En janvier, Alba Ventura applaudissait le gouvernement, qui « a concédé ce qu’il avait prévu, sur la pénibilité, sur les carrières longues, sur la retraite minimale à 1 200 euros qui est, il faut le souligner, une grosse avancée » (9/01) [1]. François Lenglet corroborait : « Elle est assez équilibrée [...] Il y a une part de redistribution dans cette réforme. Elle rapporte non pas 12, mais 17 milliards [dont] 5 sont redistribués […] aux retraités modestes qui ont fait une carrière complète. [...] Pour quelqu’un qui est payé au niveau du Smic, et qui a fait une carrière complète, le taux de remplacement [...] sera de 80 %. C’est à peu près unique au monde. » (11/01) Et le rédacteur en chef du service économique, Martial You, d’en rajouter : « Quand on part à la retraite à soixante-quatre ans au lieu de soixante-deux, on gagne en moyenne 12 % de plus sur sa pension. » (17/01)
Las, les éditocrates de RTL n’ayant visiblement pas réussi à emporter l’adhésion de leurs auditeurs, c’est un autre registre qui a été mobilisé.
Il n’y a pas d’alternative
D’abord, bien sûr, la disqualification des contre-propositions. Martial You, 17 février : « C’est idiot de hurler contre les dividendes ou les actionnaires […]. Quand on vocifère contre les bénéfices records de TotalEnergies, on oublie que 7 % du personnel est actionnaire. » [2] Face à François Hollande qui suggère « une plus juste participation des revenus du capital ou des plus hauts patrimoines », Olivier Bost rétorque : « Augmenter les impôts, vous avez déjà essayé, c’était en 2012. Deux ans plus tard, ça a fini en ras-le-bol fiscal pour reprendre les mots de votre ministre de l’Économie de l’époque. Pourquoi les mêmes décisions produiraient pas les mêmes effets ? » (19/02) Dans le même esprit, Bruno Jeudy s’agace le 9 mars : « La Nupes, c’est l’augmentation des impôts et des cotisations. »
La députée Mathilde Panot (LFI) évoque-t-elle la question de l’augmentation des salaires en expliquant à Amandine Bégot que réaliser « l’égalité salariale entre les femmes et les hommes [...] rapporterait six milliards d’euros... » et rendrait inutile de repousser l’âge de départ ? La journaliste évacue : « Non, mais très bien. Mais cinquante amendements déposés par le député Hadrien Clouet demandant l’instauration d’une contribution sur les dividendes des entreprises les plus fortunées pour un euro de différence sur un chiffre d’affaires de sept-cent-cinquante millions d’euros. Ça sert à quoi ? » (9/02)
De façon générale, aussi bien dans les interviews de la matinale ou dans les émissions telles qu’« On refait le monde » ou « Le grand jury » des 12 (Laurent Berger, CFDT), 19 (François Hollande) et 26 février (Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire), ainsi que du 5 mars (Bruno Retailleau, sénateur LR), les propositions alternatives défendues par la gauche et /ou les syndicats sont marginalisées.
Dans cet exercice, « Le grand jury » du 12 février est un modèle du genre. Alors qu’Olivier Bost promet à Laurent Berger « qu’on va parler du fond », celui-ci il reste au… fond du tiroir. Au menu, le niveau de la mobilisation, les divergences supposées entre les syndicats sur les modalités d’action, les relations du secrétaire général avec l’exécutif, et bien entendu, le « saccage » du débat parlementaire par les députés insoumis.
Éric Brunet n’est pas en reste dans l’émission « On refait le monde » qu’il co-anime avec Aurélie Herbemont. En même temps qu’il rappelle à ses hôtes les fondamentaux du journalisme (6/03) – « [Faites] un peu d’information dans cette émission s’il vous plaît » – , il s’en affranchit immédiatement pour limiter les échanges avec ses invités à son carburant préféré : commenter les polémiques médiatiques du moment. Ce jour-là, les dix-sept minutes consacrées au conflit en cours se répartissent entre les blocages annoncés à partir du lendemain et l’appel lancé sur TikTok par le député Louis Boyard (LFI) aux lycéens et étudiants.
