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Sur France 2, « L’Émission politique » sert la soupe à Marine Le Pen

par Patrick Michel,

Que Marine Le Pen, comme toute candidate ou candidat, cherche à imposer dans l’espace médiatique les thèmes qu’elle privilégie et les solutions qu’elle préconise n’a rien de surprenant : telle est la dure loi de la propagande électorale. En revanche, que des journalistes, quand ils sont réputés sans parti pris, devancent les souhaits des candidats et se mettent au service de cette propagande, cela mérite qu’on s’y arrête.

Coller aux thématiques du Front national

Servir la soupe : c’est en effet ce que Michel Field (en sa qualité de directeur de l’information), Alix Bouilhaguet (en sa qualité de rédactrice en chef de l’émission), David Pujadas et Léa Salamé (en leurs qualités de concepteurs et de présentateurs) ont brillamment préparé, puis accompli, durant de longues séquences de « L’Émission politique » du 9 février 2017, avec Marine Le Pen. Sans que celle-ci ait à faire le moindre effort en ce sens, il leur aura suffi pour cela de privilégier les questions (voire les réponses) que la candidate considère comme prioritaires et qui résument largement sa vision du monde : les questions liées à la présence en France de personnes nées ailleurs dans le monde et/ou de confession musulmane.

L’émission était découpée en huit séquences, introduites à grand renfort d’effets de caméra et de « jingles » d’ambiance, vraisemblablement gages, aux yeux des organisateurs de l’émission, d’un traitement rythmé et moderne de la politique, d’un spectacle efficace propre à susciter un véritable intérêt des téléspectateurs – et éventuellement d’un score d’audimat satisfaisant.

Dès la première séquence, consacrée aux « questions d’actualité », le ton est donné. Marine Le Pen est longuement interrogée, pendant plus de 11 minutes sur 25, sur l’accès aux soins des personnes non françaises, l’émigration clandestine ou légale et le « Muslim ban » de Donald Trump [1].

À peine la deuxième séquence, dédiée à un entretien avec François Lenglet sur le programme économique du Front national (une « pause » d’une quinzaine de minutes, en quelque sorte), venait-elle de s’achever que France 2 servait une deuxième assiette de soupe à Marine Le Pen : il s’agissait de commenter un reportage pour lequel la candidate du Front national était accompagnée par une journaliste de France 2 dans « un centre de formation où des gens essaient de se réinsérer professionnellement ». Et de quoi fut-il question pendant plus de onze minutes ? Des mesures prévues par le Front national pour les salariés non français.


Un « super coup médiatique » : Patrick Buisson

Puis, en guise de quatrième séquence, France 2 offrit aux téléspectateurs le clou du spectacle, et à Marine Le Pen un magnifique tapis rouge : l’entrée en scène de « l’invité surprise » Patrick Buisson que David Pujadas présenta ainsi : « issu lui-même des rangs de l’extrême droite, […] il est surtout connu pour avoir été le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy et pour l’avoir aidé à siphonner les voix du Front national en 2007 ».

Questionnée sur le choix de faire interroger la candidate du principal courant d’extrême droite par un membre d’un autre courant de l’extrême droite, la rédactrice en chef de l’émission explique à francetvinfo.fr : « On cherchait quelqu’un qui pouvait être à même de pointer du doigt ses failles, ses incohérences, ses faiblesses. »

La présence de Patrick Buisson, dont Marine Le Pen n’avait pas été informée (ce qui permit de faire le « buzz » avec l’image de la moue affichée par la candidate à la vue de l’invité surprise), n’avait donc rien à voir, on s’en doute, avec la volonté de mettre en scène un débat-spectacle entre un personnage sulfureux [2] et Marine Le Pen, elle-même considérée comme une invitée à fort potentiel spectaculaire, pour ses prises de position comme pour ses accrochages réguliers avec les journalistes.

Michel Field aurait qualifié la discussion de « joute intellectuelle », mais également de « super coup médiatique » (selon Le Canard enchaîné du 15 février 2017). Un « débat » entre deux membres de l’extrême droite dans la seule émission politique diffusée en prime time sur le service public ? Une façon de joindre l’utile à l’agréable selon Michel Field.

Lui-même ancien journaliste, notamment sur LCI où il a travaillé aussi bien avec David Pujadas qu’avec Michel Field, Patrick Buisson abordera sans surprise cet entretien sous un angle extrêmement droitier : définition d’un « patriote », scolarisation des enfants de « clandestins », absence de référence aux « racines chrétiennes de la France » dans le programme de Marine Le Pen, « compatibilité » de l’islam avec la République française, absence de Marine Le Pen à la « Manif pour tous »… Voilà les sujets qui furent abordés au cours de la « joute intellectuelle » d’une douzaine de minutes.

