Accueil > Critiques > (...) > Mobilisation contre la réforme des retraites (2023)

Retraites et démobilisation sociale : l’éternel retour

par Pauline Perrenot,

Le 10 janvier, à la suite des annonces de la Première ministre, l’intersyndicale annonçait une première journée de grèves et de mobilisation contre la réforme des retraites, le 19 janvier. Annonce saluée comme il se doit par l’orchestre des chiens de garde médiatiques, trop contents de pouvoir reprendre en chœur l’un de leurs couplets favoris : l’ode à la démobilisation sociale.

Alors que des grèves d’ampleur s’organisent dans la fonction publique et de nombreux secteurs du privé contre la réforme des retraites, le reportage et l’information sociale pourraient avoir le vent en poupe dans les rédactions. Las, à quelques (rares) exceptions près, c’est l’inverse qui se produit. L’organisation collective de l’action syndicale et politique – sur les lieux de travail, dans les quartiers, etc. – est un non-sujet, et les travailleurs mobilisés ne sont entendus, au mieux, que par le biais de micros-trottoirs : des formats courts, par définition, qui isolent et individualisent de surcroît la parole des acteurs en écrasant le collectif. Incapable de s’intéresser aux formes et aux enjeux du combat social et de son organisation, le journalisme dominant suit, à la lettre, sa feuille de route traditionnelle par temps de « réforme » : les professionnels du commentaire accaparent plateaux et micros pour diagnostiquer à grands coups de sonde l’état de « l’opinion », pronostiquer l’étendue des « galères » du futur « jeudi noir », et marginaliser syndicalistes et opposants politiques : retour sur une semaine de mobilisation médiatique... contre la mobilisation sociale.


« La réforme passera » : « fatalisme des Français »… ou détermination des chiens de garde ?


Au soir des annonces d’Élisabeth Borne, sur le plateau de « C dans l’air » (France 5, 10/01), Brice Teinturier (Ipsos) tient à rassurer la tablée : « Mon hypothèse, c’est que compte tenu des efforts qui ont été faits pour les régimes spéciaux, il peut y avoir une mobilisation forte mais je serais un peu étonné qu’elle dure des semaines et des semaines. Parce que d’abord, à mon avis, les gens ont quand même en grande partie intégré l’idée que si le gouvernement passe de 65 à 64 ans, il n’ira pas tellement au-delà en termes de négociations et [...] vous vous mobilisez quand vous pensez quand même pouvoir arracher quelque chose. » Par un heureux hasard, les « impressions » de Gaëlle Macke, directrice déléguée de la rédaction de Challenges, confirment les « hypothèses » du sondologue : « Il y a quand même un certain fatalisme, on a l’impression, sur ce sujet. » Pour que le fatalisme se répande, rien de tel, en effet, que de le prescrire à toutes et à tous : « Tout le monde a compris qu’il y allait avoir une réforme des retraites de toute manière. [...] La contestation ne changera pas le fait que politiquement, elle sera votée. Et en plus, après le Covid, il n’y a pas eu de gros mouvements de contestation. [...] Je ne suis pas sûre que l’heure soit aux mouvements collectifs. »

Des matinales radio aux magazines d’actualité, en passant par les colonnes de certains journaux, cette petite musique est omniprésente. La circulation libre et non faussée des prophètes de la démobilisation y est pour beaucoup : le 11 janvier, c’est au 20h de France 2 que l’on retrouve Brice Teinturier dispenser le même pronostic de défaite : « Se mobiliser pendant des jours et des jours, et le faire quand vous vous dites "on obtiendra peu de résultat", ce n’est pas forcément dans le calcul coût-bénéfice quelque chose qui va dans le sens d’une mobilisation durable. » En pointe dans le registre des élucubrations divinatoires, Nathalie Saint-Cricq distille elle aussi la résignation tout en prétendant diagnostiquer celle des « Français » : « Il peut sembler paradoxal que les Français ne veuillent pas de cette réforme mais aient intégré que de toute façon, ça allait passer avec une forme de fatalisme. » (« Questions politiques », France Inter/France Info, 14/01).

