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Réforme des retraites : un non-sujet dans la presse féminine

par Lucie Barette,

« Réforme des retraites : les femmes, grandes perdantes » (Libération, 27/01) ; « Retraites : la réforme n’est pas "plus juste" pour les femmes » (Mediapart, 23/01) ; « Retraites : le ministre Franck Riester admet que les femmes sont "un peu pénalisées" par le report de l’âge légal » (BFM-TV, 23/01)… De toute évidence, l’actuelle réforme des retraites aggravera la situation des femmes, déjà victimes d’inégalités sociales et salariales majeures. Mais si la question des retraites est un enjeu féministe de premier plan [1], la presse féminine se distingue (une nouvelle fois)… par sa capacité à regarder ailleurs.

De nombreux dossiers, des dizaines d’émissions spéciales, des centaines d’articles ont couvert et analysé ce projet de réforme, son parcours parlementaire et sa contestation populaire massive. L’angle des carrières longues, hachées et/ou précaires des femmes a souvent été mis en avant, d’autant plus que le mouvement social s’est inscrit dans les manifestations du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Y compris dans la presse féminine ? En 2020, nous épinglions Elle et Marie-Claire pour leur silence consternant face au mouvement social contre le précédent projet de réforme des retraites. Historiquement apolitique, du fait d’un héritage législatif contraignant au moment de la constitution de son identité éditoriale [2], la presse féminine est, aujourd’hui encore, réticente à aborder d’autres sujets que les normes de beauté (« jeunesse-blancheur-maigreur ») et d’autres règles que celles de l’adoption des codes du « féminin » (vêtements et accessoires de mode hors de prix ; décoration d’intérieur invivable, etc.).


Elle, un journal féminin devenu généraliste ?


Le magazine Elle a obtenu récemment un statut de presse IPG (Information politique et générale), faisant sortir sa version papier et son site internet de la nomenclature « presse spécialisée », donc n’étant plus, administrativement, considéré comme un journal féminin. On mesure aisément ce que ce nouveau statut a de profitable pour le journal du groupe Czech Media Invest (contrôlé par le milliardaire Daniel Kretinsky), notamment en termes de subventions publiques susceptibles d’être désormais obtenues. Ce basculement a-t-il été l’occasion d’un changement de ligne éditoriale ? Une rapide lecture de son fil Twitter le 16 mars laisse entrevoir la vision que la rédaction a d’une lectrice type (une citadine de plus de 60 ans [3]), plutôt intéressée par les actu People que par le 49.3 présenté, sous les huées, par la Première ministre. Entre le 16 février et le 16 mars, nous n’avons relevé que quatre articles abordant la réforme des retraites, dont deux reprises de dépêches AFP (le 16 février, sur les perturbations dans les transports et l’éducation, et le 8 mars, relayant les accusations d’aggravation des inégalités par la réforme et l’hiatus entre le discours prétendument féministe d’Élisabeth Borne et ses actions). Dans la version papier du 9 mars – un « Spécial beauté »… –, on peut lire, au sein de la rubrique « Cocktail », un court portrait de Michaël Zemmour intitulé « Retraite à poings ». C’est dans une interview de la Première ministre, le 2 mars, que la réforme est la plus discutée. Les quatre premières questions posées, assez incisives, portent sur le projet de réforme : les économies réalisées reposant principalement sur les femmes, la perte des trimestres maternité, les inégalités professionnelles. La suite de l’entretien est consacrée aux féminicides. Bien peu, trop peu, donc, pour une presse d’« information politique et générale ».


Le nuancier de la presse féminine


On ne trouve absolument aucune mention des actualités sociales dans les pages du leader du marché, Version Femina, ni dans Maxi, un féminin pourtant lu par des lectrices issues des classes moyennes des petites villes et des communes rurales, pour le moins concernées par les carrières longues et pénibles. La seule occurrence relevant d’un mouvement social dans Marie-France est un paragraphe dans l’édito signé par Céline Augier : elle raconte son passage, qualifié de « lunaire », dans un rassemblement d’agriculteurs mobilisés dans Paris et s’interroge sur les moyens d’action à mettre en place face à l’éco-anxiété galopante : « Pourquoi pas en manifestant ? Bon. Mais surtout en apportant chacun sa pierre à l’édifice. [4] » Le message de la rédactrice en chef est clair : la mobilisation en manifestation étant disqualifiée d’emblée, la « pierre » ne peut être qu’individuelle (tri des déchets, consommation raisonnée de viande etc.). Une préconisation qui semble oublier que l’effort demandé incombera une nouvelle fois aux femmes, majoritairement en charge des tâches domestiques dans les foyers.

