Pour comprendre cette crise, il nous a paru d’abord nécessaire de faire un retour sur les conditions d’adoption de la loi Bichet [3], qui organise depuis plus de 70 ans la distribution des quotidiens et des magazines. Dans la suite de l’article, nous évoquerons le rôle important du syndicat du Livre.
La loi Bichet : l’option privée l’emporte
De 1864 à 2011, année de son retrait de Presstalis, la société Hachette a régné sur la distribution des journaux et des livres [4] sans interruption, à l’exception d’un bref intervalle de deux ans (1945-1947). Intervalle qui nous intéresse ici particulièrement, puisque c’est celui au cours duquel sont nées les NMPP, devenues Presstalis.
Le 1er septembre 1945, les messageries de la presse de Hachette – en pleine prospérité, y compris pendant l’occupation allemande – sont mises sous séquestre pour fait de collaboration avec l’ennemi, et ses locaux et matériels de la rue Réaumur, à Paris, réquisitionnés. Une nouvelle société est créée sous la forme d’une coopérative, les Messageries françaises de presse (MFP), par les journaux issus de la résistance qui prennent en main la distribution. Hachette ne s’avoue pas vaincue pour autant. Grâce à un concours substantiel des banques [5], elle acquiert une petite société de distribution en difficulté, l’Expéditive, et fait une concurrence farouche aux MFP, débauchant ses salariés et certains de ses journaux les plus prospères (France-soir, Combat, le Populaire, le Parisien libéré) grâce à des salaires et des tarifs de distribution plus attractifs.
Le parti communiste, alors premier parti de France (28,8 % des voix aux élections législatives de novembre 1946), s’oppose vigoureusement au trust Hachette [6]. Deux projets sont alors en concurrence au Parlement. Un projet de nationalisation et de service public de la distribution des journaux, présenté par le socialiste Albert Gazier et soutenu surtout par le PCF et les socialistes [7] et un autre projet dit Bichet, qui confie cette distribution au secteur privé (en fait aux éditeurs) défendu principalement par le MRP (Mouvement républicain populaire), parti centriste démocrate chrétien.
Le contexte de la distribution publique par les MFP – alors marqué par de sérieuses difficultés financières et de nombreuses grèves (un mois entier en février-mars 1947) – fait pencher les débats du côté de l’option privée, ratifiée par le Parlement avec le vote de la loi du 2 avril 1947 dite Loi Bichet, du nom de son auteur [8]. Ainsi, contrairement à une idée très répandue dans les médias selon laquelle la loi Bichet serait une application directe du programme du Conseil national de la Résistance, celle-ci est bien plutôt une régression par rapport à ce programme, qui prévoyait notamment « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent ». La nationalisation de la distribution de la presse, dotée d’un statut qui la préserve de l’emprise de l’État et l’établissement d’un véritable service public de la distribution, dont le projet Gazier était proche, eussent été, assurément, dans la droite ligne de ce programme. Car in fine, la loi Bichet livre en réalité la distribution de la presse à Hachette, quand bien même ses promoteurs juraient d’en finir avec la Librairie. C’est que Monsieur Bichet avait un certain sens de la mesure : « Nationaliser Hachette aurait été un peu gros », déclarait-il alors. Pas pour tout le monde.
Cela dit, bien que l’option privée l’ait emporté sur l’option publique, la loi Bichet, amendée par ses opposants, est restée largement marquée par l’esprit de la Résistance.
La loi Bichet et la Résistance : esprit, es-tu là ?
Certes, dans son premier article, cette loi établit une liberté de distribution qui semble marquée du sceau du plus pur libéralisme [9]. Mais cette disposition doit être comprise comme une réaction aux années de guerre où la presse était étroitement contrôlée, et surtout comme le maintien, pour les journaux de la PQR (presse quotidienne régionale), de la possibilité de se distribuer eux-mêmes, comme avant-guerre, en raison du périmètre réduit de leur zone de vente [10]. Ce qui n’est pas le cas des journaux et périodiques ayant vocation à être distribués dans tout le pays et à l’étranger : pour organiser leur distribution, ceux-là sont plus ou moins contraints de se grouper, pour d’évidentes raisons d’économies d’échelle.
La loi Bichet définit les conditions de ces regroupements dans son article 2 [11] et leur impose une forme de société, la coopérative. Autrement dit, si plusieurs éditeurs souhaitent s’associer (« groupage ») pour distribuer leurs journaux, ils sont obligés par la loi de se constituer en société coopérative. Cette obligation a pour objectif d’empêcher un ou plusieurs de ces éditeurs, mieux dotés en capital que les autres et/ou détenteurs de plusieurs journaux, d’utiliser la distribution à leur profit [12]. En effet, les sociétés coopératives fonctionnent selon le principe « un associé = une voix », quelle que soit la part de capital de l’associé dans la coopérative [13]. En 1947, la plupart des journaux étant issus de la Résistance, ce fonctionnement démocratique ne pouvait que leur être favorable. D’ailleurs, les Messageries lyonnaises de presse, antérieures à la loi Bichet, fonctionnaient déjà sur le modèle coopératif.
