Sur France Inter : Les politiques, sinon rien
Dès le mardi 13 juillet - alors que la veille les journalistes prenaient connaissance des doutes des enquêteurs - France Inter, sentant le vent tourner, commence déjà à préparer le retournement de veste.
Ce mardi-là, à 7h56, Hélène Jouan se fend ainsi d’une chronique intitulée « Vrai et vraisemblable ».
Le problème est immédiatement circonscrit : « Le vrai et le vraisemblable ont ils la même valeur en politique ? » [souligné par nous]. Privilégier ainsi une question qui ne concernerait que la politique produit, intentionnellement ou non, des effets en chaîne.
D’emblée, la présentation permet de relativiser doublement le rôle et la responsabilité des médias.
- D’abord en invoquant un « emballement » général : « l’emballement médiatique et politique est immédiat lorsque samedi, une agence de presse "sort" l’information, validée très vite par le ministre de l’intérieur Dominique de Villepin ». Et Hélène Jouan d’ajouter, en ce qui concerne les politiques : « Chacun a évidemment quelque arrière pensée ».
- Ensuite, en présentant cet emballement lui-même comme un « piège » : « Avouons que tout le monde est tombé dans le piège... nous, les medias, les journalistes, les premiers ».
Puis l’explication par les circonstances atténuantes permet de limiter encore la responsabilité des médias à une absence - exceptionnelle, il va sans dire - de vigilance, vague et générale... face aux erreurs commises par d’autres.
Hélène Jouan explique alors que l’« on connaît les mauvaises recettes qui font les fausses infos ». Elle en cite deux : le « manque de vérification », dont on a bien compris à ce stade qu’il concerne au premier chef les politiques et l’AFP, et la « dictature de l’instant » qui impose sa loi aux journalistes indépendamment de leur volonté, c’est bien connu.
Et avant même que les médias aient fait le moindre bilan de leur responsabilité, Hélène Jouan leur accorde l’absolution, en chargeant les responsables politiques : « Si les medias rendent compte de ce retournement de situation, que font les responsables politiques ? Un mea culpa ? Pas du tout... »
Avec le même toupet, la chroniqueuse pose une question pertinente... mais uniquement sur l’attitude des hommes politiques : « Il n’est pas question de nier la réalité de l’antisémitisme. Mais peut on défendre un message juste avec des faits, faux ? Peut on dire : que cet acte ait existé ou non n’a aucune importance ? »
Elle se garde bien d’étendre sa réflexion au comportement des médias. La question qu’elle soulève timidement mériterait pourtant de leur être posée.
Le lendemain, à 8h, Denis Lemarié rappelle à nouveau que « Jacques Chirac avait été le premier à réagir » et juge que c’est « un peu tard, peut-être, [que] les enquêteurs ont découverts qu’ils étaient en présence d’une mythomane. ». Son propos est complété par une interview de Jacques Sélemin, « sociologue et directeur de recherche au CNRS », qui considère « qu’on est dans une situation grave parce que tout le monde, je dirais, surfe sur la peur [coupure nette du son] les politiques, eux aussi, instrumentalisent cette peur [...] » [souligné par nous]. Et Jacques Sélemin de fustiger à juste titre le « discours sécuritaire qui, à certains égard, devient incendiaire ». Mais si, selon lui, les politiques « eux aussi », instrumentalisent la peur, on aurait bien aimé savoir qui d’autre était visé par son commentaire, dans la coupe effectuée par les journalistes dans ses propos...
Nous n’en saurons pas davantage sur ce point avec le journal de 13h. L’annonce des titres ne laisse guère d’espoir. « La Fausse agression du RER D. La victime était en fait une affabulatrice [...] le fait divers avait fait réagir avec beaucoup d’émotion l’ensemble de la classe politique, à commencer par le chef de l’état. » Seuls les politiques, à nouveau, seront mis en question, lorsque la présentatrice reviendra un peu plus tard sur cet « acte présenté d’abord comme un acte raciste ». Mais « présenté » par qui ? La réponse est rapidement suggérée. « le chef de l’état [...] je vous le disais, est monté le premier au créneau [c’est la présentatrice qui insiste] dans cette soi-disant agression raciste ».
