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Vincent Bolloré attaque France 2… devant le tribunal de commerce

par Patrick Michel,

Habitué des procédures juridiques à l’encontre de journalistes et de médias qui ont le mauvais goût d’enquêter sur les activités des filiales de son groupe, Vincent Bolloré innove : il remplace l’habituelle plainte en diffamation et assigne France 2 devant le tribunal de commerce de Paris, réclamant 50 millions d’euros pour « atteinte aux intérêts commerciaux » de son entreprise, comme nous l’a appris Libération le 2 août dernier.

Depuis la prise du contrôle du groupe Vivendi et de Canal+ en 2015, Vincent Bolloré apparaît régulièrement dans les rubriques « médias », par exemple lors de récentes grèves à iTélé après l’annonce de suppressions de postes, ou à propos d’émissions supprimées de la chaîne ou menacées de l’être, comme le « Zapping » [1], dont le producteur Patrick Menais est actuellement en procédure de licenciement pour « faute lourde ».

Un accro des procédures judiciaires

Mais les relations de Vincent Bolloré avec les médias sont bien plus anciennes [2] : depuis 2009, la dixième fortune de France fait planer la menace d’un procès sur chaque journaliste et chaque média publiant ou diffusant un reportage ou une enquête sur les activités de son groupe, en particulier en Afrique. Le site des Inrocks, qui fait la synthèse de ces sept ans de procédures judiciaires, en vient à poser la question (rhétorique ?) : « Vincent Bolloré utilise-t-il les poursuites judiciaires pour faire taire les journalistes ? ». Il s’agissait jusqu’ici de plaintes en diffamation, à l’image de celle déposée contre Bastamag dont nous avons relaté les développements dans cet article.

Mais il est sans doute plus délicat d’invoquer la diffamation au sujet d’un reportage télévisé montrant les employés d’une filiale du groupe Bolloré et leur donnant directement la parole, comme le fait le documentaire diffusé le 8 avril dernier dans l’émission « Complément d’enquête » sur France 2, consacré entre autres aux activités du groupe en Afrique et à la « gestion Bolloré » de Canal+. Le 3 juin, devant les actionnaires de son groupe, Vincent Bolloré accusait les journalistes de bidonnage, sans toutefois porter plainte officiellement. Le jeune salarié de la Socapalm, filiale de Bolloré exploitant des plantations de palmiers, qui déclarait avoir 14 ans dans le reportage de France 2 serait en réalité majeur. La preuve : il revient sur ces déclarations dans une vidéo tournée après la diffusion du reportage. Las, comme l’a montré « Arrêt sur images », cette vidéo a été mise en ligne par le dirigeant d’une entreprise de communication… cliente de la Socapalm ; par la suite, Le Canard enchaîné révélera que cette seconde vidéo avait été filmée en présence d’un « grand dirigeant de la Socapalm, Nicolas Dutordoir, un autre dirigeant, un communicant maison équipé d’une caméra et même le chef de chantier du garçon », et France 2 diffusera des images des deux autres jeunes employés affirmant avoir 14 et 15 ans. La preuve du bidonnage étant une vidéo vraisemblablement bidonnée, on pensait que la discussion autour de ce reportage pouvait s’arrêter là.


Et maintenant, le tribunal de commerce

Mais la rediffusion du documentaire le 21 juillet va donner d’autres idées aux avocats du groupe Bolloré. Ils décident d’assigner France 2 devant le tribunal de commerce de Paris pour avoir « porté atteinte aux intérêts commerciaux » du groupe Bolloré [3], et estiment la valeur du préjudice à 50 millions d’euros. Le raisonnement qui sous-tend la plainte, tel que relaté dans un article de Libération, qui a eu accès à l’assignation rédigée par l’avocat du groupe Bolloré, vaut la peine d’être développé. Selon Me Baratelli, le reportage de France 2 fait partie d’une « stratégie de communication qui va bien au-delà du simple souci d’information ». Mais qu’est-ce qui pourrait motiver France 2 à diffuser une telle propagande anti-Bolloré ? La concurrence entre deux chaînes de télévision bien sûr ! En diffusant des informations sur le groupe Bolloré, qui détient également Canal+, France 2 ferait peser le soupçon de la censure (et de l’autocensure ?) sur les informations diffusées par la chaîne de Vivendi…