Une marginalisation qui touche aussi l’organisation collective de la mobilisation par les travailleurs en lutte, remplacée par des micros-trottoirs ou échanges téléphoniques individuels organisés les veilles de manifestations ou dans l’émission « Les auditeurs ont la parole » de Pascal Praud.
Feu à volonté sur les contestataires
Sans doute soucieux de ne pas braquer nombre d’auditeurs, l’habituel pilonnage continu contre toute action de blocage se fait certes moins systématique… mais demeure un produit recherché. De Tugdual Denis, qui évoque les « nervis de la CGT » (15/02), à Pascal Praud qui, face à Jean-Paul Delescaut, secrétaire général de l’union départementale CGT du Nord, « [entend] beaucoup de paysans et d’agriculteurs qui disent que vous êtes des privilégiés [...] ; qu’ils travaillent beaucoup plus durement que vous ; beaucoup plus que vous également » (3/03)…
Si les syndicats, CGT en tête, sont visés, c’est la Nupes (et surtout LFI) qui est la cible privilégiée. La violence des propos qui la visent contraste d’ailleurs avec la douceur de ceux adressés au Rassemblement national – nouvelle démonstration que sa banalisation fait partie des « acquis » médiatiques. Alba Ventura, 30 janvier :
« Les riches sont responsables du malheur des pauvres ». C’est très grave ce que fait Jean-Luc Mélenchon […] Des « parasites » [...] Qu’est-ce vous faites des parasites ? Vous les écrasez sous le talon […] C’est le mot qu’utilisaient les nazis pour parler des handicapés, des juifs. Que les communistes soviétiques utilisaient contre les mendiants, les chômeurs, ceux qui refusaient de s’insérer dans le monde du travail, et tous ceux qui possédaient des terres. Et tous ceux-là étaient exterminés. Jean-Luc Mélenchon ajoute la haine à la bêtise.
Ou encore, le 24 février : « C’est un carton jaune vif qui vire doucement vers le rouge […]. Le seul parti dont l’image n’est pas dégradée, c’est le Rassemblement national. » Suivie de près par la désormais éditorialiste Roselyne Bachelot : « L’image qui a été donnée hier [...] est tellement catastrophique. Moi, je serais les syndicats, je serais remontée comme un coucou contre la Nupes [...]. Ça tourne à la guignolade et au foutage de gueule. » (7/02) Ainsi que par Tugdual Denis : « Le RN finit par trouver un rôle dans cette opposition bien plus élaboré, bien plus pérenne que l’opposition de la Nupes qui est bruyante. Le RN ne fait pas d’obstruction parlementaire […]. Vous allez voir que dans quelques semaines, ils vont sortir plus grandis de ce débat sur les retraites que la Nupes. » Mais encore : « La France insoumise est-elle un obstacle à un débat démocratique sain, clair ? » (Aurélie Herbemont, 13/02) ; « La France insoumise fait le jeu du Rassemblement national » (Laurent Alexandre) ; « Est-ce que la Nupes ne fait pas le jeu du Rassemblement national ? Vous êtes agréablement surprise par le comportement des députes RN ? » (Amandine Bégot à Yaël Braun-Pivet) ; « La France insoumise sont [sic] un ramassis de gens mal élevés qui respectent pas la dignité du débat parlementaire. [...] On voit que les députés RN sont très malins et opportunistes en miroir inversé de La France insoumise, et qu’ils ont bien compris qu’il fallait pas traîner avec les nervis de la CGT ; et qu’il fallait surtout pas traîner avec les nervis de La France insoumise. » (Tugdual Denis, 15/02)
Jusqu’à l’insulte. Éric Brunet, 6 mars : « Je me souviens dans mes années [étudiantes...] je détestais quand un mec prenait en otage la jeunesse [...]. Louis Boyard, ce n’est pas les jeunes. C’est un mec qu’a fait un blocus challenge. Je suis pas comme lui et je l’emmerde. » ; puis Alba Ventura, 7 mars : « Boyard, c’est le jackass de l’Assemblée […] "Jackass" en anglais argot, ça veut dire crétin […] L’Assemblée n’est pas un jeu vidéo. S’il a de vraies idées, qu’il les exprime. Parce que là, ce qu’il fait, c’est du Trump. Ce n’est pas le niveau 2.0 de la politique, c’est le niveau zéro, tout court. »
