Hervé Poirier est journaliste à Science et Vie depuis 1999. Il en fut rédacteur en chef depuis 2011 puis directeur de la rédaction à partir d’octobre 2019. Il quitte le magazine en septembre 2020, un an après le rachat de Science et vie par le groupe Reworld Media.
Acrimed : Quelles sont les raisons de votre départ de Science et Vie ?
Hervé Poirier : Fin août 2020, après une période de confinement qui a été compliquée pour toute la presse, et pendant laquelle la rédaction a beaucoup travaillé, j’avais plusieurs demandes, autour de deux questions essentielles : celle de la maîtrise éditoriale sur le site internet, et celle des moyens. La direction de Reworld a refusé toutes mes demandes.
Le premier point semblait pourtant élémentaire. Mon contrat de travail stipulait une maîtrise et une responsabilité éditoriale sur le site. Mais au cours de l’été, la direction m’a informé qu’ils changeaient de politique : pour « gagner en fluidité et en réactivité », les services numériques de Reworld prendraient la maîtrise éditoriale du site, jusqu’alors dévolue à la rédaction. Celle-ci n’avait plus qu’à se connecter sur internet pour lire ce qui était publié sur Science et Vie, ce n’était plus à elle d’en assurer la responsabilité éditoriale. Ce point-là n’était pas acceptable. J’ai demandé que la rédaction de Science et Vie garde le contrôle de la production éditoriale sur le site. Ils ont dit non.
S’agissant des moyens, on a eu deux démissions de journalistes juste avant le confinement. On a fonctionné pendant quelques mois avec la perspective, en septembre, de réembaucher quelqu’un. On n’avait plus personne en médecine dans une année de Covid – pour un journal de sciences, ça ne devenait pas jouable. Sur ce point-là aussi, ils ont dit non. Et cela a été encore la même réponse sur d’autres points de réorganisation de la rédaction. Je leur ai fait comprendre que je ne voyais pas comment je pouvais continuer à assumer mes responsabilités dans ces conditions. La confiance n’était plus là. Nous avons pris acte de nos désaccords. Et j’ai pensé qu’il était peut-être possible de renouer cette confiance entre les actionnaires et la direction de la rédaction avec une autre personne. D’ailleurs certaines de mes demandes ont été acceptées suite à mon départ. Deux journalistes expérimentées sur le site ont été rapatriées sur le mensuel, dont une spécialiste en médecine. Mais le site est bel et bien passé sous le contrôle des services numériques de Reworld.
Le groupe Reworld a la réputation d’être spécialisé dans la production industrielle de « contenu » et la marchandisation de l’information. En quoi ses pratiques sont-elles entrées en conflit avec la conception du journalisme selon Science et Vie ?
Là où le choc de culture entre notre conception du journalisme et celle de Reworld Media est le plus évident, c’est sur le travail. Nous, pour faire notre numéro mensuel, il fallait qu’on interroge jusqu’à 170 chercheurs par mois. Ça demande un travail colossal ! Mais c’est en allant chercher des informations nouvelles auprès de ces interlocuteurs que l’on garantit au lecteur une variété et une profondeur. L’année 2020 nous a prouvé que le réel dépasse de loin tout ce que l’on peut imaginer : il arrive avec sa surprise, son absurdité, sa violence, avec souvent plus de radicalité et de grossièreté que n’importe quelle « fake news ». Notre travail consiste à rendre compte de ce que la science a à dire sur ce réel, toujours surprenant. L’attachement, le lien de confiance que le lecteur noue avec un magazine est tissé de cette exigence, et c’est toute la valeur du magazine.
Mais tout le monde ne partage pas cette exigence…
C’est facile de faire des titres « à la Science et Vie » et il y a beaucoup de sites, beaucoup de revues qui plagient à grand renfort d’effets journalistiques. Sans se donner la peine de faire le travail de fond nécessaire pour rendre compte de ces surprises du réel. C’est cette conception « low-cost » que souhaite imposer Reworld Media à Science et Vie, en particulier sur son site. Cela revient à tirer un trait sur ce qui fait la valeur du magazine. L’organisation du travail que souhaite mettre en place la direction en témoigne : des « chargés de contenus », qui appartiennent à un « pool » et non à une véritable rédaction, vont ainsi « fournir des contenus » pour les sites de Reworld – Closer, Biba ou Science et Vie. En tout, une vingtaine de « jeunes talents » en formation constitueront cette « content factory » de Reworld (la « fabrique de contenu »).