Puis après avoir évoqué le « climat » et le rôle de « l’entourage », la présentatrice laisse la parole à la journaliste Françoise Degois, qui souhaite « remettre le film des évènements en situation ».
Elle évoque donc le discours du président que l’antisémitisme, au Chambon-sur-Lignon, et explique que cette prétendue agression « symbolise tout ce que le président a décidé de combattre ». En outre, continue la journaliste, « sa véracité est validé par un fidèle du président, l’homme qu’il a installé place Beauvau pour le préparer à Matignon : Dominique de Villepin. A partir du moment où l’Intérieur exprime son “horreur” à 21h54 samedi soir, Jacques Chirac ne peut qu’exprimer son “effroi” à 22h11. »
« Voilà pour la mécanique politique », conclut-elle.
Et inutile apparemment de s’interroger plus avant, puisque « on ne saura peut-être jamais quelles informations ont été données et par qui surtout, pour que Dominique de Villepin confirme une agression qui n’a jamais existée ». Comme si c’était là le seul aspect de l’affaire sur lequel il y aurait matière à réflexion...
L’intéressent plus, en revanche, les conséquences de ce fait divers, porté au rang d’affaire d’Etat... par les politiques. « Aujourd’hui en fait chacun se retrouve au pied d’un mur, qui a malheureusement pris quelques centimètres de plus. Une communauté musulmane injustement stigmatisée, un combat contre l’antisémitisme affaibli par le mensonge, et surtout, des dirigeants politiques qui refusent de dire tout simplement : nous nous sommes trompés. »
Jean-Paul Huchon, est alors interviewé en direct. « Est-ce que la ministre [Nicole Guedj] a été un peu légère en validant la version de la jeune femme ? » ; « Jean-Paul Huchon, je voudrais quand même revenir sur la réaction, et de l’Elysée et de Dominique de Villepin. Ils ont réagi trop vite, ils en ont trop fait, ils ont voulu trop en faire sur le plan médiatique selon vous ? » ; « vous pensez pas que justement au fond maintenant le problème c’est que ne pas reconnaître qu’on s’est trompé sur un mensonge c’est tout à fait contre-productif pour combattre une grande vérité qui est la montée de l’antisémitisme (...) ? » etc.
Le président de la région Ile-de-France est interrogé uniquement sur le rôle des politiques, comme si toute responsabilité dans la vérification de l’information leur était entièrement dévolue. La distance critique supposée être l’essence même du métier de journaliste n’est décidément pas un sujet très en vogue...
Mais sans doute les journalistes de France Inter, sachant qu’une édition du « Téléphone sonne » se prépare sur le sujet pour le lendemain, préfèrent-il laisser à cette émission le soin de revenir sur ce sujet.
Il est vrai qu’il ne faudrait pas que les auditeurs risquent une surdose de critique des médias, étant relativement peu habitué à l’entendre sur cette antenne...
Une soirée devant les JT : Les politiques, sinon rien (bis)
Le mardi 13 juillet, dès 13 heures, sur France 2, Daniel Bilalian doute et s’interroge. D’abord sur les faits : « L’agression ignoble [...] a-t-elle vraiment eu lieu ? C’est une question qu’on est en droit de se poser ce matin. » Puis sur la « précipitation » : « [...] Ce matin on est donc, vous l’avez compris, dans l’expectative. On peut se demander tout de même pourquoi dimanche dernier, lorsqu’ont été connus les faits, eh bien les politiques de tous bords d’ailleurs, et le chef de l’État en tête, se sont engagés avec autant de force dans la dénonciation d’une agression ignoble qui, les jours passant, n’est toujours pas confirmée. Pourquoi cette précipitation ? ». On se le demande encore, mais ici on se demande surtout pourquoi tant de journalistes se sont « précipités » eux-aussi. La réponse en soirée ?