Du côté de Biba et de Marie-Claire, le mois de mars est l’occasion de questionner les droits des femmes (constitutionnalisation de l’avortement, rapport du Haut Conseil à l’Égalité) mais pas de se positionner en faveur des mobilisations contre la réforme des retraites, ni même de les présenter. Comme nous l’écrivions en 2020, « à bien regarder les couvertures […], la conclusion est claire : le mouvement social [...] contre la réforme des retraites n’existe pas. »

Majoritairement lu par des retraitées citadines, le magazine Femme Actuelle propose, quant à lui, des articles explicatifs concernant l’actuel projet de réforme : le nouveau « CDI senior » voté par le Sénat est décrypté le 6 mars ; les dates des mobilisations des 11 et 15 mars expliquées à partir d’un article du Parisien (07/03) ; ou encore l’adoption du texte votée par le Sénat et ses implications dans le processus parlementaire (12/03). Un traitement bien maigre, majoritairement focalisé sur le processus (et le calendrier) parlementaire, et qui ne s’encombre, comme ailleurs, d’aucun reportage donnant la parole aux femmes pour témoigner de leur mobilisation, de leurs conditions de travail en tant que travailleuses, et de vie en tant que retraitées.

Notre Temps, dont la lectrice-type est sensiblement la même que Maxi (une retraitée de plus de 60 ans de classe moyenne issue d’une ville moyenne ou rurale), est le média qui fournit les informations pratiques les plus complètes sur les implications de la réforme et de la retraite en général. Le site internet propose dès la page d’accueil une rubrique intitulée « Réforme des retraites » dans laquelle on trouve des articles sur la (prétendue) pension minimale à 1 200 euros, le congé parental ou le statut d’aidant familial et le calcul de la pension dans le cadre de la nouvelle réforme, de même que la retraite progressive et comment elle est touchée par le projet de loi, ou encore la surcote pour certaines mères de famille. L’actualité politique est également relayée, comme le recours à l’article 49.3, la commission mixte paritaire et les Rosies, collectif féministe issu d’Attac présent dans les manifestations dont les membres sont habillées en Rosie la riveteuse et arborent un visage grimé. Une attention plus aiguë, certes, qui n’empêche pas la rédaction d’encourager les femmes... à travailler plus ! Dans un article « spécial 8 mars », Notre Temps opte en effet pour un « journalisme de solutions » (libérales) au rabais : « Pension des femmes : les pistes pour l’améliorer ». « Vous êtes une femme et vous approchez de la retraite ? Quelle que soit l’issue du projet de réforme, ne négligez aucune piste pour augmenter le montant de votre pension » affirment les deux auteurs dès le chapô. Quelques-unes des « pistes » en question ? « Racheter des trimestres » ; « Reprendre un travail à temps plein » ; « Poursuivre son activité pour jouer la surcote » ; « Reporter sa demande de retraite à 67 ans » ; « Souscrire un plan d’épargne retraite »… Autant de démarches individuelles, inaccessibles pour des publics aux carrières entrecoupées de chômage, temps partiel et congés maternités, totalement déconnectées du mouvement social en cours et des revendications phares avancées par certaines organisations syndicales : au hasard, l’égalité des salaires entre femmes et hommes. Mais cela va sans dire, « se mobiliser » ne fait pas partie des 10 « pistes » avancées par la rédaction de Notre Temps.

Les magazines et pure-player dont les lignes éditoriales sont présentées comme féministes, à l’instar de Causette et Madmoizelle, enfin, ne se sont pas beaucoup plus saisis du sujet. Quelques articles, majoritairement en janvier pour Causette, ont couvert les grandes étapes du projet de réforme (19/01) et pointé le fait qu’elle pénalisera les femmes (25/01). Du côté de Madmoizelle, seulement deux articles [5] en un mois, malgré une moyenne d’une dizaine d’articles publiés par jour, évoquent la réforme des retraites et sa contestation.


