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Valérie Toranian, des nouveautés cosmétiques au péril islamique

par Mona Chollet,

Après avoir dirigé Elle puis La Revue des deux mondes, Valérie Toranian vient d’être nommée directrice de la rédaction du Point. En 2018, Mona Chollet retraçait son parcours dans Les Éditocrates 2 [1]. Nous publions, avec l’accord de l’autrice et de l’éditeur, le chapitre qui lui est dédié (p. 123-138). (Acrimed)



Trop, c’est trop. Indignée par « l’avalanche de stupidités, de malveillances et de contre‑vérités publiées dans la presse » au sujet de la Revue des deux mondes, sa directrice de la publication Valérie Toranian choisissait, en ce mois d’avril 2017, de faire une mise au point [2]. Certes, elle est arrivée à la tête de la revue, propriété de l’homme d’affaires Marc Ladreit de Lacharrière, en février 2015, soit après la période où Penelope Fillon, épouse de François Fillon, le candidat de la droite à l’élection présidentielle, aurait été grassement rémunérée – 5 000 euros par mois entre mai 2012 et décembre 2013 par cette publication. Mais elle a consacré la couverture et le dossier de son numéro de février‑mars 2017 à celui dont la France esbaudie s’apprêtait alors à découvrir chaque jour un peu plus la cupidité. « Dans notre dossier “De quoi Fillon est‑il le nom ?”, nous abordons son positionnement à l’intérieur de la famille politique de la droite, son programme économique et la nouvelle sociologie de l’électorat catholique supposé avoir voté pour lui, se défend‑elle. Un dernier article, enfin, s’alarme de la volonté du candidat de la droite de faire payer aux seules classes populaires, par des sacrifices supplémentaires, les faillites de quarante ans de gestion économique. À moins d’être malintentionné, comment oser parler de complaisance ? »

Comment, en effet, le mot « complaisance » pourrait‑il venir à l’esprit quand on lit, dans le dossier en question, ces lignes de Franz‑Olivier Giesbert : « Aussi loin que remonte ma mémoire, j’ai toujours connu un Fillon bon vivant, gaulliste, provincial, catholique, cérébral, qui quittait parfois son ironie naturelle pour céder à sa pente mélancolique et qui s’intéressait à toutes sortes de choses, sauf à la politique politicienne » ? Ou encore : « D’un rendez‑vous avec François Fillon, on revient toujours avec des brassées d’idées d’enquêtes ou de reportages. Quand ce n’est pas d’un essai à lire de toute urgence. Il est de son temps. Il a certes des airs d’enfant de chœur, mais à y regarder de près, ses lèvres semblent toujours luisantes de vin, de messe ou pas : malgré les apparences, il est plus original que la moyenne de nos politiciens, il aime étonner, s’encanailler, sortir des clous » [3] ? Non, vraiment, la malveillance des gens est sans limites.


Quand « Elle » fait la promotion de « Causeur »


Valérie Toranian a dirigé le magazine Elle pendant treize ans, avant d’être congédiée en septembre 2014 par Denis Olivennes, P‑DG de Lagardère Active, en raison de la baisse des ventes. Giesbert, ancien directeur du Point, est son compagnon. L’arrivée du duo à la tête de la vénérable Revue des deux mondes – fondée en 1829 – a suscité un certain émoi, tant le tournant réactionnaire qu’il lui a imposé a été brutal. Giesbert, racontait alors Le Monde, « a fait irruption en mars [2015] au comité de rédaction de façon spectaculaire puisque, aux dires de témoins effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti‑intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : “Il faut arrêter d’enculer les mouches.” Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat intellectuel français, la phrase a fait sensation [4]. »