Autre exemple du choc de culture entre Reworld et Science et Vie : le choix de nommer un ingénieur spécialiste en référencement web comme responsable éditorial des « contenus » du site. C’est là in fine que le désaccord est le plus profond. Car dans les faits, qui sera le rédacteur en chef ? Qui va décider quelles sont les « histoires » qui sont intéressantes et celles qui ne le sont pas, celles qui font sens et celles qui ne le font pas ? Google News. Science et Vie va juste essayer de suivre les thèmes sur lesquels il y a une grande demande, et de produire dans les deux heures un article pour pouvoir être classé dans Google News en première page. On en arrive à vouloir donner les informations que les gens veulent. Cette stratégie ne peut qu’amener à des accidents éditoriaux [1]. Elle réduit surtout le rôle de la rédaction, qui n’était pas là seulement pour répondre à une demande, mais aussi pour proposer une offre, raconter des histoires inattendues.
Pour nous, Science et Vie, cela a toujours été avant tout une rédaction. Pour eux, c’est juste une marque. En soi, c’est très bien de se diversifier à travers des déclinaisons comme Science et Vie Junior ou Les Cahiers de Science et Vie, des expos, des conférences... Mais cela doit se faire autour du travail d’une rédaction, en se basant sur la relation de confiance entre elle et le lecteur. Au final, je pense que leur choix relève d’une profonde erreur d’analyse, qui mènera à une perte de la valeur de la marque. Quoi qu’il en soit, ils m’ont indiqué la porte avec d’autant plus de facilité qu’ils pensaient réellement que mon rôle était inutile. En fait, pour eux, il n’y avait pas besoin de rédaction en chef, il n’y avait même pas besoin de rédaction, il fallait du flux.
La rédaction s’est mobilisée depuis septembre 2020 : grève, motion de censure contre la nouvelle directrice Karine Zagaroli, pétition… et récemment, menaces de démission collective [2]. Où en est-on de cette mobilisation ?
Il faudrait ajouter à votre liste une lettre ouverte courant décembre de plusieurs centaines de scientifiques qui pensent que c’est important de défendre la qualité éditoriale. Et également l’initiative du ministère de la Culture, qui a mis en place le 24 décembre une commission sur le possible conditionnement des aides à la presse à l’emploi de journalistes, à la suite des évènements à Science et Vie. Cette commission doit rendre son avis mi-mars, elle a déjà auditionné de nombreux acteurs et Reworld devrait être appelé à répondre à ses questions.
S’agissant de la mobilisation de la rédaction, il y a eu un nouveau départ officialisé fin janvier, celui de Mathilde Fontez, qui était rédactrice en chef adjointe. Elle était celle dont toute la rédaction considérait qu’elle pouvait reprendre le flambeau, qu’elle avait les épaules journalistiques, l’énergie, la culture scientifique. Elle avait postulé en bonne et due forme au poste de rédactrice en chef. Le choix de prendre à sa place un autre journaliste dont le profil est radicalement différent l’a amenée à demander son départ. Avec d’autres, nous étions deux détenteurs d’un savoir-faire séculaire, reçu de nos prédécesseurs, et que nous avions vocation à transmettre à nos successeurs. Cette transmission a été brutalement coupée par nos départs. Cela a contribué à convaincre une grande partie de la rédaction – parmi la quinzaine de membres restants – à envisager très sérieusement un départ collectif.
Est-ce que la mobilisation a payé ?
De mon point de vue, la mobilisation autour de Science et Vie met Reworld dans un grand embarras. Entre le bruit médiatique, la mise en place de la commission, et le fait que la mobilisation dépasse largement le périmètre de la rédaction du magazine : qu’elle soit aussi une mobilisation des lecteurs attachés au journal, de personnalités, de chercheurs.
Je voudrais ajouter que cette mobilisation prend une tournure politique dans une période où il est important d’avoir des journaux à même de fournir une information scientifique de qualité. L’information est un bien commun nécessaire dans une démocratie. Elle doit être produite de manière indépendante vis-à-vis du politique bien sûr, mais aussi des pressions de tout ordre, religieuse, financière, ou que sais-je. On s’est toujours considérés comme ça à Science et Vie, comme participant à ce bien commun.
Science et Vie a connu plusieurs changements de propriétaires depuis que vous y êtes entré comme journaliste en 1999. Excelsior Publications (fondateur) jusqu’en 2003, le britannique Emap Plc jusqu’en 2006, puis l’italien Mondadori jusqu’à son rachat par Reworld Media en 2019…
Le propriétaire du quotidien L’Excelsior a lancé le magazine Science et vie en 1913, ce qui était un concept assez nouveau. Il s’était inspiré d’une formule qui existait aux États-Unis. Moi, j’ai été embauché par le petit-fils du fondateur, donc c’était un groupe familial qui s’était peu à peu déployé, mais qui restait très centré sur Science et Vie. Le groupe a été racheté par Emap en 2003, puis Mondadori, qui était un peu une institution en Italie, un peu comme Gallimard et la Fnac. Mondadori voulait lancer Grazia International, et attaquer le marché français. C’est pourquoi ils étaient très intéressés par le rachat du groupe Emap, qui avait une quarantaine de journaux dont Science et Vie. Cela s’est conclu par un échec, et Mondadori a complètement changé de stratégie il y a trois-quatre ans, en voulant se recentrer sur l’Italie et sur l’édition, abandonnant l’ambition de devenir un grand groupe de presse mondial.
