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« Attaque » à la gouache de la Samaritaine : des journalistes contre Attac

par Maxime Friot, Pauline Perrenot,

Ce samedi 3 juillet, Attac menait une action pour « dénoncer l’enrichissement indécent des milliardaires pendant la crise ». Parmi eux, Bernard Arnault, ayant « vu ses avoirs personnels augmenter de 62 milliards d’euros », et son groupe LVMH, s’apprêtant à « verser 3 milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires en 2021, soit une hausse de 25 % par rapport à l’année précédente ». En signe de contestation, Attac a ainsi déployé une banderole sur l’immeuble-siège de LVMH pointant « le gang des profiteurs », et aspergé de gouache noire la Samaritaine, magasin du même groupe de luxe. Que n’ont-ils pas fait ! Les politiques ont « condamné », de la maire de Paris à la présidente de la région Île-de-France. Mais les cris d’orfraie et les appels à la dissolution de l’association sont aussi venus… de journalistes.

« Un acte de vandalisme insensé », « une opération qui laisse pantois »… Au lendemain [1] de l’action d’Attac, Le Parisien dimanche (04/07) n’en revient pas. Sans dire un mot du fond de l’action militante, le journaliste Philippe Baverel vole au secours de la propriété de Bernard Arnault (aussi propriétaire… du Parisien), victime de « déprédations gratuites » et « spectaculaires ». Citation de l’ancien directeur de la rédaction du Figaro Magazine puis de Marianne Joseph Macé-Scaron à l’appui : « Dégrader un bâtiment, c’est seulement la manifestation de la connerie humaine. » « La bêtise », résumait Éric Naulleau la veille sur Twitter. « Abrutis », nuançait Lucas Jakubowicz, « rédacteur en chef adjoint de Décideurs Magazine », sur Twitter aussi. « On trouve de tout à la Samaritaine ... même la connerie. Attac, sous révolutionnaires au pot de peinture, illuminés mais jamais éclairés, ayatollah d’une pensée totalitaire qui impose le bien et le mal, pour les avoir rencontrés, des psycho rigides qui excommunient. », sur Twitter toujours, par un « journaliste freelance » indigné.

On trouvait de tout, ce 3 juillet, sur Twitter. Il y eut les faux naïfs, comme le chef du service BFM Tech Raphaël Grably : « Si je comprends bien, ils reprochent à LVMH d’avoir gagné de l’argent. » Il y eut aussi les fins limiers : « À ma connaissance, LVMH, Hermès, L’Oréal ou Kering n’ont pas eu recours aux aides de l’État (PGE, chômage partiel etc.). Au contraire, ils ont maintenu les salaires de leurs employés (> 600.000 en Fr) et ont fabriqué des masques et du gel. Et Attac faisait quoi ? » (Sébastien Couasnon, « journaliste ex-BFM Tech&Co ») [2]. Et il y eut, surtout, des appels à la répression. « J’ai bien envie d’aller taguer le café minable en bas de chez moi pour motif idéologique, apparemment on ne risque pas grand-chose » lance Jérôme Colombain, « journaliste tech » anciennement sur France Info et co-fondateur de « 01NetTV ». « 1ère chose à faire, et ça ne concerne pas qu’Attac : supprimer l’avantage fiscal (dons déductibles à 66%) dont bénéficient les associations qui ont choisi des moyens d’action illégaux voire délictuels. Aucune raison que TOUS les citoyens, indirectement, financent ces délinquants » clame de son côté Claude Weill, ancien directeur de la rédaction du Nouvel observateur.

Et de « délinquants », on passe aux « voyous » : « Allo Anne Hidalgo, envisagez-vous de supprimer les subventions aux voyous d’ATTAC après leur nième action de dégradation sur des bâtiments parisiens ? » réclame Clément Weill-Raynal, ancien chroniqueur judiciaire et rédacteur en chef adjoint à France 3. Et de re-tweeter, bougon : « Je prends les paris que les voyous d’ATTAC ne seront pas condamnés... Il se trouvera des magistrats pour les dédouaner de leur vandalisme (ils feront peut-être valoir leur "bonne foi" ou "l’état de nécessité"... Si, si, ça c’est déjà vu) ». Et quelques heures plus tôt : « Si LVMH et Bernard Arnault envisagent de porter plainte pour cette dégradation manifestement illégale, qu’ils prennent en considération que le Syndicat de la Magistrature fait partie du "collège des fondateurs" d’ATTAC. L’affaire sera jugée en toute sérénité. » Journaliste excédé en proie au complotisme [3] ?