Meeting féministe organisé par Politis : le désert médiatique


Difficile de conclure ce panorama sans déplorer l’absence de couverture médiatique ayant caractérisé l’une des plus importantes initiatives féministes de la période. Le 15 février, Politis organisait un grand meeting à Paris pour présenter les dangers de cette réforme pour les femmes [6]. Trente intervenantes se sont succédé sur scène – chercheuses, syndicalistes, travailleuses, femmes politiques – pour expliquer, informer et témoigner. Un panel riche et propice à susciter un dialogue inédit, selon Agnès Rousseaux, directrice de Politis. Mais, alors que le succès de l’événement obligeait ses organisateurs à pousser les murs pour accueillir un millier de personnes, et qu’il s’agissait d’une occasion précieuse de lier la question de la réforme des retraites avec le lectorat de presse féminine, aucun journal féminin n’a évoqué cette soirée dans ses colonnes. Du côté des médias nationaux et généralistes, seul Libération (16/02) consacre au meeting un article à part entière ! Une dépêche AFP reprendra bien une citation de Rachel Keke, mais sans en préciser le contexte : le rassemblement de la gauche syndicale et politique, comme leurs propositions, furent ainsi totalement passés sous silence... « Comment se fait-il que ces médias ne se saisissent pas de ce sujet ? » se demande Agnès Rousseaux, jointe par téléphone , alors même que cela pourrait créer « du lien avec leurs lectrices, qui, au vu des chiffres et des analyses, devraient se sentir individuellement concernées ». Sujet trop politique pour les rédactions ? Risque d’être en porte-à-faux avec des annonceurs, ou avec des propriétaires acquis aux contre-réformes néolibérales ? Les possibles traitements du sujet étaient pourtant nombreux, même en se préservant d’une prise de position tranchée : des portraits de jeunes retraitées, de salariées des métiers de la santé dont la pénibilité rend cruel le recul de l’âge de départ en retraite, etc. Tout occupés à doctement disserter sur le « chaos » du débat parlementaire, les yeux rivés sur le « spectaculaire », les médias dominants sont totalement passés à côté.


***


2010, 2019, 2023 : alors que les contre-réformes des retraites se succèdent, leur traitement par les magazines féminins reconduit les mêmes travers : désintérêt et dépolitisation. À la lecture des actualités mode et des publicités pour des produits cosméceutiques, la rupture est criante entre, d’une part, une presse féminine qui a bien du mal à se défaire de ses chemins de fer traditionnels et de ses lignes éditoriales conservatrices et, d’autre part, un public jeune et engagé et des travailleuses fortement impliquées dans le mouvement social en cours. Incapables de se départir de leur entre-soi bourgeois, les directions des magazines féminins se gardent de toute remise en question d’un ordre social qu’elles contribuent à perpétuer [7]. On sait pourtant qu’un autre journalisme est possible. La preuve : il existe déjà [8].


Lucie Barette






Les photographies utilisées comme logo et comme illustration sur les réseaux sociaux sont l’œuvre de Serge D’ignazio.

 
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Notes

[1Voir notamment le travail de Christiane Marty, chercheuse et autrice de L’Enjeu féministe des retraites, à paraître le 21 avril 2023, à La Dispute, dont un extrait est mis en ligne par la revue Ballast (8/03/2023). Elle signe également un article dans Le Monde Diplomatique : « La finance en embuscade – Emplois, salaires, pensions, debout les femmes ! », mars 2023, p. 16-17.

[2Lucie Barette, Corset de Papier – Une histoire de la presse féminine, éditions Divergences, 2022.

[3Selon les chiffres de l’ACPM (Alliance pour les chiffres de la presse et des médias).

[4Céline Augier, « Du cœur à l’ouvrage », Marie-France, mars 2023, p. 3.

[6Voir le compte rendu de la soirée par Lily Chavance, « Retraites : retour sur une soirée de combat féministe, organisée par Politis », Politis, 16 février 2023.

[7Les Assises nationales du journalisme organisées à Tour du 28 mars au 1er avril avaient prévu une table ronde lors de la journée consacrée aux réflexions professionnelles, afin de questionner le traitement des sujets féministes par la presse féminine. Aucune rédaction n’ayant accepté de venir s’exprimer, la table ronde a été annulée.

[8Citons notamment Censored, La Déferlante, Gaze, Panthère Première, Deuxième page

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