À l’appui de telles affirmations ? Des sondages, dont les commentateurs s’enivrent aveuglément – malgré les critiques formulées depuis des décennies à leur encontre –, et qu’ils utilisent pour maquiller grossièrement leurs partis pris, rabâchés obstinément. Fidèle au poste, le traditionnel duo Ifop/Journal du dimanche excelle en la matière. Le 15 janvier, l’institut engageait ainsi les interviewés à faire un « pronostic concernant l’application de la réforme des retraites », incités à dire si la réforme « sera votée et appliquée » ou « finalement retirée face au mouvement social »… qui n’a pas encore démarré. Un artéfact dont Jérôme Béglé, directeur général de la rédaction du Journal du dimanche, exploite immédiatement le potentiel :

[Jean-Luc Mélenchon] se réjouit déjà des manifestations et des blocages annoncés par les organisations syndicales pour mettre en pièce la réforme des retraites […]. Las, 68% des Français interrogés par l’Ifop estiment que la réforme sera votée et appliquée. Même au sein de La France insoumise, une majorité (55%) en est convaincue.


« La réforme passera », répète, dans un second article, le JDD, biberonnant les bavardages des sondeurs, et bien décidé à épauler le gouvernement :

Ces Français mécontents iront-ils clamer dans la rue tout le mal qu’ils pensent de cette réforme ? Rien n’est moins sûr. [...] Car occuper la rue apparaît vain : 68% des Français pensent ainsi que la réforme Macron passera malgré tout. […] Sans doute se souviennent-ils que […] les victoires syndicales ont été rares. « L’opinion a intériorisé le fait qu’un gouvernement ne recule plus et que l’action collective ne fonctionne plus, note Frédéric Dabi. [...] » Même chez les sympathisants de gauche […], la conviction que le texte sera quand même voté prédomine. C’est peut-être la seule bonne nouvelle pour l’exécutif.


On en voit au moins une autre : le matraquage médiatique prophétisant le succès de « laréforme » et l’échec de ses opposants. Une partition performative reprise en boucle par BFM-TV. Le 10 janvier, par exemple, face à Philippe Martinez :

- Antonin André, chef du service politique d’Europe 1 : Les sondages disent que 64% des Français sont effectivement contre cette réforme sur le principe, pour autant, ça ne veut pas dire qu’ils suivront l’appel des syndicats à se mobiliser dans la rue. [...] On voit bien depuis quelques années que les syndicats sont en perte de vitesse, la CGT notamment dans les différentes élections professionnelles, parfois même, vous êtes à la ramasse [...].

- Nora Hamadi : Est-ce que vous n’avez pas ce sentiment que les Français sont aussi usés, fatigués par ces actions qui, finalement, n’aboutissent pas toujours ?

- Maxime Switek : Vous sentez le doute qui flotte sur ce plateau et ailleurs [concernant la mobilisation] ! Quand vous entendez par exemple celui que l’on cite systématiquement ces dernières semaines, c’est à dire le politologue Jérôme Fourquet, qui parle d’une espèce d’apathie politique qui aurait gagné la France et qui ferait qu’une partie des Français éventuellement contre cette réforme se soit résignée malgré tout à cette réforme et ne vous rejoigne pas dans la rue.


Rebelote le lendemain, face à Olivier Besancenot. Le porte-parole du NPA évoque-t-il des conflits en cours sur les salaires et de nombreux « motifs de mécontentement » qui pourraient constituer un « catalyseur » ? Aurélie Casse l’interrompt : « Ou l’inverse. Vous savez, c’est ce que disent les spécialistes, parfois on se prend tellement de baffes à la suite qu’on ne répond plus. » Avant de persister, main dans la main avec le journaliste économique du plateau :

- Emmanuel Lechypre : Là, aujourd’hui, on est quand même dans un moment d’inquiétude, avec l’inflation, assez forte sur les perspectives économiques et on sent qu’il y a une inquiétude plus que de la colère.

- Aurélie Casse : Parce qu’en fait, les Français sont fatalistes ! Vous avez vu le sondage de Bernard Sananès. [...] Malgré cette forte opposition, 75% pensent que la réforme sera quand même adoptée. [...] Pour se mobiliser, il faut aussi se dire « si je me mobilise ça peut marcher, je peux faire plier le gouvernement. » Peut-être que les Français se diront que non, que le gouvernement est déjà passé de 65 ans à 64 ans et qu’il est impossible aujourd’hui d’obtenir plus.