Très vite, les personnalités mises en vedette – certaines à plusieurs reprises – ont donné le ton : Michel Onfray, Éric Zemmour, Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut (« L’islam, la guerre et nous »), Régis Debray, Jean‑Pierre Chevènement (sous le titre : « Peut‑on encore sauver l’autorité ? »), Élisabeth Badinter (pour qui « la gauche n’a jamais été aussi soumise aux injonctions religieuses »)… Quant aux dossiers thématiques, ils sont tout aussi éloquents : « Chrétiens d’Orient, les oubliés » (février 2015) ; « Peut‑on penser librement en France ? » (novembre 2016) ; ou encore ce numéro de février‑mars 2016, illustré par la photo d’un troupeau de moutons : « Les bien‑ pensants. De Rousseau à la “gauche morale”, l’histoire du camp du bien. » Parmi les collaborateurs réguliers ou exceptionnels, on relève les noms de Robert Redeker, Pierre‑André Taguieff, Caroline Fourest, Natacha Polony, Brice Couturier, Philippe Val, ou encore les très droitiers Philippe de Villiers (février‑mars 2016) et Alexandre Del Valle (décembre 2015). Partagée par toutes ces signatures, l’obsession du péril islamique suinte de chaque numéro. Entendre qualifier l’islamologue Christian Jambet de « musulman fanatique » a d’ailleurs contribué à pousser à la démission deux membres du comité de rédaction, Bernard Condominas et Édith de la Héronnière [5]. Cette obsession était déjà bien présente dans Elle durant la période où Valérie Toranian a dirigé le magazine, mais sous une forme plus consensuelle. Distillée entre un dossier sur les progrès de la chirurgie esthétique, les nouveautés cosmétiques « anti‑âge », une série mode mettant en scène un mannequin de dix‑sept ans et l’annonce de la grossesse d’une actrice quelconque, elle a largement contribué à forger ce que beaucoup considèrent aujourd’hui comme « le » féminisme : soit l’idéologie de la bourgeoise blanche qui s’inquiète d’avoir pris un kilo, se bousille les pieds et le dos sur des talons de quinze centimètres, admire les Femen après avoir admiré Ni putes ni soumises, considère Nicolas Bedos ou Raphaël Enthoven comme des amis des femmes, mais regarde avec commisération ou hostilité celles de ses concitoyennes musulmanes qui, n’ayant pas la chance d’être aussi libérées qu’elle, ont choisi de porter le foulard.

Certes, dès le début de la construction de l’islam comme nouvel ennemi officiel de l’Occident, avec la fin de la guerre froide, au début des années 1990, Elle avait dûment fourni sa part du travail de propagande. Le magazine avait notamment publié les bonnes feuilles de Jamais sans ma fille, le best‑seller nationaliste et caricatural de l’Américaine Betty Mahmoody racontant sa séquestration par son mari iranien. Mais Toranian, directrice de l’hebdomadaire au cours des années cruciales qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 aux États‑Unis et qui ont vu la montée de l’islamophobie en France, a lourdement accentué cette tendance. En 2013 (5 avril), trahissant les amitiés et affinités de sa directrice, Elle signalait à ses lectrices l’arrivée en kiosques de Causeur, version papier du site d’Élisabeth Lévy. « Le magazine dont tout le monde parle, écrivait Patrick Williams, accueille tous les penseurs mécontemporains qui, au fil d’articles de fond, s’en prennent à notre époque pleine de bons sentiments, de clichés progressistes, de pensée unique. » Et de citer « Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Aldo Naouri ». Lequel Aldo Naouri venait justement de déclencher une polémique en se vantant d’avoir répondu à un patient qui confiait sa frustration face au manque de désir de sa femme après l’accouchement : « Violez‑la [6] ! »

