Accueil > Critiques > (...) > Télévisions publiques : Sous le règne d’Emmanuel Macron

Suppression de la redevance : « Les salariés de l’audiovisuel public ne pourront pas porter seuls le débat. Et il ne le faut pas ! »

par Un collectif d’Acrimed,

En écho à l’annonce de campagne d’Emmanuel Macron, la majorité présidentielle confirmait en mai dernier vouloir supprimer la « contribution à l’audiovisuel public » – la redevance audiovisuelle, soit 138 euros payés « par près de 23 millions de foyers redevables possédant un téléviseur et qui rapporte plus de 3 milliards d’euros nets par an » comme le rappelle l’AFP (13/05). Une proposition que devrait entériner le projet de loi de finances rectificatives, annoncé quant à lui à l’Assemblée nationale le 29 juin. En réaction, les syndicats de France Télévisions et Radio France ont appelé à la grève et à un rassemblement le 28 juin. Entretien croisé avec Fernando Malverde, compagnon de route d’Acrimed et ancien journaliste à France Télévisions, Lionel Thompson (CGT Radio France), et Jean-Hervé Guilcher (SNJ-CGT France Télévisions).

Acrimed : À ce stade, quelles sont les revendications des syndicats de l’audiovisuel public et au-delà, que pouvez-vous nous dire des enjeux de la mobilisation ?

Jean-Hervé Guilcher : Ce qui est revendiqué, c’est le maintien de la redevance, le maintien d’un mode de financement indépendant et affecté qui sécurise la pérennité, l’avenir et l’indépendance de l’audiovisuel public. Depuis des années, on milite pour une réforme de la redevance, et elle aurait déjà dû être menée ! On sait que la redevance est assise sur la possession d’un téléviseur et que c’est un mode de perception obsolète vue la consommation aujourd’hui des contenus. Et nous, on milite évidemment pour une réforme à l’instar de ce qui a pu se faire en Allemagne : une redevance universelle, qui est non pas liée à la possession d’un téléviseur, mais qui présuppose le fait que n’importe quel citoyen français est en capacité d’accéder aux contenus que produit l’audiovisuel public, par quelque moyen que ce soit.

Lionel Thompson : Nous revendiquons une redevance universelle, avec des exemptions sur critères sociaux, ce qui serait d’ailleurs plus juste qu’aujourd’hui. Mais les positions des différents syndicats, en particulier à Radio France, ne se rejoignent pas forcément sur l’idée de revendiquer autre chose que le maintien d’un financement au niveau de la redevance actuelle. De ce point de vue, le préavis qui a été déposé hier [20 juin, NDLR] est moins précis, malheureusement, que celui qui a été déposé à France Télévisions. Mais il a le mérite d’exister et d’être intersyndical, et je pense qu’il y aura du monde en grève le 28 juin.

Fernando Malverde : Cette suppression de la redevance est complètement passée sous les radars du débat politique, elle n’a pratiquement pas été abordée pendant les campagnes électorales. Emmanuel Macron avance ça comme une baisse d’impôts, ce qui peut passer comme quelque chose de positif. Donc c’est vraiment un contexte qui est très difficile, très délicat. J’ai même l’impression que dans l’entreprise, à France Télévisions et Radio France, la mobilisation risque de ne pas être aussi forte qu’elle a pu l’être par le passé, par exemple quand Sarkozy avait annoncé la suppression de la publicité.

J.-H. G. : En prenant ce débat par le biais du pouvoir d’achat des gens, on escamote toute la question. C’est-à-dire qu’on ne mène pas le débat sur ce que doit être l’audiovisuel public, on ne le prend que par le biais d’une taxe réputée impopulaire et donc on met contre nous une partie de la population. On tient des AG pour essayer de mobiliser les salariés pour aller à Paris le 28 juin, mais on peine à les mobiliser. On a lancé une pétition, mais elle ne décolle pas : on est à 2000 signatures en trois semaines, c’est-à-dire moins que le nombre de salariés de l’audiovisuel public…

L. T. : C’est vrai qu’il y a beaucoup de démagogie dans la façon dont est présentée la suppression de la redevance comme une baisse d’impôt, parce que même s’ils réduisent la voilure, ils vont quand même être obligés de continuer à financer l’audiovisuel public. Les 3,8 milliards qu’il faut trouver, ils viendront bien de quelque part, et ils viendront de toute façon de la poche des contribuables, que ce soit sur le budget de l’État ou par une taxe. Alors ça ne sera pas tout à fait de la même poche, c’est sûr – et c’est aussi là qu’est le tour de passe-passe : si c’est sur le budget, ça veut dire que c’est par l’impôt sur le revenu et par la TVA, qui est quand même l’un des impôts les plus injustes. Mais présenter ça comme une baisse des impôts, c’est du foutage de gueule !


