Impossible de les distinguer, pas même à la couleur de la bonnette. Les quatre journalistes sont en costumes et tailleurs serrés, écrasés sous les ors de Matignon, assis en contrebas du gigantesque bureau du Premier ministre, sur le bord de leurs chaises. Marc Fauvelle est là pour BFM-TV (la chaîne de Rodolphe Saadé), Sonia Mabrouk est la figure de CNews (la chaîne de Vincent Bolloré), Darius Rochebin porte les couleurs de LCI (la chaîne de Martin Bouygues), et Myriam Encaoua représente le service public pour Franceinfo. L’illusion de pluralisme est assurée. Mais un téléspectateur non-averti ne saurait dire laquelle est lequel, d’autant que nos journalistes stars n’ont pas de mal à passer de l’une à l’autre chaîne, ou du public au privé comme Marc Fauvelle, ancienne voix de France Inter, fraîchement débarquée chez BFM-TV. Cette fluidité sur le fond se remarque aussi, dès le début, sur la forme, avec un lancement écrit à plusieurs voix : Myriam Encaoua se charge de remercier le Premier ministre pour cette interview « inédite », passe la balle à Sonia Mabrouk, qui introduit Marc Fauvelle pour la première question, sans doute décidée collectivement : « À qui allez-vous parler ce soir ? Aux députés, pour tenter de renverser la vapeur, ou aux Français pour leur dire au revoir ? » Question cruciale.
Il faudra 2 minutes et 11 secondes pour installer le thème central de l’entretien : la dette insoutenable, la France au bord de la faillite et de la mise sous tutelle par les marchés financiers. Les quatre journalistes ne sont pas venus contredire ce constat. Sonia Mabrouk – qui aura, juste après Darius Rochebin, le temps de parole le plus long – s’engouffre et parle à deux reprises de « l’État obèse », « dispendieux », citant dès sa deuxième question un mouvement proto-libertarien aux idées xénophobes qui dit en avoir marre « de payer pour les autres » : « Nicolas qui paie, il n’en peut plus », résume sobrement Mabrouk. C’est la nouvelle matrice idéologique des extrêmes droites, de Milei à Trump, et il n’est pas étonnant de voir Sonia Mabrouk s’en faire l’écho. François Bayrou est d’accord, « c’est tout à fait juste », mais commence par cadrer le débat sur ce qu’on peut discuter, et ce qu’on ne peut pas discuter : « Ce dont on ne peut pas discuter, c’est la gravité du mal, et la précision du diagnostic. » Les intervieweurs s’y plieront et ne discuteront pas de la précision du diagnostic ; seulement des responsabilités et de l’ordonnance.
Quel est-il, ce diagnostic dont on ne peut pas discuter ? « Le diagnostic, c’est un bateau qui a un trou dans la coque. Qui a une voie d’eau. Et la cale du bateau se remplit d’eau chaque jour qui passe » ; « C’est comme un ménage, quand on a un déficit il faut emprunter à la banque pour financer le déficit » ; « Les jeunes français, ils ont des haltères, du plomb dans leur sac à dos ». Les métaphores du Premier ministre ne déclenchent qu’un hochement de tête des journalistes et l’autosatisfaction de François Bayrou : « Vous savez que j’ai déployé des trésors d’ingéniosité pour que ce chiffre apparaisse : les retraites ça coûte à l’État entre 40 et 50 milliards d’euros par an. » En fait d’ingéniosité, le Premier ministre fait ici référence à un chiffre choc et tout à fait fantaisiste qu’il trimballe et exhibe depuis son passage au Commissariat au Plan, fruit d’un calcul grossier sur les retraites de la fonction publique, démenti de nombreuses fois [1] y compris par le Conseil d’orientation des retraites en 2022, qui jugeait alors sa méthodologie « ni appropriée, ni opératoire ». Peu importe, aucun des journalistes n’avait prévu de remettre en cause cette affirmation. Il y a plus intéressant : après Nicolas, c’est au tour de « Simone » d’être un prétexte pour taper sur la dépense publique : « T’en fais pas Simone, on continue d’augmenter la masse salariale des fonctionnaires, +6,7% », enfonce Darius Rochebin.