Avant de devenir rédactrice en chef de Elle, en 1998, puis de remplacer à sa tête Anne‑Marie Périer, partie épouser Michel Sardou, Valérie Toranian avait dirigé sa rubrique beauté. « Sa nomination a annoncé la prise de pouvoir des rédactrices beauté dans les féminins à partir des années 2000, commente une bonne connaisseuse du milieu. Auparavant, dans les rédactions, on les méprisait un peu, même si certaines passaient pour de vraies divas, couvertes de cadeaux, chouchoutées par la direction, à cause de leurs liens privilégiés avec les annonceurs. Elles étaient toujours dans leur coin, à recopier les communiqués des marques, ou en train de faire des voyages de presse. Les vedettes, c’étaient les journalistes, les reporters. Tout s’est inversé. L’image d’une Hélène Lazareff [fondatrice de Elle en 1945] concentrée sur les photos de mode étalées sur son bureau, pendant que le responsable de la publicité attendait une audience en tremblant, appartient au passé. Toranian s’est imposée par ses qualités de manageuse et par son habileté à naviguer au sein du groupe Lagardère. C’est un groupe où tous les décisionnaires sont des hommes, ce qui oblige à maîtriser les codes d’une certaine courtisanerie. Il y a des limites à ne pas dépasser ; l’insolence à l’égard des hommes, par exemple, doit rester de façade. L’article flagorneur sur “la pipe, ciment du couple” [20 juillet 2012], qui a fait grand bruit, en témoigne bien. J’ai aussi entendu un jour la jeune rédactrice en chef d’un autre magazine féminin du groupe expliquer ainsi sa nomination : “Arnaud [Lagardère] a eu très envie de moi.” Elle n’utilisait pas l’expression dans son sens sexuel, mais c’était un vocabulaire révélateur. »


Hommage à Oriana Fallaci


Très tôt, Toranian a fait de son journal l’instrument d’un militantisme anti‑voile forcené. Dans son numéro du 8 décembre 2003, alors que la commission Stasi s’apprêtait à remettre son rapport sur la question du port du voile à l’école, le magazine adressait ainsi à Jacques Chirac une pétition solennelle (« Elle s’engage »), signée par des noms prestigieux du milieu culturel et relayée dans Le Monde, pour demander une loi d’interdiction (votée l’année suivante). En appeler, pour défendre l’« égalité des sexes », à un président de la République dont on se souvient qu’il avait lancé lors d’un déplacement officiel : « Allons boire à nos femmes, à nos chevaux et à ceux qui les montent [7] » : voilà une belle démonstration d’optimisme. « Si le droit à la différence consiste à organiser le marquage d’un sexe par rapport à un autre pour des motifs religieux ou culturels, la République n’a pas à faire preuve de complaisance », estimait Toranian dans un éditorial quelques semaines plus tôt [8]. « Organiser le marquage d’un sexe par rapport à un autre », c’était pourtant ce à quoi se consacrait semaine après semaine son magazine. Fin 2010, Élisabeth Badinter a également eu colonnes ouvertes pour défendre le licenciement de l’employée voilée de la crèche Baby‑Loup, affaire sur laquelle le magazine a publié plusieurs articles allant tous dans le même sens. Voir une milliardaire (67e fortune française en 2016 selon Challenges) faire des pieds et des mains pour qu’une puéricultrice perde son emploi : il faut vraiment que le matraquage islamophobe et la hantise du « grand remplacement » soient puissants pour que l’obscénité de la situation n’ait pas sauté aux yeux de davantage d’observateurs.

Bien sûr, le magazine a donné la parole à l’Iranienne Chahdortt Djavann, qui, dans un discours tout en nuances, qualifiait le voile de « véritable étoile jaune de la condition féminine [9] » et estimait que, « à ce rythme‑là, l’Europe sera[it] islamisée dans les siècles prochains [10] ». À la parution en français du pamphlet d’Oriana Fallaci La Rage et l’Orgueil (Plon), dans lequel l’écrivaine italienne pestait contre les musulmans qui « se reproduisent comme des rats », le journaliste Philippe Trétiack – dont on retrouve aujourd’hui la signature dans la Revue des deux mondes – estimait que, même si Fallaci « dérapait aussi dans des formules détestables », elle « alignait des vérités qui dérangent » : « Qu’elle s’indigne de la condition faite aux femmes musulmanes un peu partout, qu’elle traite ses consœurs d’imbéciles pour cause de passivité, c’est salutaire et l’on gagnerait beaucoup à appuyer son propos. » Selon lui, Fallaci donnait à ressentir « de l’indignation, mais de la grandeur, aussi ». Il regrettait que ce livre « à l’écriture exceptionnelle » n’ait pas été signé « par un musulman, une musulmane, un démocrate en révolte contre une oppression quotidienne [11] ». Toranian elle‑même juge qu’on ne peut parler de « féminisme islamique », « ou alors il faudrait accepter que des associations prétendument féministes sous le IIIe Reich, qui contribuaient sans sourciller à la propagation des idéaux nazis et à la défense de la race aryenne, fassent partie de l’héritage féministe [12] ». Ou comment nazifier tranquillement, en trois lignes, 1,6 milliard de personnes sur la planète.