Mais ce n’est pas terminé. On monte même d’un cran avec Jérôme Godefroy, journaliste et ancien directeur adjoint de la rédaction de RTL : « Il faut retrouver ces délinquants et les juger, envisager la dissolution d’Attac, association de malfaiteurs ». Avant que le journaliste affine son réquisitoire : « Madame Aurélie Trouvé doit être mise en examen avec ses complices voyous d’Attac pour vandalisme en bande organisée (articles 322-1 à 322-4-1 du Code Pénal). Délit passible de 30.000€ d’amende et 2 ans d’emprisonnement. » Un avis vraisemblablement partagé par Karim Hacène, journaliste « passé par Europe 1, France Info, France 3, Public Sénat » : « Cette association (loi 1901) devrait être dissoute ». Ce que revendique également Fabrice Pelosi, chroniqueur sur BFM Business : « Une association qui agit illégalement comme Attac, on doit bien pouvoir la dissoudre. Surtout que nos impôts servent à acheter leur peinture. »

Après une telle déferlante, on trouverait presque l’éditorialiste Dominique de Montvalon nuancé : « L’action (saluée par LFI) des militants d’ultra-gauche anonymes et masqués d’ATTAC : nulle. » Presque, on a dit.


« Peut-être qu’il faudrait dissoudre Attac ? »


Mais le concert d’indignations ne s’est pas arrêté aux portes de Twitter. « Condamnez-vous cette attaque Gabriel Attal ? » (Nicolas Demorand, France Inter, 5/07) ; « Vous souhaitez qu’il y ait des condamnations de la justice précisément pour ceux qui se sont rendus coupables de cet acte-là ? » (Yoann Usai, journaliste de CNews… sur Europe 1 à Emmanuelle Wargon, 4/07) ; « Est-ce que ça justifie d’aller taguer un magasin qui créé [de l’emploi] ? […] C’est pas du vandalisme pour vous ? […] Donc vous applaudissez ces actions-là ? » (Léa Salamé à Éric Piolle, France Inter, 6/07).

On ne s’étonnera pas, dans une telle ambiance, de l’effarement de Pascal Praud sur CNews (5/07) : « Ce qui est incroyable, c’est qu’à ce jour, aucune poursuite n’est engagée. Ni contre madame Aurélie Trouvé. Ni contre Attac. Rien n’a été fait ! » C’est peu dire que l’animateur-phare de Bolloré, devenu coutumier des appels à la censure de celles et ceux qui lui déplaisent [4], ne digère pas le morceau : « J’ai appelé Noémie Schulz hier, qui est la spécialiste juridique. Je lui ai dit : "Mais où est-ce qu’on en est ? Est-ce qu’il y a une poursuite qui est imaginée ?" » Et d’insister quelques minutes plus tard : « Mais est-ce qu’à ce jour des poursuites vont être engagées contre ces militants ? Je trouve qu’il y a là aussi une démission de l’État ! On accepte tout en fait ! […] Donc où est-ce qu’on en est ce matin, est-ce que des poursuites vont être engagées contre ces gens ? »

Pour Élisabeth Lévy, la cause est entendue : exposer « comme ça [l]a tête [de Bernard Arnault sur une banderole], c’est vraiment fasciste ça comme méthode ! » « C’est inadmissible ! » acquiesce Pascal Praud. « C’est autre chose qu’une dégradation », recommence la première : « C’est un appel au meurtre ! » « Mais bien sûr ! C’est inadmissible ! » renchérit le second, qui conclut, outré : « C’est de la soumission ! […] Moi je ne peux pas vous dire autre chose, les bras m’en tombent ! Même si LVMH ne porte pas plainte, je trouve que ça traduit l’état d’esprit d’un moment où on préfère au fond faire pas de vagues plutôt que de défendre ses idées. »

« Peut-être qu’il faudrait dissoudre Attac ? » résume en écho Guillaume Roquette dans l’émission « Points de vue » du Figaro. Amusé, le directeur de la rédaction du Figaro Magazine se reprend : « Alors, bon, dissoudre c’est peut-être un peu beaucoup, mais peut-être poursuivre ? » Pour son premier confrère Alexandre Devecchio du Figaro, et future recrue de France Inter, ce serait là tout naturel : « À partir du moment où il y a eu dégradation, je ne comprends pas pourquoi ils ont pu repartir libres. » Et un juste retour de bâton pour « ces groupes idéologiques minoritaires qui semblent avoir tous les droits », incarnant une « tyrannie des minorités ». Et en prime, leur dispenser une leçon politique, ce dont se charge le troisième larron, Nicolas Baverez, éditorialiste au Figaro et au Point : « Ça participe de la dégradation de la République. On devrait penser à des réparations civiles. »

La boucle est bouclée. Rééduquons les gauchistes !


