Dernier fait d’armes des quelques dizaines d’éditorialistes et d’intellectuels médiatiques qui militent depuis longtemps pour la tenue de « primaires ouvertes à gauche », et luttent pour qu’on reconnaisse l’importance et l’urgence de cette question : la publication de la « pétition des 100 », impulsée par le think tank Terra Nova, proche du PS en Une du Libération du 26 août [1].
Première victoire de ce lobbying : dans les jours qui suivent, l’essentiel de la presse écrite reprend les grandes lignes de cet appel [2].
Seconde victoire : la publication dans Le Monde daté du 28 août 2009, d’une « Tribune » de Martine Aubry. Dans ce texte d’environ 10000 signes, une phrase – et une seule – dans la partie intitulée « Changer profondément les pratiques au sein de notre parti », concernait le non-cumul des mandats et l’organisation de « primaires ouvertes » [3]. Cette phrase figurait dans l’appel de Une du quotidien, qui signalait la « tribune » et un article contenant « nos informations ». En page « France », cet article, le seul portant sur la tribune du jour, est intitulé « Au PS, le principe des primaires est désormais acquis ». Sa première phrase vaut compte rendu de lecture : « Martine Aubry est d’accord pour l’organisation de "primaires ouvertes" ».
A l’approche de l’université d’été du PS [4], le mot a donc presque aussitôt provoqué une pandémie de bavardage médiatique : les « primaires », même pas explicitement « ouvertes », font la Une, dans les journaux, les éditoriaux, chroniques, points de vue, reportages… un sujet idéal, parfaitement ajusté aux exigences médiatiques : assez flou et assez lointain pour pouvoir dire n’importe quoi, touchant la question des alliances (et en particulier, celle avec le Modem), reflétant les préoccupations des « vedettes » politiques et de leurs commentateurs, car permettant de rêver, déjà, à la présidentielle… L’encre et la salive pouvaient couler en toute liberté.
« Ce qui va changer » ? Personne ne le sait (avec TF1)
Le jour de la publication de la tribune de Martine Aubry, le 20h de TF1 en a retenu l’essentiel, et le classe en troisième position parmi les titres annoncés ce soir-là en ouverture du journal : « Des primaires pour le parti socialiste, Martine Aubry en accepte l’idée. Le prochain candidat à l’élection présidentielle sera donc désigné par un vote des militants et des sympathisants de gauche ». Car TF1 a des informations, condensées en un reportage d’une minute quarante, intitulé « Ce que les primaires vont changer », et lancé en ces termes par Laurence Ferrari : « En France, Martine Aubry a donc dit oui, il y aura donc bien des primaires à gauche. Qu’est-ce que ces primaires vont changer, qui pourra être candidat, réponse avec… » un reportage d’une minute 40. Réponse ?
« Les primaires, mais pour quels votants ? », s’interroge la journaliste pour commencer. Un joli tableau s’affiche en incrustation :
« Primaires : qui va voter ?
1995 : militants PS
2006 : Nouveaux adhérents
Sympathisants de gauche + centre ? »
Et la journaliste de « répondre » : « A cette question, pas de réponse claire ». Nouvelle question, nouveau tableau :
« Primaires : quel candidat ?
Gauche ?
Centre ?
Nouvelle « réponse » : « Là encore pas un mot ». Bref, on ne sait rien – et pour cause, puisqu’aucune décision n’a été prise – mais on en parle abondamment.
Mais si on en parle, c’est peut-être parce que « d’autres ont déjà leur réponse ». Et le reportage de proposer – pour que rien ne reste dans l’ombre – un passage en revue des « réactions » : celles de Cohn-Bendit, du Modem, du PC, du NPA et du Front de Gauche, avec quelques secondes d’entretien accordées à Mélenchon. Puis on rappelle la réunion de Marseille autour de Vincent Peillon, et la position des « ténors du PS ». Commentaire : « encore beaucoup de questions donc, et des réactions ». En l’occurrence, celle d’Arnaud Montebourg. Conclusion : « Martine Aubry sortira vraiment du bois demain [on la voit entourée d’une nuée de journalistes : « je parlerai devant les militants demain. Voilà, c’est fini ! »] car il manque encore le calendrier et les modalités. De bien beaux débats pour La Rochelle ».