Ou encore… le 16 janvier :

- Alain Marschall : Si on entre dans un conflit long, plutôt radical, avec des blocages forts, Emmanuel Macron sera sous pression, est-ce que la rue peut faire reculer le gouvernement ?

- Alain Duhamel : Écoutez, je crois que non. [...] Je crois quand même que ça passera. Ça passera d’abord parce que c’est la réforme que, depuis le départ, Emmanuel Macron veut faire. Ensuite parce que les Français, même si ça ne leur fait pas plaisir de le constater, savent bien qu’autour de nous, dans tous les pays, ça a eu lieu avant nous ! [...] Ensuite compte tenu de l’inflation, de l’Ukraine, du Covid [...], le climat est plus à l’anxiété voire au découragement qu’à la colère et à l’éruption.


Mais c’est incontestablement à Apolline de Malherbe que revient la palme des chiens de garde cette semaine, pour sa première question à destination de Philippe Martinez, reçu avec les honneurs dans la matinale de RMC et BFM-TV le 13 janvier :

Est-ce que vous saurez mobiliser ? C’est un test pour le gouvernement mais c’est un test aussi pour les syndicats. Alors, mobiliser, sans doute, […] mais gagner, peu de chances ! Parce que j’ai regardé l’historique des dernières mobilisations : je suis remontée même un peu, puisque je suis remontée jusqu’à la réforme Fillon en 2003 : un à deux millions de manifestants dans la rue, mais échec, la loi est adoptée. 2010, réforme Woerth, trois millions de manifestants dans la rue : échec, la loi est adoptée. 2014, réforme Touraine, petite mobilisation dans les rues mais échec tout de même, la loi est adoptée. 2016, grosse mobilisation contre la loi El Khomri : échec, elle est adoptée. 2017, contre les ordonnances Macron : échec. 2018, combat contre le projet de réforme de la SNCF, grand mouvement social qui dure près de trois mois, mais échec, la loi est adoptée. Donc en fait, vous savez déjà que de toute façon, à la fin, vous perdez.


Prêcher le découragement, sans trêve ni repos. Une mission dont s’acquittent aussi bien les têtes d’affiche du service public. Sur France Inter (11/01), face à Laurent Berger qui évoque la « détermination des travailleurs », Léa Salamé ne parvient pas à réprimer sa morgue : « Mais vous savez que de toutes les manières, il passera ce texte. » Même musique sur France Info (18/01) :

- Ève Roger, « spécialiste des questions de société » : 68% [des Français] considèrent que [la réforme] va passer. Donc si vous pensez déjà que la réforme va passer, quel besoin est de s’organiser, de se mobiliser et de lutter ?

- Axel de Tarlé : Ça, ça milite pour une faible mobilisation. Il y a une résignation.

- Ève Roger : Oui c’est ça, c’est ce qu’on dit. On dit une lassitude, une résignation.


« C’est ce qu’on dit », et qu’on rabâche... dans les grands médias. À cet effet, le service public est plein de ressources : le 16 janvier, l’émission « Les Informés » invitait autour de la table Laurence Sailliet – une habituée des plateaux de Cyril Hanouna –, présentée comme « éditorialiste et chroniqueuse politique » sans qu’il soit fait mention de son ancien poste de porte-parole pour le compte… des Républicains. Par sa voix, les auditeurs apprendront donc, ô surprise, que « le gouvernement ne cèdera pas [...]. On peut y passer trois ans, on est d’accord ou pas mais c’est ainsi. De toute façon, hier, dans le sondage Ifop-JDD, 68% des français disent qu’ils savent que la mesure va être adoptée et va être appliquée. Donc je crois que tout le monde a compris. » L’animateur de l’émission, Jean-François Achilli n’hésitait pas, quatre jours plus tôt (12/01) dans la même émission, à solliciter les bonnes idées de ses convives pour… fracturer le front syndical : « Il n’y a aucun moyen de faire renoncer la CFDT, euh, à mobiliser ? » Une idée partagée par le journaliste Julien Arnaud sur une chaîne concurrente : « Est-ce qu’on sait si le gouvernement, en coulisse, en off, a lancé un peu des actions dès ce soir pour tenter, comment dirais-je, de morceler l’union syndicale ? » (LCI, 10/01) Vous avez dit « journalistes militants » ?