Acrimed : Vous dites peiner à mobiliser. Plus précisément, quel est l’état de la perception des enjeux et des conséquences chez les salariés de l’audiovisuel public ?

L. T. : Sur la mobilisation à Radio France, en discutant en interne, je vois que, y compris chez les journalistes, il n’y a pas toujours une claire conscience du danger que représente le basculement du financement sur le budget de l’État et non plus sur une taxe affectée et dédiée. Certains nous disent que si le niveau de financement reste le même, s’il y a un système pluriannuel qui le garantit, en fin de compte… Alors qu’on sait très bien que les plans de financement pluriannuels n’ont absolument pas empêché les coupes budgétaires ! Au-delà, le principe-même pose problème : les PDG de l’audiovisuel public devraient aller se bagarrer – si ce n’est tous les ans, tous les quatre ans –, pour dégager les financements nécessaires dans un budget de l’État dont on sait bien, par ailleurs, qu’il va être contraint puisque Macron a pour objectif de ramener le déficit à 3%. C’est la porte ouverte à de grosses réductions de voilure budgétaire d’une part. Et d’autre part, ça pose bien sûr la question de l’indépendance, puisque des PDG de l’audiovisuel public soumis à cette pression budgétaire permanente sont encore plus susceptibles d’être soumis aux pressions politiques.

F. M. : J’ai très peur que derrière la contrainte des 3% de déficit qu’Emmanuel Macron s’est engagé à respecter se cachent in fine des centaines de millions d’euros potentielles d’économies. Bien évidemment qu’il n’y aura jamais 3,8 milliards de compensation budgétaire par le budget de l’État. C’est quasi impossible. On va se retrouver avec ce qui avait déjà été formulé à l’époque où Gérald Darmanin était ministre du Budget : le projet de supprimer 500 millions d’euros dans le budget de la télévision publique, de l’audiovisuel public – voire plus ? Donc les questions qui se posent en sous-texte sont celles de la privatisation ou de la suppression d’une grande chaîne, ou du moins d’effectifs considérables, et à terme d’un rétrécissement énorme du périmètre.

L. T. : Effectivement à Radio France, si l’on doit subir de nouvelles économies, c’est le périmètre qui sera touché : c’est ce que ne cesse de dire la PDG chez nous [Sibyle Veil, NDLR]. « Le périmètre », ça veut dire qu’ils peuvent peut-être supprimer France Musique sur le hertzien pour le diffuser uniquement sur internet. Le Mouv’ serait sans doute menacé aussi, parce que la chaîne n’arrive pas vraiment à décoller en termes d’audience. Et puis ils reviendraient à la charge pour supprimer l’une des formations musicales, peut-être. Voilà, ça pourrait prendre cette tournure-là...


Acrimed : Pour continuer sur les sous-textes du débat politique, trop maigre selon-vous : pouvez-vous nous en dire plus sur sa tournure ? On remarque par ailleurs que le sujet a été extrêmement peu traité par les médias publics eux-mêmes, alors qu’il ne tiendrait qu’à eux d’en faire un « thème d’actualité » à part entière, et ce sans dépendre ou attendre après le calendrier politique…

J.-H. G. : On est devancé sur le débat par les sénateurs LR [1], qui ont sauté à pieds joints sur l’occasion ! Là où ils nous disent « Il faut renforcer le service public », il faut entendre : le diminuer, le fusionner, lui faire faire des synergies et des économies, redéfinir son périmètre. Pour Roger Karoutchi, l’audiovisuel public doit se concentrer sur ce que le privé ne veut pas faire. On voit bien la portée de ce principe sur nos missions, sur notre périmètre, le nombre de chaînes…