Les militants savent désormais ce qu’il leur reste à faire, ce dont il leur reste à parler, et ce dont en tout cas les médias parleront quoi qu’il arrive.
Ne pas en parler ? « Ça va pas être simple » (avec France Inter)
Vendredi 28 août : Dans Intertreize, le journal de la mi-journée de France Inter, Philippe Abiteboul reçoit Claude Bartolone. L’annonce des titres indique clairement de quel bout de la lorgnette va être observée l’université d’été du PS qui s’ouvre ce jour-là : « La maladie chronique du PS, la guerre des chefs pour la présidentielle de 2012. Il va falloir les départager par des primaires. Martine Aubry a dû s’y résoudre. Les socialistes se réunissent à partir d’aujourd’hui pour leur université d’été à la Rochelle… »
On appréciera la hiérarchisation des informations. Si on oublie le qualificatif « ouvertes », la tenue de primaires au sein du PS pour 2012 ne constitue en rien une information. Il n’empêche, c’est encore par ce détour que, le moment venu, Philippe Abiteboul introduit l’intervention du journaliste politique du jour : « Rentrée des classes, pour Martine, Ségolène, François et les autres. Cette année ils vont découvrir les joies et délices de la primaire, une école où tout le monde rêve d’être premier de la classe, mais le premier il n’y en aura qu’un, ou il n’y en aura qu’une. Et pour apprendre le B.A.BA. de la primaire, tous vont se retrouver sur les bancs de l’université à compter d’aujourd’hui à la Rochelle. L’université d’été du PS commence avec une première secrétaire, Martine Aubry, ballottée on peut le dire dans la tempête des primaires, à l’approche de la présidentielle de 2012, Nicolas Crozel »
Il est vrai qu’en cette rentrée 2009, « l’approche de la présidentielle de 2012 » commence à faire tourner les têtes de tout le monde… médiatique. La tempête se lève, et, sous le crâne de Nicolas Crozel, provoque une « tornade » : Après avoir indiqué que Martine Aubry voulait faire son retour « sur des questions de fond, sur des contrepropositions », il constate en effet qu’« elle a été absorbée par cette tornade des primaires, mais aussi par celle des alliances ». Une tornade qui a « absorbé » surtout les journalistes politiques qui s’agitent dans la soufflerie. La conclusion ne manque pas de sel : « et voilà donc, Martine Aubry, elle n’a pas pu y échapper, elle aussi désormais les appelle de ses vœux, mais timidement, et son défi, Philippe, pour les trois jours qui viennent, c’est d’arriver à faire parler les socialistes d’autre chose que de ces questions d’organisation ».