Encore plus que ses confrères, Elle a assuré la promotion de Ni putes ni soumises, sorte de bulle médiatique totalement dépourvue d’ancrage dans la société et dont l’unique utilité était de permettre de diaboliser en toute bonne conscience les immigrés musulmans et leurs descendants, présentés comme congénitalement misogynes et violents, tout en dédouanant les « bons Français » de tout machisme. Élevées au rang d’héroïnes, ses porte‑parole – Fadela Amara, Loubna Méliane – sont devenues des habituées des pages du journal. Dans son livre Pour en finir avec la femme, publié à cette époque, Valérie Toranian s’enthousiasmait : « Elles [les militantes de NPNS] nous ont réappris le féminisme. » Du moment où on les avait découvertes, disait‑elle, « il n’y avait plus uniquement Kaboul ou Islamabad, les femmes algériennes victimes des islamistes, les petites filles bébés abandonnées en Chine, le Nigeria et ses lapidations, George Bush et ses fondamentalistes anti‑ avortement, le Kosovo ou le Rwanda pris dans la folie exterminatrice » : il y avait aussi les banlieues françaises [13]… Pour fêter le premier anniversaire du mouvement, Elle faisait poser ensemble en signe de soutien, sous le titre « Le féminisme est aussi le combat des hommes » (1er mars 2004), une brochette improbable : Alexandre Jardin, Patrick Bruel, Charles Berling, Stomy Bugsy, Denis Olivennes, Bernard‑Henri Lévy… Puis, en 2007, estimant sans doute qu’elle avait suffisamment « réappris le féminisme » aux fashionistas, Fadela Amara acceptait de devenir secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville dans le gouvernement de François Fillon. Treize ans après la création de NPNS, le même magazine raconte la lamentable « débâcle » par laquelle s’achève son histoire [14]. Mais en attendant, l’opération idéologique à laquelle il devait servir a pleinement réussi : « français » (en réalité : « blanc ») est devenu synonyme de « respectueux des femmes ». Tout naturellement, quand, en 2010, Elle recueille des témoignages de couples mixtes, Irina, mariée à Samir, dit de son compagnon : « Il est très français sur la question de l’égalité homme‑femme [15]. »

« Français » comme Bertrand Cantat ? Comme Dominique Strauss‑Kahn ? Comme Denis Baupin ?


« Mais qui va garder les Afghanes ? »


Plutôt que comme un phénomène universel que, selon les endroits de la planète, les circonstances historiques ont permis de tenir en respect, ou pas, par la lente et pénible acquisition de droits successifs, Valérie Toranian voit la domination masculine comme un fléau inhérent à certaines « cultures ». Elle dénonce le « relativisme culturel selon lequel toutes les cultures sont respectables, y compris celles qui, en France, maintiennent la femme en état de soumission par le mariage forcé, les mutilations sexuelles, le port du voile [16] ». D’accord avec elle pour considérer la condition de la femme française comme l’aboutissement ultime de la civilisation universelle, et pour estimer que, sans ces barbares de musulmans, tout irait bien dans notre pays, la « philosophe » Élisabeth Badinter est une habituée des pages du magazine, où elle étale complaisamment son complexe de supériorité. Elle y expliquait par exemple (7 juin 2004) pourquoi elle s’opposait à l’entrée dans l’Union européenne de la Turquie, dont l’évolution démocratique suscitait à l’époque bien des espoirs : « Une partie de la Turquie est tout à fait occidentale et les femmes y ont, c’est vrai, leur juste place. Mais l’Anatolie reste très archaïque. » Et quand on lui faisait remarquer que, parmi les pays déjà membres de l’Union, Malte n’autorisait pas le divorce, ou que l’avortement restait interdit en Pologne, elle concédait : « Bien sûr, il y a encore des différences sur les droits des femmes entre nos pays. Mais il n’y a pas de désaccord de fond. Ces pays vont envoyer des femmes à Bruxelles et, en se frottant aux institutions européennes, ces archaïsmes vont se dissoudre. » Visiblement, les Turques, elles, étaient incapables de se frotter à quoi que ce soit et de dissoudre leurs archaïsmes au contact des Lumières incarnées par les institutions européennes.