Et ce n’était pas fini… Nouvelle séquence (la cinquième) consacrée à trois « débats » d’une dizaine de minutes chacun avec « trois Français » : entre une chômeuse de longue durée et une patronne de PME, les organisateurs de l’émission avaient pris soin de convier le maire de Montreuil (Patrice Bessac, du Parti communiste). Dans quel but ? Pour discuter exclusivement de « la proposition choc de Marine Le Pen en matière de laïcité, […] l’interdiction des signes religieux dans l’espace public donc dans la rue » (pour reprendre la présentation de Karim Rissouli, chargé d’animer cette séquence).

Puis, on passa enfin à autre chose, au cours du « duel » que les gentils organisateurs avaient préparé en conviant Najat Vallaud-Belkacem à débattre avec leur invitée du soir.


Bouquet final

Mais après ces 18 minutes de répit, il était temps de revenir sur les questions que Marine Le Pen voulait placer au centre du débat : la moitié de la séquence de conclusion consistera en un retour sur les deux « moments forts » de l’émission, à savoir l’entretien avec Patrick Buisson et le reportage dans le centre de formation.

Bilan : Marine Le Pen, pendant 45 minutes, n’eut aucun effort à accomplir pour aborder les questions qui constituent le cœur de sa vision politique : les gentils organisateurs de l’émission se sont chargés de le faire pour elle. Ce faisant, ils accréditent implicitement la primauté des questions portée par Marine Le Pen sur celles qui furent moins débattues, voire pas débattues du tout.

On pense, entre beaucoup d’autres possibles, aux sujets environnementaux qui furent discutés en tout et pour tout pendant 2 minutes, à travers une question sur le changement de position du Front national sur le nucléaire par rapport à son programme de 2012. Il faut dire que la question des personnes non françaises semble plus difficilement déclinable dans ce domaine que les questions de l’accès aux soins ou du chômage, qui furent abordés exclusivement sous l’angle du traitement promis par Marine Le Pen aux personnes nées ailleurs qu’en France.

Ces 45 minutes représentent un tiers de la durée totale de « L’Émission politique », et 40% de la durée pendant laquelle les thèmes abordés étaient choisis par les journalistes en charge de l’émission [3]. À titre de comparaison, les questions de sortie de l’Union européenne et de l’Euro, second sujet le plus discuté, ont donné lieu à 25 minutes d’échanges.

***


Ce n’est pas la première fois que le Front national bénéficie d’un tel accueil, ainsi que nous l’avions relevé en 2014 sous le titre « "Des paroles et des actes" sur les européennes : Pujadas tend la perche à Marine Le Pen » : « Traiter comme LE problème majeur, le problème majeur selon le Front national, c’est délivrer à ce dernier un certificat de légitimité de la politique qu’il défend », écrivions-nous alors. Et à propos de cette même émission, le SNJ déplorait déjà que « la hiérarchie éditoriale du service public a[it] malheureusement donné l’impression de se calquer sur les thématiques du FN ».

« L’émission politique » du 9 février dernier confirme donc ce que nous écrivions en juin 2014, dans un article de synthèse sur « Les médias et le Front national » [4] :

Non, les médias ne sont pas les principaux responsables de la montée du Front national. […] Non, ce n’est pas le temps de parole accordé à aux représentants de ce parti ou à la mise en discussion, en leur présence, de leurs prises de position qui est en cause. […] Oui, le rôle des médias est second, voire secondaire. [...] Tout au plus, peut-on leur prêter, mais c’est déjà beaucoup et beaucoup trop, des fonctions de légitimation et d’incitation : légitimation de thèmes portés par Front national, incitation à lui faire confiance.


Patrick Michel

 
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Notes

[1Le « Muslim ban » désigne le décret, actuellement suspendu par la justice américaine, interdisant l’accès au territoire des États-Unis aux ressortissants de sept pays : Irak, Iran, Libye, Somalie, Soudan, Syrie et Yémen.

[2Outre son rôle d’éminence grise de Nicolas Sarkozy, il est notamment connu pour son implication présumée et sa mise examen dans « l’affaire des sondages de l’Élysée », ainsi que pour les enregistrements de conversations privées avec, entre autres, Nicolas Sarkozy, qui avaient été rendus publics par Le Canard enchaîné et Atlantico en mars 2014.

[3C’est-à-dire en retranchant la durée du débat avec Najat Vallaud-Belkacem et du « billet » humoristique qui clôture l’émission – et sans tenir compte des bifurcations que Marine Le Pen a pu imposer lorsque d’autres questions lui étaient posées.

[4Voir également le dossier du numéro 14 de Médiacritique(s), notre magazine trimestriel (« Médias et extrêmes droites »).

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