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À propos d’une vidéo sur la mort de Clément Méric : bidouillages et journalisme d’approximation

par Henri Maler, Ugo Palheta,

Le 25 juin, à 6 h du matin, RTL révélait à l’antenne et sur son site l’existence d’une vidéo de l’agression qui a coûté la vie à Clément Méric, militant antifasciste et syndicaliste étudiant de 18 ans. Quelques heures après la publication de cet article et dans les jours qui suivent, plusieurs articles viennent pourtant mettre en doute cette « information » : non seulement la vidéo ne permettrait pas de voir à plus de vingt centimètres au-dessus du sol (selon une source policière citée par Libération), mais elle ne proviendrait pas en outre, selon le magazine Politis, d’une caméra de la RATP. Entre-temps, la circulation circulaire des approximations a fait son œuvre…

Soyons clair : à l’évidence Acrimed ne dispose d’aucune information particulière – sourcée, recoupée et vérifiée – permettant d’éclairer les circonstances précises de la mort de Clément Méric. En revanche, nous disposons d’informations précises – sourcées, recoupées et vérifiées –, sur la circulation circulaire d’informations partielles et d’interprétations biaisées présentées sur le mode de l’évidence ; bref sur les mauvaises recettes du journalisme d’approximation.

Quelques heures après la mort de Clément Méric, nombre de médias ne se sont pas contentés, si l’on ose dire, de se livrer, comme nous le soulignions dans notre communiqué (« La récupération médiatique de la mort de Clément Méric ») à une surenchère de commentaires indécents au détriment de la vérité factuelle : ils ont prétendu savoir avant de savoir. Parmi eux, L’Express a atteint des sommets. Sous le titre « Ce que l’on sait de l’agression de Clément, 19 ans, par des militants d’extrême droite », sur la foi de témoignages qui ne sont même pas mentionnés et à l’abri d’un mélange consternant de conditionnel et d’indicatif, L’Express du 6 juin 2013 pouvait écrire : « Les skinheads auraient alors été sortis par la sécurité. Mais loin de rebrousser chemin, ils seraient restés devant le magasin en attendant "des renforts". À sa sortie, Clément est à nouveau pris à parti. L’un des skinheads le frappe avec un poing américain. En chutant, il heurte violemment un plot métallique. » Mais, la précipitation succédant à la précipitation, il a suffi d’une vidéo pour que les Tintins du journalisme à grande vitesse modifient leurs récits.

La vidéo selon RTL

Selon l’affirmation péremptoire du site de RTL, « la vidéo de l’agression a parlé ». Or non seulement le journaliste de RTL ne précise pas s’il a vu (et étudié) lui-même cette vidéo, ou s’il livre seulement une interprétation, mais, à supposer que la vidéo montre ce qui nous en est dit, elle ne constitue que l’un des éléments de l’enquête. Or que verrait-on, selon RTL ?

Dans son intervention à l’antenne, le journaliste affirme : « On y voit d’abord une bagarre générale. Esteban, un des skinheads se bat avec deux amis de Clément Méric. On aperçoit alors le jeune militant d’extrême-gauche se précipiter dans le dos d’Esteban pour lui asséner visiblement un coup à la tête ». L’article publié sur le site omet de mentionner qu’Esteban Morillo se battrait avant que Clément Méric ne « se précipite ». Mais surtout : ce que l’on apercevrait « visiblement » se transforme, de l’oral à l’écrit, en simple impression, puisqu’on peut lire sur le site de RTL que l’ « on voit notamment le jeune militant d’extrême gauche se précipiter dans le dos d’Esteban Morillo, […] alors de dos,semble-t-il pour lui asséner un coup ».

Si la vidéo a parlé, manifestement elle bafouille… Pourtant, RTL affirme : « Or, ces images permettent de confirmer l’identité du meurtrier. Elles excluent l’hypothèse d’un lynchage, montrent un Clément Méric provocateur et confortent la thèse du juge sur une mort accidentelle à la suite de coups donnés ». À supposer que Clément Méric ait été « provocateur », ce ne sont évidemment pas les images telles que RTL les décrit qui le montrent. Et si la thèse d’une mort « accidentelle » peut avoir une valeur judiciaire, elle ne peut tenir lieu de jugement politique.

