S’il n’appartient pas à Acrimed de s’exprimer sur la qualité de l’ouvrage qui a tout d’une affaire de famille en dépit de la portée universelle vantée par son auteur, force est de constater que la tournée médiatique du chroniqueur-enseignant-philosophe-conférencier est déjà une belle réussite. Car pour les essayistes de son espèce, un bon livre est d’abord et avant tout le fruit d’un battage médiatique bien orchestré. Rien ni personne ne manquent à l’appel : la presse people, populaire et grand public n’hésite pas à jouer les intermédiaires dociles – Gala, Paris Match et Voici sont au rendez-vous. Notre romancier a aussi les honneurs de « La Grande Interview » matinale sur RTL ainsi que ceux du « Grand Matin » sur Sud Radio. Autant de médias d’ordinaire peu enclins à inviter artistes ou intellectuels mais qui, quand ils tiennent un grand livre, ou plus simplement un bon client vu à la télé, entendu à la radio, invité partout et tout le temps, se risquent sur des terrains inhabituels.
Les grands titres de la presse française ne sont pas en reste : Le Monde, via l’écrivaine Camille Laurens, recense l’ouvrage (certes qualifié de « roman-bourbier du philosophe médiatique ») ; Le Figaro frappe fort via son journaliste-humoriste-écrivain-critique-réalisateur Frédéric Beigbeder, également omniscient et bon à tout faire, surtout l’éloge de ses amis. Ainsi, dans un article où il mêle (fausse) subversion et (vraie) proximité, il ne craint pas d’encenser dos à dos père et fils pour mieux les réconcilier (on se souviendra que Jean-Paul Enthoven est l’éditeur de notre trublion chez Grasset). Beigbeder célèbre « une dynastie d’écrivains » (attendons quand même la postérité…) et situe le brûlot du fils « quelque part entre Les Mots de Sartre et Orléans de Moix ». À vous de choisir… « Peut-on aimer les deux romans de la famille Enthoven ? » s’interroge faussement Frédéric Beigbeder. « La réponse est oui », tranche le publicitaire dont le papier est retweeté derechef par notre fougueux Raphaël.
Décidément incontournable, Le Temps gagné fera aussi l’objet d’une dispute dans l’émission de France Inter « Le Masque et la Plume », dans laquelle Beigbeder – toujours lui – tentera désespérément de sauver l’opus magnum de son cadet, « un des grands livres de la rentrée », ce qui ne coûte rien sinon l’espoir d’un renvoi d’ascenseur pour une parution ultérieure…
On préférerait laisser toutes ces grandes plumes à leurs péripéties nombrilistes et au confort de l’entre-soi. Pourtant, il n’y a rien de rassurant à voir une nouvelle fois le monde des lettres s’apparenter à un monde de connivences et de complicités dans lequel la surface médiatique est le meilleur gage de la reconnaissance littéraire et où on ne sait plus vraiment qui est auteur, intermédiaire culturel ou animateur de réseaux sociaux (sur lesquels notre romancier se fait fort « d’injecter de la civilisation et de la dialectique », en toute modestie bien sûr).
C’est surtout l’état de délabrement du journalisme culturel qui inquiète, obligé de se pencher sur des oeuvres dont tout le monde finit par parler sans dire ni savoir vraiment pourquoi. Ou en ne le sachant que trop. Le service public, par l’entremise de Laure Adler, n’y résiste pas plus que les autres : « Ce soir sur France Inter Raphaël Enthoven est dans “L’Heure bleue” […] Il nous fait rire, il nous surprend, il nous agace, il nous enchante ! Raphaël Enthoven, pour son premier roman intitulé Le Temps gagné, est notre invité. »
Permanent, plus que jamais.
Si depuis Karl Kraus, tout semblait avoir été dit sur les accointances suspectes et les proximités indéfendables régnant dans l’univers médiatico-intellectuel, cela ne suffit manifestement pas à couper au « roman le plus germanopratin de l’année » selon Vanity Fair – titre qu’on ne pourra lui enlever. Courage, fuyez.
Thibault Roques