisme et l’application systématique de doubles standards, pollué par des procès incessants en « complicité » et en « antisémitisme » contre les voix dissonantes de l’échiquier politique, le débat public a également été largement marqué par une légitimation de la réaction militaire de l’État d’Israël, adossée à une hiérarchisation symbolique des vies civiles. Énième (et tragique) chapitre d’une longue histoire des grands médias face aux « guerres justes » [11].

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Également présenté comme « président de l’association Corse-Israël ».

[2La vidéo d’i24News cumule des millions de vues sur X (ex-Twitter). Pourtant si prompts à réagir sur la moindre « petite phrase », les grands médias ne s’en sont guère émus. Le 18 octobre par exemple, Midi Libre se fend simplement d’un petit article web pour relever « les propos choquants d’un écrivain juif sur le plateau d’I24 News ».

[3Un peu plus tôt, l’éditorialiste évoquait « détruire complétement toute la structure militaire du Hamas ».

[5Voir, par exemple, en anglais : « No government, and certainly not the most reckless government in Israel’s history, has the right to decide to sacrifice innocent civilians hostages on the altar of national pride » (Haaretz, 11/10) ; « The reckoning must be with Hamas, not with all Gazans » (Haaretz, 12/10) ; « Israel has imposed a full blockade on Gaza City. In no context could such a move be legal or moral » (Haaretz, 11/10).

[6Notamment en la confrontant à des constats de terrain venus des ONG, à l’instar de MSF (12/10). Voir aussi l’entretien d’« Au Poste » de David Dufresne : « Gaza : le "contre-la-montre de survie", avec Jean François Corty, vice-président de Médecins du Monde France » (20/10).

[7Incarné notamment par Sylvain Cypel, ancien rédacteur en chef de Courrier international, désormais auteur, entre autres, pour Orient XXI et Le 1. Mais également par Patrice Moyon (Ouest-France) qui fit entendre des propos pour les moins marginaux : « La négociation ferait honneur aussi à Israël [...]. Il ne faut pas oublier que des populations civiles également, qui ne font pas partie du Hamas, souffrent également ! Ça, il ne faut pas l’oublier... je pense qu’il faut garder la tête froide effectivement. »

[9Voir notamment les éditos de Yaël Goosz (France Inter), Renaud Dély (France Info), Vincent Trémolet de Villers (Europe 1) ainsi que les comptes rendus de l’allocution dans la presse.

[11Lire Serge Halimi, Dominique Vidal, Henri Maler et Mathias Reymond, L’Opinion, ça se travaille… Les médias et les « guerres justes », Agone, 2000 (réed. 2014).

A la une

Nathalie Saint-Cricq dans Libération : une « pointure » et beaucoup de cirage

« Nathalie Saint-Cricq vote », et Libération vote Saint-Cricq.