L. T. : Derrière ce que disent Roger Karoutchi et Jean-Raymond Hugonet, c’est effectivement une vision très libérale qui se dessine. En gros : le divertissement populaire et les choses qui sont susceptibles de faire de l’audience, il faut que ça reste au privé parce que audience = recettes publicitaires. Et puis tout le reste, « les niches », on le laisse au public. Mais ça ne règle absolument pas la question de savoir ce qu’on fait sur l’audiovisuel public pour qu’il puisse produire des choses de qualité. Il ne faut pas que l’audiovisuel public renonce à faire du divertissement populaire, des choses qui touchent l’ensemble de la population parce que sinon, si on laisse ça au privé, on voit ce que ça donne ! La question étant de ne pas avoir à courir derrière le privé, de ne pas non plus être soumis à faire de l’audience à tout prix, mais de pouvoir tenir les deux bouts : à la fois faire des choses exigeantes, de qualité, et rester présents sur des programmes qui arrivent à fédérer largement.

F. M : Je rejoins ce qu’a dit Jean-Hervé sur le fait que clairement, ils ne toucheront peut-être pas aux niches, mais ils toucheront à tout ce que le privé peut faire. Ça peut être quelque chose d’assez dévastateur.

J.-H. G. : C’est vrai qu’aujourd’hui, on est pris dans des injonctions complètement contradictoires dans nos boîtes. On nous fixe l’objectif d’informer, d’éduquer, de divertir, de s’adresser à tous, mais, dans le même temps, on ne cesse de questionner notre légitimité. Et notre légitimité, on la questionne à l’aune de quoi ? Du nombre de personnes qu’on rassemble devant nos programmes. Et donc effectivement, ça passe aussi par du divertissement, ça passe aussi, contrairement à ce que dit M. Karoutchi, par une politique de grands événements sportifs : si France Télévisions ne diffusait pas le Tour de France, Roland Garros, les Jeux olympiques, ce serait le privé qui le ferait. Il n’y a que le service public qui est en capacité aujourd’hui de toucher tout le monde, avec une offre de programme diversifiée, donner de l’accès à de l’information, du divertissement, de la culture. Forcément, ça ne peut pas être que des programmes « élitistes ». Alors évidemment, on est, nous, en interne, très critiques sur le traitement de l’information par France 2, qui est la chaîne-amiral. Et il faut évidemment que ça puisse bouger. Mais pour que ça puisse bouger, il faut aussi rendre nos entreprises indépendantes des logiques commerciales.


Acrimed : Alors justement… Comment articuler les critiques légitimes de l’audiovisuel public à la lutte pour le maintien de son financement ? Comment faire en sorte que la défense de l’audiovisuel public ne soit pas considérée comme une approbation de la ligne éditoriale de ses grandes émissions politiques – et au-delà… –, des formats dominants de l’information, du fonctionnement actuel de ses rédactions, et entre autres problèmes, de la starification de ses têtes d’affiche comme Léa Salamé, Nicolas Demorand, Nathalie Saint-Cricq ou Laurent Delahousse ? Et ce sans parler des conditions de travail actuelles pour nombre de salariés. Autant de points qui donnent (malheureusement) beaucoup de matière à la critique des médias…

F. M. : Je comprends la difficulté qu’il y a à défendre l’audiovisuel public en ayant en tête le ressentiment qui peut exister vis-à-vis de la ligne éditoriale. Malheureusement, je vois ça aussi chez les politiques. C’est-à-dire : parce que Léa Salamé est agressive dans ses interviews, on ne va pas défendre l’audiovisuel public ? Certains politiques n’en font pas une affaire sociale et politique, ni un enjeu de société, parce qu’ils sont énervés de la façon dont les éditorialistes les maltraitent sur ces médias. Il faudrait un énorme travail pédagogique pour que la question de l’audiovisuel public, dans son ensemble, dans sa complexité, dans la diversité de ses entreprises, soit considérée comme un enjeu majeur par le champ politique et la société dans son ensemble.
Ce sont des choses qui apparaissent dans les textes de la mobilisation. Je trouve que les textes de la CGT, en particulier, posent bien les enjeux sociaux, les enjeux culturels, les enjeux que représentent la télévision et l’audiovisuel publics en général. Je crois qu’il faudrait qu’il y ait un débat assez long, comme l’ont fait les Suisses, qui ont été également confrontés à la question de la suppression de la redevance. Mais ici, tout se passe de façon extrêmement jupitérienne de la part d’Emmanuel Macron – et démagogique, on l’a dit, en ressassant le mot d’ordre de la « suppression d’un impôt ». Résultats : les enjeux massifs autour de l’audiovisuel, les enjeux autour de l’accès au sport, de l’accès au divertissement, de la présence sur tout le territoire, etc., tous ces enjeux-là sont un peu occultés et pas réellement pris en compte dans le débat public.