Ne voyez-vous pas poindre la démobilisation
Alors que les manifestations voient affluer un nombre très élevé de participants, les gardiens du temple n’y trouvent qu’une réponse : ça ne sert à rien. La proposition d’Éric Brunet, le 7 février (« On peut examiner le troisième scénario, celui de la résignation. ») est reprise ad nauseam par toute la rédaction (parfois sous une forme subtilement interrogative). Julien Sellier à Olivier Dussopt, 16 février : « Cinquième journée de mobilisation aujourd’hui. Moins de monde dans les rues [...]. Est-ce que vous y voyez tout de même un essoufflement du mouvement ? » ; Céline Landreau à Jean-Paul Delescaut, 3 mars : « Jusque-là, les mobilisations – même massives – ont pas vraiment été entendues par le gouvernement. Vous pensez vraiment que la grève peut le faire plier ? Pourquoi, ce qui n’a pas fonctionné en janvier, en février, pourrait fonctionner en mars ? » ; Jérôme Florin à Olivier Mateu, secrétaire général de l’union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, 6 mars : « Est-ce que vous n’avez pas peur que [le blocages des raffineries et les pénuries d’essence] ça finisse par se retourner contre vous ? Est-ce que vous n’avez pas peur que ce mouvement devienne impopulaire si vous bloquez tout ? »
Et à l’occasion de la journée de mobilisation du 7 mars, la rédaction de RTL nous donne une petite leçon de démobilisation sociale. Alba Ventura ouvre le bal, en faisant tenir aux grévistes le discours qu’elle aimerait entendre : « Mais ils ne croient pas au retrait de cette réforme [...]. Ils ont compris que le président ira jusqu’au bout. C’est une forme de résignation, le sentiment que les dés sont jetés. [...Ils] ont un avis qui semble un peu déprimé, fataliste. Ils seront nombreux tout à l’heure dans la rue ; mais pour ce qui est de faire durer – longtemps – le conflit, il se disent à quoi bon. » Le soir, Roselyne Bachelot résume l’essentiel à retenir : « Il y a moins de grévistes que les dernières journées de grèves. Globalement, ils attendaient plus de grévistes, notamment dans l’éducation où là, la chute est vraiment importante. Et puis [il y a] l’apparition de ce que craignaient les syndicats, de mouvements violents de la part de ce qu’on a coutume d’appeler les black blocs, et qui peuvent être un élément de découragement des manifestants qui voient ces images de manifestants – ou de gens qui ne sont pas manifestants. » Alba Ventura confirme ce qu’elle avait prévu : « Il y avait beaucoup de monde, partout. C’était une nouvelle démonstration de force [mais] la France n’est pas bloquée. […] Ce qui était promis, attendu, n’est pas arrivé. » et Pascal Praud le répète : « Il y a rarement eu autant de monde sur une période aussi longue, mais la France n’était pas à l’arrêt. L’économie à genoux, ça ne marche pas. » Éric Brunet, résumant le propos de Bruno Jeudy à Alice Coffin, jubile : « C’est un peu déprimant pour vous ce que dit [Bruno] Jeudy. Il vient de vous dire que c’était plié […]. Les syndicats, ils font un dernier baroud d’honneur mais ils peuvent rentrer à la maison. »
Les 31 janvier et 1er février, Alba Ventura bégayait : « La bataille de l’opinion [...] a plutôt été perdue pour Emmanuel Macron » ; « Le gouvernement a perdu la bataille de l’opinion ». À écouter RTL, si le gouvernement « a perdu une bataille », il n’a pas perdu la guerre. Et la radio, tout comme Europe 1, a revêtu sa tenue de combat.
Denis Pérais