Parfois, cependant, le magazine et sa figure tutélaire se sont laissé emporter par leur zèle. Dans son numéro du 25 octobre 2004, Elle relayait sur une double page l’appel d’Élisabeth Badinter pour sauver Jila Izadi, 13 ans, condamnée à la lapidation en Iran. Or, le 12 novembre, le porte‑parole du ministère des Affaires étrangères annonçait que, après enquête, il était arrivé à la conclusion que cette condamnation n’avait jamais été prononcée. « On veut faire progresser un dialogue responsable et honnête avec l’Iran, et ce genre d’initiative nous décrédibilise », déplorait un diplomate [17]. « Si Mme Badinter et Ni putes ni soumises s’étaient renseignées auprès des nombreuses ONG qui s’intéressent de près à la peine de mort en Iran, comme Amnesty International, elles auraient appris que l’Iran a mis en place en 2002 un moratoire sur les lapidations », nous disait alors une source au Quai d’Orsay, qui précisait encore : « Nous avons appelé le magazine Elle pour leur signaler que les informations qu’ils avaient diffusées étaient erronées, mais ils ont pris la chose très à la légère, en invoquant le fait que cette double page était une tribune d’Élisabeth Badinter et n’engageait donc pas la responsabilité éditoriale de la rédaction. » Il fallait oser…

Avec une diligence émouvante, sous la houlette de Valérie Toranian, les dames patronnesses de Elle, loin de se contenter de beaux discours, se sont efforcées d’apporter les lumières de la civilisation, des soldes chez Zara, du cocktail detox et du smoothie à la spiruline jusque dans les recoins les plus obscurs de la France et de la planète. En 2004, elles ont créé une fondation d’entreprise destinée à porter des « projets liés à l’éducation et à la formation des femmes », dont la première initiative a été le financement, avec le concours de Ni putes ni soumises et de plusieurs grands noms de la mode, des études de trois jeunes filles issues des « quartiers difficiles » dans des écoles de mode parisiennes. En avril 2002, déjà, un an après avoir fait sensation en mettant en couverture une femme afghane en burqa, elles avaient piloté le lancement en Afghanistan d’un magazine féminin : Roz (« le jour »). En 2010, le projet, en difficulté, avait bénéficié d’une récolte de fonds organisée lors d’une soirée mondaine chez Bernard‑Henri Lévy et Arielle Dombasle. Un numéro de Roz – le seul que nous ayons pu voir – affichait en couverture la blondeur éclatante de l’actrice américaine Naomi Watts : de quoi s’assurer que les grands groupes de cosmétiques pourront commencer à écouler des crèmes blanchissantes dans le pays dès qu’il sera définitivement pacifié.