En effet, selon Me Baratelli, le « téléspectateur normalement avisé ne peut que déduire de ce reportage que pour accéder à des informations objectives, il ne peut plus compter sur Canal+, dont le seul souci serait désormais de ménager les partenaires financiers, commerciaux et politiques du groupe Bolloré ». Le reportage aborde certes les changements imposés par Vincent Bolloré depuis son arrivée et les questions que ces changements soulèvent à propos de la liberté d’enquêter et d’informer pour les journalistes de Canal+, et la parole est notamment donnée au très critique Jean-Baptiste Rivoire, syndicaliste et rédacteur en chef de « Spécial Investigation » qui dressait la liste des sujets tabous – en tout cas refusés par sa direction – dans son émission, sur le plateau d’Arrêt sur images en février dernier. Mais le reportage ne mentionne pas directement le traitement des activités de la Socapalm par les antennes du groupe Canal+. Pour l’avocat de Vincent Bolloré, les éléments du documentaire qui concernent la gestion de Canal+ par son patron constituent toutefois « des accusations graves, disproportionnées et infondées sur la qualité du journalisme d’investigation de Canal+, en sachant pertinemment qu’elles profitent à France 2 autant qu’elles nuisent à Canal+, puisqu’elle ose, elle, s’attaquer au groupe Bolloré. »

Résumons : puisque sur Canal+, à l’ère Bolloré, les impertinents sont écartés, des reportages gênants supprimés et certains sujets tabous, le reportage de France 2 porte atteinte aux intérêts du groupe Bolloré en diffusant des informations que « le téléspectateur normalement avisé » estimerait ne pas pouvoir trouver sur les antennes du groupe Canal+. Produire un tel raisonnement et être prêt à le soutenir devant un tribunal n’est pas à la portée de n’importe qui ; les avocats de Vincent Bolloré méritent indéniablement leurs honoraires ...


***



Dans le cas où ils ne disposeraient pas d’avocats aussi créatifs, Acrimed a quelques idées pour les autres groupes possesseurs de médias qui souhaiteraient faire condamner un journaliste et/ou un média pour avoir « porté atteinte aux intérêt du groupe » en diffusant des informations qui mettent en évidence les problèmes d’indépendance des médias qu’il détiennent :

- Patrick Drahi et son groupe Altice pourraient assigner i-Télé, si la chaîne diffusait (par hasard) une enquête sur l’imbroglio de holdings détenus par le patron d’Altice Média, dont certains dans des paradis fiscaux comme le Panama et Guernesey [4]. Une enquête qu’un « téléspectateur normalement avisé » ne s’attend pas à trouver sur BFMTV, propriété de Patrick Drahi.

- Xavier Niel, patron de Free, pourrait assigner Le Figaro, si le quotidien s’intéressait (par mégarde) au « Système Free » mis au jour dans une enquête publiée par Politis en mai dernier, qui détaillait : « fichage de salariés, licenciements montés de toutes pièces, répression syndicale, management brutal... ». Une enquête qu’un lecteur « normalement avisé » ne s’attend pas à trouver dans Le Monde, copropriété de Xavier Niel.

- Martin Bouygues pourrait assigner Canal+, si la chaîne diffusait (par miracle) un reportage sur les longues et fructueuses relations du groupe de construction avec la dictature turkmène [5]. Une enquête qu’un « téléspectateur normalement avisé » ne s’attend pas à trouver sur TF1, propriété de Martin Bouygues.

- Bernard Arnault et son groupe LVMH pourraient assigner L’Express, si le journal revenait (par inadvertance) sur les épisodes peu glorieux qui ont permis la constitution du groupe de produits de luxe [6]. Une enquête qu’un lecteur « normalement avisé » ne s’attend pas à trouver dans Les Échos, propriété de Bernard Arnault.

Ces situations ne se présenteront probablement pas de sitôt, tant les reportages et articles mettant sérieusement en cause les grands patrons de médias sont rares, ce qui en dit assez sur les performances de notre presse « libre ».


Patrick Michel

 
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Notes

[1Nous saluions récemment « l’esprit d’indépendance, l’humour et l’intelligence » de cette émission menacée de suppression rapidement après l’arrivée de Vincent Bolloré. Pour plus de détails sur la procédure de licenciement en cours, voir cet article du Monde.

[2Sans même mentionner le gratuit Direct Matin, lancé en 2007, qui appartient à 70% au groupe Bolloré (les 30% restants étant détenus par le groupe Le Monde), régulièrement utilisé pour servir ses intérêts, comme nous l’avons noté dans plusieurs articles, par exemple ici, et .

[3Dixit le patron lui-même, cité dans l’article du figaro.fr.

[4Voir l’article de Jean Stern publié sur le site OrientXXI.info : « Citizen Drahi, Israélien de cœur et de nationalité », et en particulier la note 7 que nous reproduisons ici : « L’économiste Benoît Boussemart a établi l’organigramme financier du groupe Altice, contrôlé à environ 60 % par Patrick Drahi. Publié par Capital en juillet 2015, il compte des dizaines de sociétés, de holdings, sous-holdings qui permettent, comme l’écrit le magazine, peu suspect d’anticapitalisme, de “brouiller les pistes”. »

[5Voir l’article de David Garcia dans Le Monde diplomatique de mars 2015 : « Bouygues, le bâtisseur du dictateur ».

[6Comme le faisait François Ruffin, dans trois reportages radio diffusés en 2007 dans « Là-bas si j’y suis » sur France Inter (aujourd’hui disponibles ici), puis dans le film Merci Patron !

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