Pas touche à Bernard !


Ces différents appels à la répression – à la faveur desquels des journalistes ont pu sans problème renvoyer dos à dos Attac et Génération identitaire [5] – ont évidemment constitué une belle diversion… pour éviter soigneusement le fond du sujet. Sur BFM-TV au matin du 5 juillet, la rédaction avait pourtant mobilisé un dispositif d’enquête impressionnant : « Nous avons interrogé certains passants, pour savoir si ces images [de la Samaritaine] les avaient choqués ». Le terrain : un seul micro-trottoir dans un parc parisien. La réponse : un badaud qui « ne pense pas que [l’action d’Attac] serve à grand-chose. » Transition très honnête de BFM-TV : « Des responsables politiques de droite comme de gauche ont aussi condamné cette action. » On frôle le prix Albert-Londres.

Quelques heures plus tard sur RMC, l’enquête sociale se durcit. La porte-parole d’Attac Aurélie Trouvé est l’invitée des « Grandes Gueules ». Et en ce lundi noir pour les multinationales, leur communauté vibre à l’unisson d’un seul mot d’ordre : « Au nom de LVMH, haro sur Attac ! » En douceur, le présentateur Olivier Truchot dégaine le premier : « Pourquoi s’en prendre à ce petit bijou qu’est la Samaritaine et qui a coûté quand même très cher en rénovations et qui est un symbole de la vie parisienne ? » Et réclame un minimum de gratitude (à l’endroit des bienfaiteurs de ce monde) : « Est-ce que vous leur avez dit merci à Bernard Arnault quand ils ont fabriqué des masques et du gel par exemple ? » Pluralisme aidant, les autres prises de parole sont à l’avenant. L’action d’Attac pour Charles Consigny ? « Pas très bienvenue » voire même « très malvenue ». Les grandes multinationales ? « C’est des boîtes magnifiques ! » La philosophie générale de cette histoire ? « Pendant que les zadistes font rien, y a quand même des gens qui font des choses, la maison Dior, le groupe LVMH. Et je ne suis pas sûr que ce soient les premiers qui soient le plus utile à la France. »

Action également non recevable aux yeux de la troisième chroniqueuse, Joëlle Dago-Serry. L’argumentaire d’Aurélie Trouvé ? « Des propos d’élite. […] Tout ce que vous m’expliquez, ce n’est pas la vie. » La vie, la vraie ? « Moi quand je regarde Bernard Arnault et LVMH, je regarde qu’en 2012, il y avait 103 000 salariés et qu’en 2019, on est à 163 000 salariés. Voilà. Donc ça veut dire qu’il y a 60 000 familles qui ont eu accès à un travail d’accord ? » Morale de l’histoire ? « On veut plus de Bernard Arnault, […], voilà ce qu’on cherche ! »

Enfin, du côté de la quatrième et dernière grande gueule Didier Giraud, recevoir une militante de gauche si tôt le matin était déjà de trop : « Ça fait sept minutes qu’Olivier Truchot m’oblige à vous écouter religieusement ! Je vous pose une question précise. Est-ce que la CGT de chez LVMH soutenait le mouvement ? » Sans attendre la réponse, Olivier Truchot répond : « Non. Ils n’ont pas repeint avec vous. […] C’est toute la limite de votre démarche parce que les salariés de LVMH ne vous soutiennent pas dans ce que vous faites ! » Et quand la réponse arrive, Aurélie Trouvé est coupée au bout d’une demi-seconde :

Didier Giraud : Bon madame, écoutez, je pense quand même que vos méthodes n’ont pas changé. Depuis que vous arrachiez de la vigne transgénique et que par là-même, vous avez coupé une partie de l’expérimentation française, vos méthodes n’ont pas changé. Vous êtes dans un endoctrinement de causes qui peuvent être louables […], mais les méthodes que vous employez pour dénoncer ça font que vous êtes très peu fréquentable Madame.