Et si l’on sent chez eux un peu d’inquiétude, c’est qu’un spectre affreux les hante, comme le reconnaît benoitement Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro au micro d’Europe 1 (12/01) : ce « désastre qui reste dans toutes les mémoires », c’est le mouvement social victorieux contre le plan Juppé : « En 95, la réforme est abandonnée, c’est une catastrophe absolue. » Et c’est sans doute pour conjurer cette issue funeste que l’hypothèse de l’abandon de cette contre-réforme est ainsi systématiquement évacuée.


« La galère » qui vient et le matraquage anti-grévistes


Les chefferies éditoriales semblent déterminées à dépeindre cette journée de grève sous les sombres couleurs d’un « jeudi noir ». « TER, TGV, Ouigo, RATP : un jeudi de galère en perspective pour les usagers » ; « Grève : les parents s’organisent pour jeudi » ; « Grève : pire qu’en 1995 ? » ; « Écoles fermées : les enfants trinquent ? » ; « Avec la grève, les commerçants souffrent et rouspètent » ; « Retraites : avec les grèves, les commerçants s’inquiètent pour leur chiffre d’affaires » ; « Réforme des retraites : combien vont coûter les grèves ? » ; « Grève : quel impact sur le tourisme ? » Ad lib. Si BFM-TV ou RMC ne ménagent pas leurs efforts, les « 20h » sont à compter au rang des meilleurs producteurs de ce type de « reportages », dont la valeur informative approche, comme de coutume, le zéro. « À quoi faut-il s’attendre ? » interrogeait ainsi la Une du 20h de TF1 (12/01), qui présente, comme ailleurs, la grève d’abord et avant tout comme une nuisance, engendrant son lot de « victimes », qui recueillent soudain toute l’attention médiatique, et qu’on oppose, implicitement et arbitrairement aux grévistes et aux acteurs du mouvement social. Le même soir, le traitement est identique sur France 2, qui reproduit la même question et égrène le même type de micros-trottoirs (automobilistes, parents et usagers des transports). Le tout illustré, sur les deux chaînes, par d’anciens reportages sur les « galères », recyclés pour l’occasion :

- Journaliste France 2 : Et si ces images de stations-service à sec, de trains annulés, se reproduisaient dans quelques semaines ?

- Journaliste TF1 : Va-t-on revoir ces files d’attente interminables à la pompe comme en novembre dernier ? Trop tôt pour le dire.

Mais suffisamment pour en faire un « sujet » au JT…

Quel est l’intérêt de ce genre de reportages ? On le devine en écoutant le journaliste politique Gauthier Le Bret sur CNews (14/01) :

Aujourd’hui, l’opinion publique est claire. Les Français ne veulent pas de cette réforme des retraites très majoritairement. Mais si les Français sont pénalisés puisqu’ils n’ont pas de transport, puisqu’il y a des grèves dans les raffineries, [...] et qu’ils ne peuvent pas faire le plein, là, l’opinion française pourrait s’inverser et se ranger du côté du gouvernement, ou du moins dire : y en a marre des grèves, y en a marre de la CGT.

Et en attendant que « l’opinion » le dise, on peut toujours le faire à sa place !

Autre motif d’espoir, évoqué par les bavards de France Info, qui se projettent déjà… en février :

- Axel de Tarlé : Les vacances peuvent être menacées là !

- Ève Roger : Les départs en vacances peuvent être menacés. Donc ça peut contrebalancer l’opinion qui soutient le mouvement. [...] Il y a déjà eu le premier week-end de Noël, où c’est très très mal passé auprès de l’opinion le fait de cette grève un peu surprise organisée par les contrôleurs. Là, si la France est bloquée le 4 février pour partir en vacances, là, ça risque d’être un moment décisif !

- Axel de Tarlé : Est-ce que cette colère et cette animosité vis-à-vis de la réforme des retraites, est-ce qu’elle a une base solide ou est-ce qu’elle est friable et qu’il suffit qu’on nous gâche les vacances de février pour que l’opinion se retourne comme une crêpe ? (« L’info s’éclaire », 18/01)

On peut en tout cas faire confiance aux grands médias pour mettre toutes leurs forces dans cette bataille.