« Et ben ça va pas être simple », lâche alors Abiteboul. Observation pleine d’ironie involontaire, sinon tragique. Pourquoi, en effet, est-ce si difficile de « faire parler (les socialistes) d’autre chose » ? Eléments de réponse avec un cas concret : l’interview de Claude Bartolone par… Philippe Abiteboul, qui a immédiatement suivi : « […] Claude Bartolone c’est la seizième université d’été du PS. Cette rentrée du PS à La Rochelle n’a pas le même parfum que les précédentes. Le sujet qui brûle le PS, voire selon certains qui le consume, c’est l’idée d’organiser ces primaires à gauche pour la future présidentielle. »
Claude Bartolone – par habileté ou par conviction – répond alors que « le sujet qui intéresse surtout les socialistes à La Rochelle, c’est les conditions économiques et sociales de la rentrée… », et évoque ces dernières. Peut-être aurait-il aimé en parler plus longtemps, mais c’était sans compter Philippe Abiteboul qui le remet dans le droit chemin : « Alors, Claude Bartolone, vous venez d’entendre Nicolas Crozelle, Martine Aubry qui n’était pas franchement pour ces primaires au départ, en accepte aujourd’hui le principe, un peu contrainte et forcée. A ce petit jeu, Aubry a plus à perdre qu’à gagner à votre avis ? »
Pour traiter cette question délicate, Claude Bartolone commence par souligner qu’Aubry défend les primaires depuis longtemps. La réplique est immédiate – mais toujours pertinente : « Alors, Claude Bartolone, pourquoi a-t-elle attendu hier seulement pour en parler, à la veille de l’ouverture de l’université d’été ? »
Mais comme Claude Bartolone trouve là un moyen détourné de revenir à de futiles préoccupations, en imaginant qu’« […] en cette rentrée, les Français nous attendent surtout pour essayer de savoir quelles sont les réponses que nous avons à apporter… », l’interviewer doit intervenir pour le « faire parler d’autre chose » : « Une fois le calendrier et les modalités établis pour cette primaire, qui parlera alors au nom du PS, la première secrétaire ou le candidat désigné ? »
Claude Bartolone ayant rappelé que « le candidat ou la candidate ne sera désigné que en 2011… », et l’ayant renvoyé aux deux discours que Martine Aubry doit tenir, notre journaliste poursuit ses investigations. Il a en effet une hypothèse audacieuse à soumettre à son interlocuteur : « Alors le candidat ou la candidate, car ces primaires, ne vont-elles pas finir finalement… ne vont-elles pas servir d’examen de rattrapage à quelqu’un dont on parle peu pour le moment, c’est Ségolène Royal, un examen pour la replacer au cœur de la bataille électorale ? »
Mais Claude Bartolone, et quelles que soient ses motivations, continue à « parler beaucoup » de ces « Français » qui doivent avoir « le sentiment qu’ils ont quelque chose à gagner dans cette élection, un autre modèle de production, un autre modèle environnemental[…] ». « Du nouveau… » hésite un instant Philippe. Mais c’est pour mieux sauter : « Claude Bartolone, vous parliez de Nicolas Sarkozy à l’instant. Vous ne trouvez pas que le parti socialiste fait un peu comme Sarkozy, en vue des prochaines régionales l’an prochain, qui a lui… Sarkozy a su séduire Philippe de Villiers et les partisans de CPNT, vous, vous essayez d’ouvrir à gauche avec ces primaires ? ».
Un coup à gauche, et un coup à droite, avec la question suivante, la seule à ne pas faire explicitement mention des primaires, et qui porte sur… les alliances, cette fois avec le Modem : « Vous parliez des partenaires, le PS fait les yeux doux au Modem, le Modem, lui, critique la politique de Nicolas Sarkozy, est-ce que cela en fait automatiquement un allié possible pour la gauche et les socialistes ? »
« Non », répond Claude Bartolone, qui s’en explique ensuite. Mais l’explication est trop longue, et Philippe Abiteboul le coupe : « Oui, dernière question Claude Bartolone : dimanche soir, on sera fixé sur ces primaires ou pas ? ». Effectivement, cette précision ne pouvait attendre, comme le confirme lui-même Philippe Abiteboul, à un Claude Bartolone qui le renvoie encore une fois au discours de Martine Aubry devant les militants : « On attend cela avec impatience ! »
Pour clore le sujet avec deux informations importantes, Philippe Abiteboul précise alors les villes où se déroulent l’université d’été du Parti Communiste et celle du Parti de Gauche. Et conclut en annonçant le thème du « Téléphone sonne » du soir, qui portera en toute logique sur « le PS et les primaires à gauche […] les socialistes à l’école primaire ».
Ne pas parler des primaires, un défi « pas simple » ? A la lecture de l’interview, cela ne fait pas de doute : sur huit questions, sept et demie ont porté exclusivement sur des « primaires » virtuelles, indéterminées et prévues pour avoir lieu deux ans plus tard. Il est vrai que cinq ans, entre deux présidentielles, c’est long. Très long. Et on attend cela « avec impatience ».
Misère d’un certain journalisme politique [5] qui ne craint pas de s’affliger de la version de la politique qu’il nous inflige.
Olivier Poche