L. T : Nous, concernant l’éditorial et les programmes sur les radios publiques, on leur a toujours dit qu’il y avait un manque de pluralité – notamment dans toute la partie éditorialisée. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que ces cases-là sont très contrôlées par la direction et que les rédactions peuvent très peu intervenir sur le choix des éditorialistes, qu’on va chercher en général à l’extérieur. On a Dominique Seux tous les matins, le directeur adjoint des Échos, le journal de Bernard Arnault, qui nous livre sa minute de pensée libérale. Et on a des minutes facho maintenant, également le matin, parce qu’il fallait soi-disant « rééquilibrer une image trop à gauche ». Donc on se retrouve avec des Alexandre Devecchio [rédacteur en chef adjoint au Figaro, au FigaroVox et au Figaro Magazine, mais également chroniqueur sur CNews et France Inter, NDLR.]… Ce manque de pluralité sur l’éditorialisation et sur l’information économique est réel. Du côté des émissions culturelles, ça tourne un peu trop souvent autour de la promo de gens qui ont quelque chose à vendre à un instant T. D’autres critiques sont à faire : on a beaucoup d’émissions en plateau, de moins en moins d’émission élaborées et complexes. Par exemple, on n’a plus vraiment de fiction sur France Inter, et plus assez d’émissions documentaires. Voilà, ces critiques-là, on les fait. Mais c’est vrai qu’on a un peu de mal à les porter syndicalement : il y a comme un réflexe qui perdure chez les salariés, qui sont d’abord assez peu syndiqués malheureusement, qui ont en outre tendance à considérer que les syndicats sont surtout là pour parler conditions de travail, salaire, temps de travail, et qui sont donc moins enclins à revendiquer sur les questions éditoriales. On a plus de mal à mobiliser là-dessus.

J.-H. G. : Il y a en effet une partie du débat éditorial qui a échappé aux rédactions aujourd’hui. D’abord, il y a eu quand même des plans d’économie drastiques, et donc la pression est beaucoup plus importante sur les équipes. On a vu qu’il était de moins en moins possible d’avoir un débat éditorial en conférence de rédaction, parce que les choses sont déjà bouclées dans des cénacles de dirigeants de rédaction. C’est dans l’élite des rédactions et en amont qu’on discute de l’angle des sujets. Il y a même des endroits où il n’y a plus de conférence de rédaction du tout. J’ajoute qu’au niveau national, l’information est un peu taylorisée. Les gens font des bouts de sujet : l’un fait un bout d’interview, l’autre une séquence différente, et c’est en fait une tierce personne, qui ne sera pas allée sur le terrain, qui va monter le sujet final. C’est un vrai souci de fonctionnement, qui est lié à des impératifs de faire des économies, d’« optimiser » le fonctionnement comme disent nos manageurs. Enfin, il y a une grande partie du contenu plus « valorisé » qui a échappé aux équipes en interne : les magazines d’information et d’investigation sont tous externalisés à France Télévisions, on ne produit plus rien en interne. Les grandes émissions un peu emblématiques, où il y a des éditorialistes, se font beaucoup avec des vedettes de l’information qui ne font pas vraiment partie de l’effectif. C’est un vrai souci parce qu’on a le sentiment de ne pas avoir du tout la main sur ces questions-là en interne.


Acrimed : Comment expliquer que cette dépossession du travail et de la ligne éditoriale ne provoque pas plus de contestation en interne, de la part de personnes diplômées, à fort capital culturel ?