Dans quelle mesure les exigences des propriétaires ont-elles pu, au cours de cette histoire, interférer avec celles d’un journalisme de qualité ?
Science et Vie a l’avantage – ou l’inconvénient – de ne pas avoir beaucoup de publicité. C’est quand même le mensuel le plus lu de France, avec quatre millions de lecteurs déclarés. Les publicités représentent une part très minoritaire des revenus : ce sont principalement les lecteurs qui payent. Donc tous les actionnaires, Reworld compris, demandaient à la rédaction de trouver les meilleures « histoires ». On était à côté des bureaux de Grazia où la grande majorité des revenus vient de la publicité, c’est très différent. En ce sens, on était protégé de la pression publicitaire. Cela dit, j’ai dû aussi répondre non à certaines propositions. Les services commerciaux – et c’est leur rôle – essaient toujours de trouver de nouvelles sources de revenus. Faire un journal scientifique, ça coûte cher, très cher, il faut trouver un équilibre économique et la baisse structurelle des ventes en kiosque, la hausse du prix du papier changent les équations. Donc il faut être imaginatif. Mais cela ne doit pas se faire au détriment de l’exigence scientifique et éditoriale.
Ce genre de propositions est en fait assez courant dans le secteur, ce ne sont pas des pratiques propres à Reworld. Des concurrents de Science et Vie – je ne citerai pas de nom – ont jusqu’à quinze pages par mois qui sont réalisées par des agences de presse extérieures et qui ont vocation – ça se voit dans les pages – à recevoir de la publicité. Sur des thématiques, par exemple, soin du corps, on va faire quinze pages, et il y aura cinq pages de crèmes. C’est une pratique très courante. Mais jusqu’ici, à Science et Vie, la règle était que la rédaction garde la maîtrise totale de ses propos, du début à la fin.
Pensez-vous que cette exigence-là risque elle aussi d’être remise en cause ?
Je pense que Reworld va vouloir multiplier les partenariats, les annonces des activités du groupe. Et je crains que la nouvelle direction de Science & Vie ne soit plus habilitée à refuser ce type d’opérations. D’autant que Reworld est entré au capital d’un organisateur de salons important : je présume qu’ils voient une complémentarité très forte entre leurs médias et leurs activités d’organisateurs de salons, les médias ayant vocation à vanter les qualités des salons organisés par Reworld. Il y a donc le risque que le site de Science et Vie devienne aussi une vitrine pour le Salon de l’Auto, ou que sais-je encore. Cette « complémentarité » est assumée – avec les lecteurs de l’ensemble de leurs magazines, Reworld Media touche des millions de Français. Mais laissez-moi vous dire que ce ne seront pas les papiers les plus intéressants du site. Sur ce point, ils ont dû se dire que je ne serais pas le plus « aidant ».
D’une manière générale, existe-t-il des alternatives au « modèle Reworld » dans la presse magazine ?
La presse magazine est soumise à une crise financière, budgétaire, elle doit se transformer et elle va le faire dans plusieurs directions, avec plusieurs modèles différents qui vont se dégager. Je pense qu’on est en train de sortir d’un cycle d’une information gratuite, qui s’est imposé depuis les années 2000 sur internet. Les lecteurs ont de plus en plus conscience qu’ils ne peuvent pas se nourrir de n’importe quelle information. Personnellement, j’ai la foi dans un modèle de magazine qui joue sur une information de qualité, payante, sans trop de publicité, financée par des lecteurs de plus en plus conscients que cette information a un coût. Pour faire un parallèle, c’est un peu ce qu’on voit sur les séries. Le modèle payant de Netflix ou HBO repose sur la nécessité de produire de la qualité. Ce genre de modèle doit exister pour la presse.
Est-il possible de voir émerger de tels modèles au sein de grands groupes ?
Je crois que oui. Cela suppose un peu d’ambition, de faire naître une rédaction exigeante, autonome, indépendante, enthousiaste et travailleuse. Je crois au papier – le papier promet pour moi un engagement plus fort qu’un site internet. Le lecteur gardera, peut-être pas pour les quotidiens mais pour les magazines, comme pour les livres, le besoin d’une présence matérielle, d’une incarnation. Or, derrière cette presse papier, il y a des investissements colossaux. D’où la nécessité de moyens importants, de s’inscrire dans un projet industriel, à condition que le groupe garantisse une autonomie éditoriale et accepte une rentabilité moyenne. Dans les années 1980, la presse c’était des rentabilités à 20%. On pouvait y faire beaucoup d’argent. Aujourd’hui la rentabilité a baissé, c’est plutôt inférieur à 8%. Et ça ne marche que si les gens sont prêts à payer pour avoir de l’info. Il me semble que c’est bien le cas.
Propos recueillis par Frédéric Lemaire.