C’est la journaliste Marie‑Françoise Colombani qui s’occupait de ce projet au sein de la rédaction. Fin 2012, perpétuant le mythe d’une « guerre pour les femmes [18] », elle entonnait une ode éplorée à l’armée française : « C’est fini. Son départ ayant commencé il y a une dizaine de jours, l’armée française aura bientôt quitté – pour ne pas employer le verbe “fuir” – l’Afghanistan. À Elle, nous sommes plusieurs à partager une autre image de cette armée : celle de militaires enthousiastes arrivant en 2002 à Kaboul avec, dans leurs avions, des ordinateurs et des imprimantes que nous n’avions pas réussi à acheminer de Paris. Ce matériel était destiné à des journalistes afghanes que nous venions aider sur place à créer leur propre journal [19]. » Lorsque, un peu plus tard, elle‑même a démissionné de Elle, une de ses collègues a raconté – apparemment très amusée par une saillie aussi spirituelle – que, lors du pot de départ, quelqu’un s’était écrié : « Mais qui va garder les Afghanes ? » Elle soupirait aussi à l’idée « de ne plus entendre Marie‑Françoise tenter de nous envoyer enquêter chez les femmes opprimées du Kirghoustan inférieur (“45 heures de voyage en hélico soviétique et 9 vaccins nécessaires, mais c’est un vrai scandale ce qui se passe là‑bas”) [20] ». En somme, le vaste monde qui s’étend au‑delà des frontières de Levallois‑Perret recèle des contrées exotiques et lointaines dont on se fait une idée si vague et si caricaturale qu’on peut sans problème les fictionnaliser, façon Hergé dans un album de Tintin. Ces pays ne sont rien d’autre qu’un réservoir de bonnes actions permettant aux bourgeoises occidentales de prendre des poses avantageuses en secourant la veuve et l’orphelin indigènes, victimes de leur arriération congénitale.


« Un jeu de langue suggestif pour vendre un eskimo ? »


Pour ce qui est du machisme ordinaire, des inégalités de salaire, du harcèlement sexuel, du viol, des violences conjugales et de leur lot de mortes en France, évitez de trop en parler à Valérie Toranian. Cela reviendrait à vous « victimiser », ce qui serait intolérable. C’est tout juste si les affaires Polanski et Strauss‑Kahn, en 2009 et 2011, et les réactions de défense complaisantes qu’elles ont suscitées, ont réussi à fissurer un peu ce mur de déni dans les colonnes de Elle, avec par exemple un article sur le harcèlement sexuel subi par les assistantes parlementaires. Pour le reste, le parachèvement de l’égalité entre hommes et femmes en France nécessite simplement un peu moins de pleurnicheries et un peu plus de courage de la part des principales intéressées. En un mot comme en cent, le féminisme n’a plus de raison d’être, sauf à Kaboul et à Trappes.

C’était aussi la thèse de Badinter dans Fausse route [21]. Toranian s’accorde en particulier avec cette dernière, actionnaire principale et présidente du conseil de surveillance de Publicis (troisième groupe mondial de communication), pour estimer que l’image de la femme dans la publicité ne pose aucun problème. « Le corps d’une femme pour vendre un yaourt ou du savon, est‑ce choquant ? Un jeu de langue suggestif pour vendre un eskimo, est‑ce passible de censure ?, s’interrogeait‑elle gravement. Cet excès de précaution met mal à l’aise. » (Quand on dirige un magazine qui vit de la publicité, sûrement, oui.) En outre, arguait‑elle, on ne peut pas protester contre l’utilisation des femmes dans la publicité, car sinon, « et nos amies les bêtes ? Pourquoi la SPA ne les protégerait‑elle pas des instincts carnassiers du marketing animalier ? ». Cela fait réfléchir, en effet. En définitive, elle choisissait de voir dans les protestations à ce sujet un signe de puritanisme : « Ce qui gêne, c’est la femme dans la représentation ou la suggestion érotique [22]. » En somme, si la vision d’un sandwich de forme oblongue s’approchant de la bouche fardée d’une femme aux yeux écarquillés ne ranime pas immédiatement le souvenir de vos lectures d’Anaïs Nin et de Guillaume Apollinaire, c’est que vous êtes un peu coincé. (En juin 2016, le maire de Londres, Sadiq Khan, a annoncé que les publicités sexistes seraient bannies du métro de la ville. Salaud de musulman imperméable à nos valeurs de libertinage occidentales.)

Même si, à notre humble avis, les occasions n’auraient pas manqué, la ligne éditoriale de Elle sous le règne de Valérie Toranian n’a fait scandale pour son racisme qu’une seule fois : lorsque, en 2012, il a publié un article intitulé « Black Fashion Power », dans lequel il estimait que la « blackgeoisie » américaine avait « intégré tous les codes blancs », en y voyant l’« effet du couple Obama » [23]. L’article a été qualifié par la journaliste Audrey Pulvar, sur France Inter, de « raciste et imbécile », et a fait des vagues jusqu’aux États‑Unis. Face à la polémique, Valérie Toranian a dû présenter les excuses officielles du magazine, qui a, la semaine suivante, ouvert ses colonnes à ses contradicteurs.