France 2, mardi 13 juillet, 20 heures. David Pujadas : « Bonsoir à tous, merci de votre attention. Voici les titres de l’actualité de ce mardi : la jeune femme qui a porté plainte pour l’agression dans le RER D a avoué avoir menti. [...] ».
Ce qui nous vaut un récit, suivi d’un reportage sur le mensonge. Puis vient le moment d’analyser la « précipitation » :
David Pujadas : « Impossible effectivement de ne pas s’interroger sur le décalage entre le retentissement qu’a eu cette affaire et la réalité des faits. Il y a eu évidemment précipitation de la part des politiques mais aussi des médias. Retour sur la chronologie des événements. [...] ». (souligné par nous)
Suit alors un reportage :
« Il est 19 h 42 ce samedi 10 juillet quand tombe cette dépêche de l’Agence France Presse. Le récit effroyable d’une femme agressée dans le RER. À peine deux heures plus tard, le ministère de l’Intérieur réagit. Dominique de Villepin condamne l’agression “ignoble”. 22 h 11, fait exceptionnel, c’est au tour du président de la République d’exprimer son effroi et de réclamer la sévérité. Le lendemain matin, c’est l’Assemblée nationale qui réagit. Enfin, près de 36 heures après la dépêche et malgré les doutes dont lui ont fait part ses services, c’est au tour du Premier ministre de condamner l’agression. Mais le soir même, alors que les hommes politiques sont mobilisés, certains font déjà état de leurs doutes. Ce matin, les journaux évoquent des zones d’ombre. Alors il y a ceux qui assument, et ceux qui se défaussent... » (souligné par nous) [1]
Suit alors une cascade d’entretiens : avec Pierre Méhaignerie, un syndicaliste policier, Thierry Saussez (« spécialiste en communication politique » et conseiller de Nicolas Sarkozy), Kamel Kabtane (président du Conseil régional du culte musulman de Rhône-Alpes), Julien Dray qui se donnent raison d’avoir eu tort ou ne formulent que des critiques très vagues.
Sur les médias : rien, ou presque. David Pujadas peut alors conclure : « Voilà ce qu’on pouvait dire ce soir sur ce dossier. »
La principale chaîne privée, on s’en doute, ne risquait pas de rivaliser d’audace avec le service public.
TF1, mardi 13 juillet 2004. 20 heures, Patrick Poivre d’Arvor : « Madame, monsieur, bonsoir. Voici les titres de l’actualité de ce mardi. La jeune femme qui affirmait avoir été agressée dans le RER a été placée en garde à vue ainsi que son concubin par les enquêteurs du SRPJ de Versailles. Elle a avoué qu’elle avait menti. [...] Les doutes dont nous faisions état hier se sont transformés en certitude il y a un peu plus d’une heure, lorsque l’on a appris que la jeune femme qui disait avoir été victime d’une agression antisémite vendredi dans le RER, avait avoué avoir tout inventé. »
Après un reportage sur les aveux, PPDA enchaîne : « Cette fois-ci, l’emballement politique a précédé l’emballement médiatique. »
Suit alors l’inévitable reportage sur la chronologie de l’affaire et sur les réactions, chargé d’effacer les responsabilités spécifiques des journalistes.
On l’a compris : l’autocritique des autres rend d’emblée futile, quand elle ne la remplace pas, l’autocritique du journalisme. Une chronologie taillée sur mesure permet de substituer une opportune succession des faits à une véritable explication des causes.
Le jeudi suivant, sur France Inter, l’émission « Le téléphone sonne » confirmera, en dépit de quelques exceptions, ce déni général de responsabilité et ce refus de comprendre.
Henri Maler et Arnaud Rindel