De la rétention d’information à la " transparence ", le changement de stratégie de la direction du Monde est d’autant plus spectaculaire que Jean-Marie Colombani déclarait, dans La Tribune du 1er octobre [2] à l’encontre de Schneidermann, que " le seul fait de rapporter dans son livre des conversations privées met en péril la vie d’une collectivité ". La publication de la lettre de licenciement adressée par un employeur à un salarié accrédite l’idée que le droit à l’information du public peut parfois légitimer la violation d’une correspondance privée, fût-elle légale…
Vendredi 3 octobre au soir, Daniel Schneidermann, invité de l’émission " Merci pour l’info " sur Canal Plus, se félicitait de cette publication, au nom de la " transparence ", et - en toute fin d’émission - laissait son intervieweur Emmanuel Chain annoncer que le journaliste allait contester son licenciement aux prud’hommes.
Le Monde choisirait la transparence après l’omerta ? Ce serait le cas si la lettre de licenciement telle que publiée par Le Monde n’était pas " expurgée de l’article 3b de la convention collective des journalistes, invoqué lors de l’entretien préalable au licenciement de Schneidermann, lundi dernier ", comme le signale Libération (4 octobre 2003). Les syndicats du journal - SNJ, CFDT, CGT - voient dans cette opportune " autocensure " de la direction du Monde l’intention d’éclipser une phrase de cette Convention collective qui prévoit qu’en cas de litige, une commission paritaire amiable se réunit préalablement à toute décision (lire Schneidermann licencié ? Réactions syndicales).
Ironie de l’histoire, Daniel Schneidermann, qui a un rapport compliqué à la censure, y goûte maintenant jusque dans la bataille médiatico-judiciaire autour de son " vidage ".
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[1] " A nos lecteurs
Les raisons d’un licenciement
La direction du "Monde" a décidé de mettre fin à la collaboration de Daniel Schneidermann, producteur de l’émission "Arrêt sur images" sur France 5. Il assurait depuis janvier 1995 la chronique de notre supplément hebdomadaire consacré à la télévision et à la radio. Les motifs de cette décision sont expliqués dans la lettre qui lui a été envoyée le mercredi 1er octobre et que nous reproduisons ci-dessous.
Monsieur,
A la suite de l’entretien préalable que nous avons eu le 29 septembre 2003, la société éditrice du Monde entend, par la présente, vous notifier votre licenciement.
La raison en est que vous publiez, aux éditions Denoël, un livre intitulé Le Cauchemar médiatique dont la mise en librairie est annoncée pour le 2 octobre, mais qui circule depuis déjà plusieurs jours dans toutes les rédactions.
Sous prétexte de décrire ce qu’a été - ou aurait été - la réaction du journal Le Monde à la suite de la publication du livre de MM. Péan et Cohen, vous écrivez que ce livre "suinte la volonté de détruire et est truffé d’erreurs flagrantes" ; mais, vous ajoutez qu’"il repose aussi sur un incontestable "noyau dur" de faits vrais ou vraisemblables, d’authentiques dysfonctionnements", et que l’"incapacité de la direction du journal à opposer au livre une contre-enquête crédible, fut une sorte d’aveu".
Ce faisant, vous apportez votre soutien à MM. Péan et Cohen contre lesquels, vous le savez, Le Monde et ses dirigeants ont engagé une procédure en diffamation.
Votre livre est en réalité un véritable réquisitoire contre Le Monde et ses dirigeants.
Vous comparez en effet, ses dirigeants à "un clan sicilien" et les attaques que vous portez contre eux sont multiples.
Les attaques que vous portez contre le journal sont tout aussi nombreuses, puisque vous y dénoncez notamment sa politique éditoriale, les enquêtes qu’il publie et son prétendu refus de reconnaître ses erreurs. Et ce, dans des termes si violents que vous n’hésitez pas à écrire à propos d’un éditorial que c’est "l’éditorial de trop" et qu’il vous "horrifie" ; et vous posez la question : "Pouvons-nous continuer à nous emballer de la sorte et à délirer sans lendemain ?".
J’ajoute, toujours à titre d’exemple, que vous jetez la suspicion sur ce que seraient les comptes du Monde, puisque vous écrivez que "le journal ne pratique pas à l’égard de ses propres comptes le traitement qu’il exige des autres", alors que le journal a dénoncé à maintes reprises dans un passé récent des comportements financiers illicites voire délictuels. Vous comprendrez que cela est intolérable.
On est loin de l’exigence dont vous dites qu’elle doit être celle d’un journaliste lorsque vous écrivez que, "évidemment", vous n’aviez jamais "critiqué la direction dans les colonnes du journal", car, écrivez-vous, "je considère qu’il est équitable, si le chroniqueur souhaite chroniquer librement, que la direction puisse diriger librement. Chacun son rôle".
Un journaliste se doit d’avoir à l’égard de l’entreprise qui l’emploie un minimum de loyauté. Il manque de façon évidente à ses obligations lorsqu’il se livre auprès du public à une entreprise de dénigrement de son journal. Notamment en rapportant, dans un livre, des conversations professionnelles tenues en privé à l’intérieur de l’entreprise et dans le cadre de ses fonctions.
L’entreprise de dénigrement à laquelle vous vous êtes livré, tout au long du chapitre de votre livre consacré au Monde, et dont vous ne pouvez bien évidemment pas ignorer le tort qu’elle cause au journal, constitue une cause réelle et sérieuse justifiant votre licenciement.
Votre préavis de deux mois débutera à la première présentation de la présente lettre. Vous êtes dispensé de l’exécution de votre préavis.
(Suivent des précisions sur les modalités de la cessation de collaboration). "
(Le Monde Télévision daté 4 oct. 03).