Après son départ, Elle n’est évidemment pas devenu un brûlot islamo‑gauchiste. Il adore toujours Caroline Fourest. Mais, même si sa nomination a posé d’autres problèmes, notamment en termes de dépendance encore accrue – si c’était possible – du rédactionnel par rapport à la régie publicitaire, Françoise‑Marie Santucci (venue de Libération) a rendu ses pages moins uniformément blanches. Elle en a fait un magazine un peu moins obsédé par « l’islam », et nettement moins anxiogène. Toranian n’aurait sans doute pas confié des reportages à Rokhaya Diallo, militante féministe et antiraciste très engagée contre l’islamophobie. On se demande même si cette déclaration de l’actrice iranienne Golshifteh Farahani, « Je connais beaucoup de femmes plus libres en Iran qu’en France », y aurait été mise en exergue de la même manière (11 septembre 2015). Dans un éditorial, Santucci a estimé que les femmes devaient pouvoir « disposer de leur corps, de ce qu’elles mettent dessus ou pas, string ou manteau, comme bon leur semble » (sans jamais écrire le mot « voile » cependant) [24]. N’ayant pas réussi à redresser les ventes, elle a toutefois été remplacée en novembre 2016, soit à peine deux ans après sa nomination, par Erin Doherty – une autre ex‑journaliste beauté, passée entre‑temps par la rédaction en chef de Glamour.


Faux-nez


Lors de l’accession de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en mai 2017, un éditorial de Valérie Toranian dans la Revue des deux mondes, sous couvert de livrer un état des lieux distancié, en disait long sur sa propre vision du monde : « Arrêtons de hurler au fascisme et à l’antisémitisme dès qu’il s’agit de Marine Le Pen. Si elle est le Diable, alors ses électeurs sont forcément des suppôts de Satan, ce qu’ils ne sont pas. On peut se lamenter, regretter le bon vieux temps de Jospin et Chirac, quand la France proclamait d’une voix quasi unanime son attachement au camp républicain et descendait dans la rue pour stigmatiser Le Pen, la bête immonde. Mais cette France n’existe plus. Le Front républicain a du plomb dans l’aile. Les bons contre les méchants, plus personne n’y croit. Les “salauds” ont des gueules sympas, les “gentils” inspirent la méfiance. L’antisémitisme prospère aujourd’hui beaucoup plus au sein de certains groupes des communautés arabo‑musulmanes que dans les meetings du Front national. » (On notera le racisme tranquille de cette dernière affirmation, pour le moins audacieuse.) Suivait un remarquable exercice d’acrobatie dialectique : « La xénophobie de Marine Le Pen est indéniable ; mais la dénoncer ne mobilise pas les foules : la régulation des flux migratoires dont chacun s’accorde désormais à reconnaître la nécessité a même pu faire penser (à tort) à ses électeurs que son discours anti‑étrangers était en partie justifié [25]. » Marine Le Pen n’aime pas les étrangers : elle a raison mais elle a tort mais elle a raison mais elle a tort.

Le féminisme comme faux‑nez du racisme : si elle n’a pas, et de loin, l’apanage de ce positionnement, le parcours de Valérie Toranian l’illustre de façon particulièrement spectaculaire. Ainsi, elle s’alarmait : « Les droits des femmes sont pris en otages par les idéologies [26]. » Ce qui ne l’empêchait pas, quand Paris-Match lui demandait son opinion sur Christine Boutin – représentante d’une idéologie d’inspiration traditionaliste et religieuse qui, pour le coup, prend franchement en otages les droits des femmes –, de répondre : « Quelles que soient leurs idées et leurs convictions, les femmes doivent entrer dans l’arène politique. C’est ça, être féministe : investir les lieux du pouvoir et pas les lieux des femmes » (4 novembre 2004). Miracle du traditionalisme bien de chez nous, qui vous transforme en « féministe », quand les musulmanes les plus progressistes sont, elles, comparées à des héritières du IIIe Reich.