Morgue, mépris et disqualification systématiques au menu, à grand renfort d’interruptions intempestives. Aurélie Trouvé mobilise-t-elle les études de l’Observatoire des multinationales sur les licenciements du groupe LVMH ? Source inconnue pour Olivier Truchot : « C’est quoi cet observatoire ? C’est quoi cet observatoire ? [Aurélie Trouvé : « C’est un observatoire qui a été créé par des associations avec des économistes. »] Ah ouais. » La porte-parole pointe-t-elle le problème de la redistribution et des dividendes faramineux ? Le même s’époumone : « Mais comment vous pouvez faire la différence entre le salarié et le patron ! » Condamne-t-elle les licenciements du groupe LVMH ? L’animateur revient encore à l’assaut : « Mais c’est la pandémie ! C’est pas le capitalisme ! […] Vous mélangez tout ! » Aborde-t-elle les conditions des salariés au Smic ? Joëlle Dago-Serry s’indigne : « Allez voir les avantages, le nombre d’avantages qu’ils ont à travailler chez Louis Vuitton ou chez Dior ! Allez voir, allez voir un petit peu ! » Et Charles Consigny d’acquiescer : « Non mais attends Joëlle, tu seras plus heureuse dans un kolkhoze une fois qu’on aura mis en place les idées de l’association d’Attac. Dans les kolkhozes et dans les sovkhozes, les gens étaient heureux, faut pas croire hein ! »

Sans commentaire.


Autre radio, autre porte-parole, mêmes tirs de barrage. Invité dans « Les vraies voix » de Sud Radio (5/07), Raphaël Pradeau subit les remontrances de l’omniprésent médiatique Philippe Bilger : « Est-ce que vous ne jouez pas de manière un peu démagogique sur un sentiment qui réside souvent au cœur de l’esprit public : une forme de jalousie sociale ? » Très original. Et d’accourir au chevet du pauvre Bernard : «  Tout ce qu’il fait pour la France, pas seulement en matière économique [mais aussi] pour sa réputation, son aura et même sa culture... Est-ce que tout cela n’aurait pas dû vous conduire non pas à ne pas protester, mais à adopter un autre genre de protestation ? »


***


Appels à la répression, injonctions à « condamner », disqualification des opposants politiques, célébration du grand patronat : le journalisme dominant dans ses œuvres, quelques jours après moult reportages louangeurs sur la réouverture de la Samaritaine… À bien des égards, ces cris d’orfraie ne sont pas sans rappeler le concert d’indignation médiatique qui avait accueilli, en 2019, la publication par Le Monde diplomatique d’une carte des lieux de pouvoirs parisiens. À l’époque, nous parlions de médias reconvertis en gardiens de l’ordre, et d’une « élite prompte à violemment disqualifier et torpiller tout ce qui lui paraît sortir du rang. » Critiquer l’accumulation du capital, et égratigner du même coup l’aura de LVMH et de Bernard Arnault – à l’aide d’une banderole et d’un coup de gouache sur une vitrine – en fait évidemment partie. Mais au fond peu importe la « méthode ». Car dans les grands médias, le pré-carré économique est toujours aussi clair : « Il faut plutôt défendre ces grands capitaines d’industrie en France […]. C’est eux qui créent de l’emploi ! […] Bernard Arnault a assuré durant toute cette période le salaire de tous ses salariés. Ce qui est quand même assez extraordinaire. » Alors comme Pascal Praud, tous en chœur : « Merci patron ! »


Maxime Friot et Pauline Perrenot

 
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Notes

[1Et dès l’après-midi sur le site du Parisien.

[2Il suffisait pourtant d’une simple recherche pour constater que LVMH a bien eu recours au chômage partiel, dans l’entreprise Sephora par exemple, ou encore pour une partie de la rédaction du Parisien ou aux Échos

[3On lira avec intérêt la biographie Wikipédia de ce journaliste-justicier, ayant peut-être toujours des comptes à régler avec le Syndicat de la magistrature. Un professionnel dont les pratiques sont également évoquées par Jean Stern dans son enquête « Israël/Palestine : match truqué sur le ring médiatique ».

[4Souvenons-nous de ce coup de téléphone revendiqué à Laurence Bloch, au cours duquel Pascal Praud réclamait le licenciement de l’humoriste Guillaume Meurice sur France Inter.

[5Guillaume Roquette mentionne en introduction que « le gouvernement a [bien] dissous d’autres associations qui font des mouvements coup de poing comme Génération identitaire ». Et sur CNews évidemment, le parallèle est effectué lorsqu’on s’indigne de l’absence de répression contre Attac : « Bah c’est pas des identitaires, donc bon… » peste Jean Messiha. Ce que Pascal Praud voulait entendre : « Exactement ! » Un deux poids deux mesures que fantasme également Élisabeth Lévy : « Je vous fiche mon billet, Jean Messiha a raison, que si c’était des gens de droite qui avaient tagué la tête de n’importe qui… »

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