Et dans leur arsenal, ils usent volontiers d’une arme de démobilisation massive : les traditionnelles interpellations et autres violences symboliques infligées aux opposants. Hormis les morceaux de bravoure relevés plus haut, comment ne pas évoquer le cirque anti-grévistes de RMC, en représentation quotidienne dans l’émission « Estelle Midi » ? « Jeudi noir le 19 janvier : craignez-vous la paralysie ? » (11/01) ; « Nouvelle menace de grève dans les raffineries : ras-le-bol ? » (12 janvier) ; « Les lycéens veulent tout bloquer : ridicule ou courageux ? » (16/01) ; « Les grévistes veulent couper l’électricité des élus : scandaleux ? » (17/01) Au cours de cette dernière émission, on entendra notamment Daniel Riolo sublimer le couplet habituel de la « prise d’otage », en déclarant à propos de Sébastien Menesplier, syndicaliste CGT Mines-Énergie [1] :

Ce monsieur, il faut le ficher S tout de suite en fait. Ces gens-là ne sont pas des démocrates, [...] [ce] sont des extrémistes qui ne veulent pas d’une vie politique telle qu’on l’entend dans notre société, dans notre République, mais qui veulent l’usage de la force pour faire passer leurs idées. Donc on est bien en présence de ce que je disais tout à l’heure, de mouvances fascistes.


Ça promet… Présent chaque jour sur les plateaux de télévision, l’économiste et essayiste Olivier Babeau tient lui aussi à « pousser une gueulante par anticipation » contre les syndicats, d’ores et déjà qualifiés d’« irresponsables » (BFM-TV, 15/01) : « Ce blocage, fondamentalement, c’est un suicide pour une France qui va déjà très mal » assène le commentateur (sans qu’aucun blocage n’ait eu lieu), qui s’interroge à grands coups d’injonctions :

Est-ce que, vraiment, on peut pas lever le pied ?! Est-ce qu’à un moment, on ne peut pas se dire que la solution, c’est peut-être pas de tout bloquer pendant plusieurs semaines mais essayer d’avancer collectivement et de faire un progrès ?! [...] Vraiment, je crois que c’est quand même une très très mauvaise idée de bloquer le pays jeudi !

En plateau, trois chroniqueurs sur quatre sont d’accord… et enfoncent le clou du mépris. Mépris et injonctions que l’on retrouve dans la bouche des grands intervieweurs des matinales radiophoniques :

- Salhia Brakhlia face à Laurent Berger (CFDT), France Info, 16 janvier : Journée de mobilisation, oui, mais la Première ministre, Élisabeth Borne, vous demande de ne pas pénaliser les Français. La CGT, par exemple, envisage de bloquer les raffineries et la distribution de carburant. Vous êtes sur la même ligne ? [...] Vous bloquez les raffineries ou pas ?!

- Léa Salamé face à Fabien Roussel (PCF), France Inter, 17 janvier : Les ministres se relaient depuis quelques jours dans les médias pour dire [...] la mobilisation, oui, c’est un droit, mais il faut pas bloquer le pays. Vous, vous dites quoi ? Si pour bloquer cette réforme, il faut bloquer le pays et ben il faut bloquer le pays ? [...] Donc il faut bloquer le pays ? Faut bloquer le pays ? Faut bloquer le pays après deux ans de Covid [...] ?! Non mais je vous pose la question !

- Sonia Mabrouk face à Manuel Bompard (LFI), Europe 1, 11 janvier : Quand vous appelez à manifester, qu’est-ce-que vous souhaitez au juste ? C’est le désordre, bloquer le pays ? Est-ce que c’est de bloquer le pays quel que soit le temps du blocage et les conséquences ?! [...] Est-ce qu’à l’Assemblée, vous misez sur l’obstruction quitte à transformer le parlement en Zad ?