Circulation circulaire des approximations

Il n’empêche… la prétendue information, « révélée » tôt le matin par RTL, va être reprise durant toute la journée, et parfois les jours suivants, par la grande majorité des médias, bien que certains d’entre eux la tempèrent en informant sur la version que donne Libération du contenu de cette vidéo.

Les plus paresseux, comme Europe 1 ou Capital.fr, plutôt que de « s’informer » auprès de la source secondaire que constituent les bafouillages de RTL, se bornent à reproduire une source tertiaire : une dépêche de Reuters.

Or non seulement ces reprises de seconde ou de troisième main, se font presque toujours sans aucune mise à distance critique ni contre-enquête, mais elles aboutissent même – en de nombreux cas – à proposer de très libres interprétations des visions, elles-mêmes approximatives (et controversées), de RTL. La vidéo en version RTL montrerait une « bagarre générale » ? Ce contexte est omis. La vidéo montrerait Esteban aux prises avec des amis de Clément Méric, suscitant son intervention ? Aurait-il, porté un coup visiblement ou apparemment ? On ne sait. Il ne reste plus que cette « évidence » : Clément Méric, « provocateur » (mot employé par RTL, repris par différentes sites d’information) aurait été puni par son agresseur.

Ainsi, selon le site de L’Express, qui se demande ce « que révèle cette preuve essentielle », la vidéo de RTL « vient plutôt attester cette dernière version des faits [celle des skinheads] », puisqu’ « on voit Clément Méric se précipiter sur Esteban, son meurtrier présumé, pour lui asséner un coup ». Ainsi se trouve effacé le contexte d’une bagarre générale et implicitement affirmé que revient à Clément Méric l’initiative des coups, quand bien même il aurait cherché à défendre l’un de ses camarades.

C’est seulement près de cinq heures plus tard qu’il sera fait mention dans cet article des éléments publiés par Libération, mettant en doute l’interprétation avancée par RTL. Pourtant, non seulement le titre de l’article de L’Express continue de prétendre que la vidéo permet de savoir « ce qu’il s’est vraiment passé », mais la légende de l’image qui illustre l’article affirme même : « Une preuve capitale a été découverte dans l’affaire Clément Méric : une vidéo d’une caméra de surveillance a filmé la bagarre ». De même, Le Parisien parle d’ « images capitales » et d’une « provocation de ce dernier [Clément Méric] lors de l’échange de coups ».

Il serait fastidieux de recenser la totalité des articles mentionnant cette vidéo et faisant passer sur le mode de l’évidence non seulement son contenu mais les interprétations qui en sont proposées par le journaliste de RTL. On peut néanmoins relever quelques exemples, qui permettent d’y voir plus clair, non sur l’agression mortelle dont Clément Méric a été victime, mais sur les bidouillages médiatiques qui conduisent moins à éclairer qu’à embrouiller les circonstances de sa mort :

- La Voix du Nord parle ainsi sur son site d’une « bagarre entre bandes », prétendant en titre de son article que « le meurtre » est « écarté par les enquêteurs » (alors même qu’on ne sait toujours pas si l’agresseur portait ou non un poing américain lorsqu’il a frappé [1]) : « On aperçoit deux bandes, une d’extrême gauche et une d’extrême droite qui s’affrontent, par poings interposés. […] Il s’agissait bien d’une lamentable bagarre de rue entre deux groupes ’’ennemis’’ qui a dégénéré jusqu’à la tragédie que l’on connait ».

- Le magazine Marie-Claire parle quant à lui d’ « une vidéo qui dérange », et affirme en guise chapô de son article : « une vidéo de la RATP montre que le militant d’extrême gauche avait tenté de frapper le skinhead avant de recevoir un coup fatal, le 5 juin ».

- Selon La Dépêche, « une vidéo révèle les circonstances de la bagarre », prétendant que « Les images du drame […] permettent de se faire une idée précise des circonstances de la scène, jusqu’ici restées floues ».

- Pour le magazine Capital, ce que révèle en premier lieu cette vidéo, c’est que «  Clément Méric aurait donné un coup en premier  » (titre de l’article).