F. M. : Ce sont de très grandes entreprises, il ne faut pas sous-estimer ça. Il y a 17 000 salariés globalement dans l’audiovisuel public, autour de 3 000 journalistes, mais éclatés dans plein de structures. Les éditorialistes sont la partie visible, mais il y a des centaines de journalistes qui travaillent le nez dans le guidon dans des activités et dans des structures qui sont très dispersées. Avec la suppression de la redevance, c’est une suppression de moyens considérable qui va aussi jouer sur un aspect moins connu : une énorme quantité de nos programmes n’est pas faite par des salariés de France Télévisions, mais par une multitude de sociétés, par tout un écosystème de production externe, France Télévisions n’étant que la banque qui finance et achète ces programmes. Ça fait vivre la moitié de la production audiovisuelle française, et près de 100 000 salariés quand on compte à la fois ceux qui sont directement salariés par France Télévisions, ceux qui sont des sous-traitants et tout l’écosystème des intermittents du spectacle. Donc c’est aussi ça qui va être impacté, il ne faut pas l’oublier. Ça, et toute la capacité qu’a un pays comme la France d’être producteur de contenus, producteur de programmes, de concurrencer les Gafam, Netflix, et l’industrie des programmes qui aujourd’hui échappe au secteur public. N’oublions pas, enfin, que dans le même temps, il y aura une fusion de TF1 et M6, donc la construction d’un nouveau géant de l’audiovisuel privé qui va lui aussi faire des économies d’échelle considérables ! En définitive, c’est tout l’écosystème de l’audiovisuel qui va être bouleversé par l’affaiblissement de l’audiovisuel public.

L. T. : Je pense que les rédactions n’ont jamais été de grands lieux démocratiques. Ça fait 30 ans que je bosse, et je n’ai jamais trouvé que les conférences de rédaction étaient des grands lieux de débat, ça a toujours été un peu structuré comme ça. Il faut aussi voir d’où l’on vient : quand on remonte aux années 1960, c’était pire ! Mais le problème relève aussi pour une part de la sociologie des rédactions. Si l’on ajoute à ça l’intensification du travail… Nous, on n’en est pas à un découpage du travail comme à la télévision. La radio étant un peu plus artisanale, un journaliste arrive encore à maîtriser l’intégralité du sujet, mais ça fonctionne quand même à la commande et avec des chefs qui définissent les angles… et les sujets. Et je le redis : il y a une culture qui n’est pas forcément ultra revendicative, un taux très faible de syndiqués, et un grand individualisme. Un repli, où chacun regarde son pré carré et n’envisage pas forcément les choses sous l’angle collectif. Bien sûr, ce n’est pas forcément vrai pour l’ensemble des salariés ce que je dis là, c’est vrai pour les journalistes. Si l’on prend l’exemple des producteurs, à la radio, ce sont des précaires. Des précaires « de luxe » parce qu’ils ne sont pas mal payés, mais des précaires quand même : s’ils ont le mauvais goût de ne pas plaire ou de trop déborder, c’est fini pour eux à la saison suivante ! Ça n’aide pas, même quand on est conscient des problèmes, à être très revendicatif et mobilisé… Je remarque d’ailleurs que les grands mouvements à Radio France ont rarement été portés par les journalistes et les producteurs, mais plus par les salariés, les soutiers, les techniciens, les réalisateurs, toutes les petites mains qui bossent aux programmes, ainsi que par les orchestres, parce qu’ils étaient très visés. Les mouvements durs chez les journalistes, ils ont eu lieu quand ça concernait les salaires.


Acrimed : Au-delà de la lutte contre la suppression de la redevance, la mobilisation pourrait-elle donc permettre d’élargir à d’autres revendications et dans quelles conditions ?