« N’avez-vous pas une part de responsabilités, honnêtement ? osera tout de même Myriam Encaoua, plus 1 000 milliards de dettes depuis 2017 ? » Bayrou s’emporte : « Tous les opposants, sans exception, exigeaient qu’on fasse plus [de dépenses]. » Myriam Encaoua hoche encore la tête et cette fois Bayrou l’a vue : « Vous hochez la tête parce que vous les avez vus, monter à la tribune, demander plus ! » La journaliste laisse passer la remarque. Aucun des quatre journalistes ne rappellera non plus ce qui fait pourtant aujourd’hui consensus, jusqu’à l’OFCE, à savoir que l’explosion du déficit sous les mandats d’Emmanuel Macron est largement due à une baisse des recettes, c’est-à-dire aux baisses d’impôts pour les plus riches et les entreprises, pas à une hausse des dépenses, c’est-à-dire à un État « obèse et dispendieux ».
L’interview va pourtant se poursuivre sur le même ton pendant de longues minutes, sans qu’aucun journaliste ne discute le diagnostic erroné du docteur Bayrou, qui préconise la saignée du malade. Certains vont même plus loin que le Premier ministre : « Vous le savez bien, les 44 milliards, ce n’est qu’un début », glisse Darius Rochebin, « tôt ou tard il faudra... » Bayrou acquiesce : « Ce n’est qu’un début car il faudra faire le même effort l’année prochaine. » « Y’a-t-il un risque que la France soit mise sous tutelle ? » demande, solennelle, Sonia Mabrouk. « On pourrait se retrouver sous tutelle ?, relance lui aussi Marc Fauvelle, Éric Lombard a dit "absolument pas" cette semaine, quel est le risque ? » Le spectateur inattentif aux bandeaux n’est toujours pas en mesure de dire pour quelle chaîne parle quel journaliste.
Après 40 minutes, le deuxième grand thème intervient enfin, et les quatre chaînes se sont sans surprise accordées pour parler d’immigration. Les débats ont dû être âpres pour parvenir à fixer les sujets. C’est Marc Fauvelle qui entame le virage, mais c’est encore Sonia Mabrouk qui synthétise le mieux l’idéologie journalistique qui affleure des questions des quatre intervieweurs : « L’immigration est-elle taboue monsieur le Premier ministre ? » La journaliste de CNews avance quelques chiffres : « C’est l’AME, c’est les allocations et les aides non-contributives qui sont versées aux étrangers, ce sont les associations d’aide aux migrants (sic) […] Ça coûte 3,4 points de PIB. » Face aux dénégations de Bayrou, Mabrouk précise ses sources : « J’ai pris les chiffres de l’Observatoire de l’immigration, un organisme de référence. » L’organisme de référence en question, sur lequel s’appuie la journaliste de CNews, est en fait un think tank nataliste d’extrême droite, financé par le projet Périclès de l’homme d’affaires Pierre-Edouard Stérin.
Finalement, le passage sur l’immigration ne durera qu’une dizaine de minutes, et les quatre journalistes reviendront très vite vers l’une de leurs activités favorites, la spéculation et l’anticipation de scénarios politiciens : quelle marge de négociation existe-t-il avec le PS ? (Myriam Encaoua puis Darius Rochebin) Avec le Rassemblement National ? (Sonia Mabrouk) Pourquoi Bayrou n’a-t-il pas répondu à la lettre de Marine Le Pen au cours de l’été ? (Darius Rochebin) « Êtes-vous ici pour faire votre testament politique ? » (Marc Fauvelle) « Si vous êtes renversé et renommé dans la foulée par Emmanuel Macron, accepterez-vous le poste ? » (Myriam Encaoua) « Voulez-vous prendre à témoin les Français en leur disant "il faut réformer le pays, mais je n’y arrive pas" ? Tout ça pour être un jour une sorte de recours ? Pouvez-vous répondre simplement et dire aux Français "si je quitte Matignon, ce n’est pas pour briguer l’Élysée en 2027" ? » (Marc Fauvelle).
Pour la première fois, quatre journalistes de quatre chaînes d’info différentes ont donc interviewé simultanément un Premier ministre. Pas un ou une d’entre eux n’a eu l’idée de contester les prémices pourtant très discutables de François Bayrou sur l’imminence du danger de la dette, qui a pu sans grande contradiction se faire passer pour un lanceur d’alerte. L’exercice donna un entretien particulièrement confus et « décousu » comme l’ont souligné de nombreux résumés, et a surtout été l’occasion d’une trop ordinaire unicité des lignes éditoriales de ces quatre chaînes d’infos. Interchangeables, sans questionnements spécifiques ni réelle velléité contradictoire, elles ne se sont distinguées, au cours de cette interview, que par le « style » de leurs intervieweurs. Pluralité ne signifie pas pluralisme.
Jérémie Younes