- De même, Le Bien public prétend que «  l’étudiant aurait provoqué son agresseur  », ajoutant : « un enregistrement semble montrer que l’altercation mortelle a été provoquée par le jeune militant antifasciste tué ».

- Le lendemain de la parution des articles de RTL et de Libération, le journal Direct Matin va jusqu’à titrer, dans son édition papier : «  Une vidéo accrédite le coup involontaire  ». Que les coups n’aient pas eu pour intention de tuer, c’est ce qui sera notamment jugé lors du procès. Mais affirmer que les coups portés ont été eux-mêmes « involontaires  » et que la vidéo le montrerait, c’est pousser de la bêtise à l’absurde la vision de ce que l’on n’a pas vu, au risque de se livrer – « involontairement » ? – à une pure infamie.

Visionnaires des télévisions

Plus on s’approche des médias de grande écoute que sont les chaînes de télévision, plus l’ « information » se trouve délestée de la moindre réserve que permettrait, au minimum, l’usage du conditionnel et la référence à l’article de RTL (« selon RTL »). Précision d’autant plus cruciale que personne parmi les journalistes qui évoquent la vidéo en question – pas même, semble-t-il, le journaliste de RTL – n’a pu la visionner.

Ainsi la chaîne BFM-TV peut-elle, toute la journée, annoncer en boucle la chose suivante : « C’est une caméra de la RATP qui permet aux enquêteurs d’en savoir plus sur les conditions dans lesquelles Clément Méric a trouvé la mort lors d’une bagarre […]. Sur les quelques secondes exploitables, on y voit le jeune homme de 18 ans venir en aide à deux militants antifascistes. Par derrière, il frappe à la tête Esteban Morillo […]  ».

De même, dans le JT de 20h de France 2 le 25 juin, David Pujadas lance son sujet en affirmant : « Les policiers ont pu exploiter et visionner une vidéo de la RATP. Elle révèle de nouveaux détails sur les circonstances de la bagarre ». Ainsi présentée, n’importe quel téléspectateur peut s’imaginer que l’existence de cette vidéo et son contenu ont été annoncés par la police elle-même et ne font pas question.

Il faut attendre le sujet en question pour que le journaliste, après s’être demandé si « Clément Méric a […] été l’agresseur avant d’être mortellement frappé », prenne la peine de mettre à distance la prétendue information (« c’est ce que semblent démontrer des images… »). Cette mise à distance est pourtant anéantie dans l’instant par une « reconstitution » de la scène telle qu’elle aurait été filmée par des caméras de la RATP, reconstitution qui non seulement produit un puissant effet de réalité mais conduit également à omettre la bagarre générale, puisqu’on y voit seulement deux personnages figurant Clément Méric et Esteban Morillo.

Le journal Libération avait pourtant, quelques heures seulement après la parution de l’article de RTL, mis en doute la version qui était donnée de cette vidéo, en précisant que – selon une source policière – elle ne permettait de voir que les jambes des protagonistes. On aurait pu s’attendre à ce que, plusieurs heures après la parution de cet article, France 2 en fasse mention pour, au minimum, relativiser les « révélations » de RTL. De même, si certains sites d’information ont modifié leurs articles au cours de la journée, la plupart n’ont pas pris cette peine.

***

Répétons-le : nous ne disposons d’aucune information particulière – sourcée, recoupée et vérifiée – sur les circonstances précises de la mort de Clément Méric. En revanche, nous disposons d’informations précises, sourcées, recoupées et vérifiées qui montrent que de trop nombreux médias, qui se posent en défenseur de la démocratie, préfèrent ignorer que s’il est judiciairement utile de connaître l’enchainement des faits, il est politiquement futile de se demander « qui a commencé », quand c’est l’existence même de groupes fascistes – responsables d’agressions, homophobes et racistes, qu’ils multiplient depuis des mois – qui est une « provocation ». Tout le reste relève de l’enquête policière, dont il arrive qu’elle vaille mieux qu’une non-enquête journalistique ; comme le dit un militant antifasciste cité par Libération  : « La vérité sur ce qui s’est réellement passé, nous la connaîtrons le jour du procès ».

Henri Maler et Ugo Palheta

 
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