F. M. : À mon avis, le mieux qu’on pourrait espérer, c’est qu’il y ait suffisamment d’interpellations publiques et politiques pour qu’il y ait un débat et que ça ne soit pas réglé par un trait de plume de Jupiter, c’est-à-dire tranché uniquement par la petite annonce budgétaire du gouvernement. A fortiori parce qu’elle va se faire très vite et dans le flou : je pense qu’ils ne se savent pas encore comment ils vont compenser budgétairement le financement, ni en volume, ni sur la façon dont ils vont le faire. Donc il faudrait au minimum qu’il y ait une interpellation politique. Encore une fois, l’existence d’une télévision publique est un enjeu de société. Cela nécessite donc un débat public qui puisse durer suffisamment longtemps, au moins quelques mois, et que ça rebondisse. Aujourd’hui, il y a une force politique suffisante pour que ce débat soit au moins relayé à l’Assemblée nationale, avec de fortes voix, et que la discussion s’enclenche. Voilà, je crois que le mieux qu’on peut espérer, c’est ça. Il y aura la mobilisation du 28 juin, symbolique, qui n’aura sans doute pas l’impact qu’avait pu avoir la mobilisation contre la suppression de la publicité. À l’époque, toutes les vedettes s’étaient impliquées, ce qui ne va pas être le cas aujourd’hui… Mais au minimum, un débat public important : quelle est la fonction sociale de l’audiovisuel public ? Quelle est son utilité ? Est-ce qu’on a besoin de l’audiovisuel public ? Un débat d’autant plus nécessaire qu’encore une fois, nous sommes dans le contexte d’une future fusion M6-TF1 et d’une prédation de la part de Vincent Bolloré, qui va sans doute mettre la main sur la quasi-totalité de l’édition française. Voilà, d’après moi, c’est toute cette question du bouleversement de l’écosystème qu’il faut faire émerger dans l’espace public. Et dans ce débat, chacun a sa part.

J.-H. G. : Une manière de communiquer en creux de manière positive, c’est de poser la question suivante : c’est quoi un monde sans le service public ? Le matin, s’il n’y a pas la matinale de France Culture, celle de France Inter, vous avez le choix entre RTL, RMC, Europe 1... Si les grands événements sportifs ne sont pas couverts par France Télévisions, quel accès avez-vous ? Je pense que c’est un peu là-dessus qu’il faut communiquer. Certes, le système n’est pas parfait. Mais ce qui est aussi vrai, c’est qu’on se focalise beaucoup sur le traitement de l’information par France 2 ou France Inter, en oubliant parfois ce que fait France Culture, ce que font les réseaux locaux et régionaux, qui diffusent tous les jours une information, avec les moyens qu’ils ont certes, mais qui reste une information de proximité pour la population. Donc ils rendent un service. En ce sens, je pense quand même que le service public, dans sa globalité, avec la diversité de ses canaux, joue quand même son rôle… en partie, en tout cas.

L. T. : Les salariés de l’audiovisuel public ne pourront pas porter seuls le débat. Et il ne le faut pas d’ailleurs, puisque c’est un débat qui les dépasse largement. Il faut absolument l’élargir à l’ensemble des citoyens concernés, parce que l’audiovisuel public, c’est à eux, ça leur appartient. Pour le reste, avant même de débattre de l’audiovisuel public tel qu’il est, il y a pour moi tout bêtement une question de principe : les raisons pour lesquelles il est important d’avoir un service public audiovisuel, comme ça existe dans les grands pays voisins. Parce que c’est aussi une façon, en principe, d’avoir un audiovisuel qui échappe aux pressions commerciales, économiques et qui échappe à ce qu’on connait par ailleurs dans le privé aujourd’hui en France : l’ultra-concentration des médias privés dans les mains de quelques milliardaires, qui les utilisent comme des instruments d’influence politique. C’est, en principe, une différence primordiale. Après, on peut avoir le débat sur le service public tel qu’il est, avec toutes ses imperfections et en tenant compte des quelques espaces dignes d’intérêt qui y existent. On a quand même un paquet de chaînes de télé et radio, quatre formations musicales, l’INA… Donc il reste quand même une offre intéressante qu’il faut absolument préserver. Qu’il faut faire évoluer, mais qui est un acquis. Si le futur consiste à ce que l’audiovisuel soit cassé par pans, à coups de saignées budgétaires successives, pour livrer au privé ce qui est le plus rentable, et pour ne plus avoir qu’un audiovisuel public rabougri sur des programmes de niche, c’est catastrophique. Donc je pense que c’est là-dessus qu’il faut se battre. Et trouver le moyen de provoquer un débat qui dépasse les salariés de l’audiovisuel public, parce que sinon, je pense qu’effectivement, on n’y arrivera pas. Coincés entre la démagogie fiscale et les critiques parfois justifiées sur les lignes éditoriales du service public, on passera à la trappe.


Propos recueillis par Acrimed le 21 juin

 
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