Et si la mobilisation journalistique contre les opposants ne fait que commencer, certains ont déjà placé la barre très haut. Ainsi des journalistes animant « Le Grand Jury » (RTL/LCI/Le Figaro) qui, le 15 janvier, encourageaient le gouvernement – représenté ce jour par Aurore Bergé – à légiférer urgemment pour entraver le droit de grève :

- Jim Jarrassé : Est-ce qu’il faut une loi, selon vous, pour améliorer ce service minimum, dans les mois qui viennent ? Très rapidement ? Pour vraiment agir sur le quotidien des Français ?

- Olivier Bost : La CGT menace d’un arrêt de la production dans les raffineries […] et d’un ralentissement de la production électrique […]. Est-ce que là-dessus, vous dites : il faut tout de suite réquisitionner ? Une forme de réquisition préventive ? […] Est-ce qu’il faut anticiper avec des réquisitions ? Parce qu’on a vu ce qui s’était passé à la rentrée !


Les « risques de débordements » : un journalisme de préfecture par anticipation


Le bingo de la démobilisation sociale n’aurait pas été complet sans une dose de journalisme de préfecture. Le 10 janvier, BFM-TV consacrait ainsi une part non négligeable de son temps d’antenne à relayer une « note des services de renseignements » anticipant des violences (de manifestants) lors des futures manifestations. Une co-construction de la peur, à grand renfort de communication policière que les journalistes reprennent à leur compte sans aucune distance.



Circulation circulaire de l’information oblige, les journaux radiophoniques en font mention, tout comme le 20h de France 2 [2] tandis que sur LCI (10/01), cette non-information est utilisée pour cadrer l’interview d’un responsable syndical : « Est-ce que vous craignez [...] les radicaux, les black blocs qui se mêlent aux cortèges ? » s’inquiète ainsi Julien Arnaud face à Yvan Ricordeau, secrétaire national CFDT. Ce dernier refuse-t-il de « verser dans la spéculation sociale » ? C’est irrecevable pour le chien de garde, qui insiste : « Mais comment réagirez-vous si, malgré tout, il y a de la violence, il y a de la radicalité qui échappe à votre contrôle ? » Et Valérie Nataf d’en ajouter une couche : « Philippe Martinez a dû être exfiltré d’un cortège du 1er mai parce que les black blocs plus Gilets jaunes avaient réussi à totalement désorganiser le cortège ! Vous dites que ce seront des manifestations pacifiques, familiales, comment empêcher ce phénomène alors qu’on a vu, les images sont dans tous les esprits, le leader de la CGT être exfiltré d’une manifestation un 1er mai, le totem des manifestations syndicales ?! » Ou comment semer les graines de la peur et de la disqualification, en oubliant, au passage, de mentionner que ce jour-là, les violences de la police n’étaient pas étrangères au « désordre » et qu’elles furent y compris dénoncées comme telles par… la CGT.


***


Prédictions sondagières aussi hasardeuses que biaisées sur l’état d’esprit de « l’opinion », prescription du fatalisme, invisibilisation de l’action collective, anticipation des « galères » causées par les grèves, violences médiatiques contre les opposants, exercices de futurologie sur la résistance du front syndical, prophéties catastrophistes sur les violences (des manifestants) lors des mobilisations… Pendant plus d’une semaine, les chiens de garde, engagés à corps perdus dans la « bataille de l’opinion », et se positionnant de fait, sous couvert de « commentaires », comme autant d’acteurs politiques dans le débat public, semblent bien décidés à mater le « désordre » annoncé. S’il ne fait que commencer, le journalisme de démobilisation sociale est déjà au sommet de son art.


Pauline Perrenot, grâce au travail d’observation collective des adhérentes et adhérents d’Acrimed

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Un syndicaliste ciblé de toutes parts pour avoir déclaré : « On va aller voir ceux qui veulent la réforme, qui la soutiennent, ceux-là on va s’occuper d’eux. On va aller les voir dans leurs permanences, on va aller discuter avec eux, et puis si d’aventure ils ne comprennent pas le monde du travail on les ciblera dans les coupures qu’on saura organiser [...]. On sera vigilant pour ne pas avoir de dommages collatéraux, l’objectif n’est pas de se mettre à dos les usagers. » (Le Parisien, 16/01).

[2« Un climat social tendu souligné par une note du renseignement territorial. Il redoute "des modes d’action disruptifs et imprévisibles en dehors de tout cadre syndical qui suscitent une certaine inquiétude". » (11/01)

A la une