En 2015, Valérie Toranian a publié un roman, L’Étrangère [27]. Elle y raconte la vie de sa grand‑mère paternelle, Aravani Couyoumdjian, rescapée du génocide arménien. C’est un beau roman, bien écrit, émouvant et émaillé d’humour malgré les atrocités qui y sont rapportées. On pourrait y voir une mise en garde contre toutes les tentatives de stigmatisation, de diabolisation et de déshumanisation d’une minorité, quelle qu’elle soit. Mais on croit deviner que son auteure en a plutôt retiré une haine inextinguible de la religion des exterminateurs d’alors. Voilà comment des Français d’origine algérienne ou marocaine du début du XXIe siècle peuvent se retrouver à payer pour les génocidaires turcs du début du XXe siècle. Et à l’heure où, si absurde et délirante soit‑elle, la logique de l’amalgame, inhérente au racisme, s’installe de plus en plus naturellement dans les esprits, il risque de se trouver beaucoup de gens pour trouver cela compréhensible, sinon justifiable.


Mona Chollet

 
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Notes

[1Sébastien Fontenelle, Mona Chollet, Olivier Cyran, Laurence de Cock, Les Éditocrates 2. Le cauchemar continue…, La Découverte, 2018.

[2Valérie Toranian, « La Revue des deux mondes, libre et indépendante », Revue des deux mondes, Paris, avril 2017.

[3Franz‑Olivier Giesbert, « François Fillon, l’homme des trois droites », Revue des deux mondes, février‑mars 2017.

[4Édouard Launet, « Drôle de tournant à la “Revue des deux mondes” », Le Monde des livres, Paris, 9 juillet 2015.

[5Ibid.

[6Voir Nathalie Blu-Perou, « “Violez‑la !” : l’étrange “humour” du pédiatre Aldo Naouri et la complaisance de “Elle” », Le Plus, 17 avril 2013.

[7Tristan Quinault Maupoil, « Les 10 citations les plus savoureuses de Chirac » (sic), Le Figaro, Paris, 19 mars 2015.

[8Valérie Toranian, « La face cachée du voile », Elle, 1er septembre 2003.

[9Anne‑Sophie Michat, « La colère d’une Iranienne », Elle, 22 septembre 2003.

[10Annick Le Floc’h Mohan, « “Nous sommes face à une véritable machine de guerre islamiste” », Elle, 20 septembre 2004.

[11Elle, 3 juin 2002.

[12Valérie Toranian, Pour en finir avec la femme, Grasset, Paris, 2004.

[13Ibid.

[14Catherine Robin, « Ni putes ni soumises, les dessous d’un gâchis », Elle, 2 décembre 2016.

[15Isabelle Duriez, « L’amour en toutes différences », Elle, 5 novembre 2010.

[16Valérie Toranian, « Marianne, réveille‑toi ! », Elle, 21 mars 2005.

[17« Affaire Jila : beaucoup de bruit pour rien ? », Le Point, 2 décembre 2004.

[18Voir Christine Delphy, « Une guerre pour les femmes ? », Le Monde diplomatique, mars 2002.

[19Marie‑Françoise Colombani, « Afghanes, la fin de l’espoir », Elle, 30 novembre 2012.

[20Alix Girod de l’Ain, « Elles nous ont donné des ailes », Elle, 7 décembre 2012.

[21Élisabeth Badinter, Fausse route, Odile Jacob, Paris, 2003.

[22Valérie Toranian, Pour en finir avec la femme, op. cit.

[23Nathalie Dolivo, « Black Fashion Power », Elle, 13 janvier 2012.

[24Françoise‑Marie Santucci, « La liberté toute nue ? », Elle, 20 février 2015.

[25Valérie Toranian, « Marine Le Pen, la vraie candidate anti‑pauvres », Revue des deux mondes, 2 mai 2017.

[26Valérie Toranian, Pour en finir avec la femme, op. cit.

[27Valérie Toranian, L’Étrangère, Flammarion, Paris, 2015.

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