En revanche, contrairement à ce qui est souvent affirmé trop rapidement dans les médias, Presstalis n’est pas elle-même une coopérative, mais une SARL jusqu’en 2011, et depuis, une « société par actions simplifiée » (SAS), c’est-à-dire une société privée commerciale classique. Sa spécificité tient au fait que son capital doit être détenu majoritairement, selon la loi Bichet, par des coopératives de presse [14]. Durant le plus clair de son existence, NMPP-Presstalis fut ainsi la propriété de cinq, puis de huit coopératives pour 51% de son capital, et de la société Hachette, qui n’a rien d’une coopérative, pour les 49% restants. Depuis 2011, date à laquelle Hachette abandonna Presstalis, cette dernière est la propriété de deux coopératives, la Coopérative de distribution des quotidiens (25%) et la Coopérative de distribution des magazines (75%).
Inversement, les MLP sont une coopérative gérant directement la distribution. Cette différence n’est pas sans conséquences. La formule Presstalis permet certainement aux coopérateurs de se dispenser de la gestion quotidienne de la distribution, mais par ailleurs, en plus du coût important généré par une structure supplémentaire, elle confère à la distribution une grande autonomie par rapport aux membres des coopératives. Autonomie qui peut conduire à des dérives, surtout lorsque la même société, Hachette, pour ne pas la nommer, en tient les rênes pendant 64 ans.
On est loin, très loin alors, de « l’esprit de la Résistance ». À la fin des années 1960, la gestion d’Hachette fut par exemple vivement contestée par les éditeurs, menés par Émilien Amaury (Le Parisien libéré) et Jacques Sauvageot (Le Monde), en raison de ses prix excessifs et de l’opacité de sa gestion. – une opacité qui demeure malgré le départ de Hachette [15]. Par contre, il semble qu’aux MLP, la démocratie coopérative fonctionne mieux. En 2016, une révolte des petits éditeurs éclate contre la politique du CA, trop favorable, à leur goût, aux gros éditeurs. Alors mis en minorité, ce CA a dû démissionner collectivement, et un autre a été élu, faisant une meilleure part aux petits éditeurs. Depuis, les MLP semblent bien se porter [16].
« L’esprit de la Résistance » transparaît surtout dans l’article 6 de la loi Bichet, inchangé jusqu’à ce jour : « Devra être obligatoirement admis dans la société coopérative tout journal ou périodique qui offrira de conclure avec la société un contrat de transport (ou de groupage et de distribution) sur la base du barème des tarifs visé à l’article 12 ci-après. » Ainsi, chaque journal, chaque magazine peut (doit) être distribué par le réseau des NMPP-Presstalis, quel que soit son tirage, selon les mêmes tarifs. C’est un droit effectif à la distribution qui est instauré, notamment pour les petits éditeurs qui n’auraient pas les moyens de se distribuer eux-mêmes. Véritable appel d’air après les années de restrictions de la guerre, cette mesure a favorisé la création de nombreuses publications, notamment de magazines, même si, à l’époque, elle visait surtout à promouvoir le pluralisme de l’information politique, majoritairement porté par les quotidiens.
En définitive, c’est essentiellement la porte laissée ouverte par l’article 4 au retour en force de la Librairie Hachette qui écarte la loi Bichet de ce que l’on peut appeler « l’esprit de la Résistance », en favorisant l’arrivée d’un trust, qui plus est de sinistre mémoire, à la direction des messageries.
Le triomphe de Hachette
Le compromis issu de la loi Bichet est tout à l’avantage de la Librairie Hachette, point sur lequel nous insistions dans notre compte-rendu du livre de Jean-Yves Mollier :
Une société de gestion des messageries de presse est constituée, dans laquelle Hachette est formellement minoritaire avec 49% des parts contre 51% à cinq coopératives de presse ; mais en réalité, après avoir acheté France soir, Paris presse, France dimanche, Le Journal du dimanche, Elle, Hachette est en fait majoritaire. De plus, c’est elle qui est chargée statutairement de nommer le directeur des Messageries.
Et de fait, aucun changement notable ne viendra modifier cette organisation jusqu’en 2011.
Pour Hachette, l’affaire est en effet très bénéfique. En nommant le directeur des Messageries, évidemment toujours parmi les cadres de sa direction [17], elle garde la haute main sur leur organisation. Cela n’est pas anodin pour un groupe qui pèse également dans le milieu de l’édition, propriétaire de quelques journaux au départ, et qui deviendra au début des années 1980 le premier éditeur de magazines en France (et aussi dans le monde) [18]. Le groupe est également présent au niveau de la diffusion, grâce à son réseau de Relais H, puis Relay, petites boutiques qui essaiment dans les gares, stations de métros, aéroports et autres lieux de transit, proposant journaux, best-sellers, sandwichs et autres utilités pour voyageurs [19]. Éditeur majeur, assurant le pilotage du système de distribution et diffuseur de premier plan, Hachette devenait ainsi un acteur central à chaque étape du processus de production et de mise en circulation de la presse écrite. On peut donc supposer, sans grand risque de se tromper, que l’éditeur Hachette fut bien distribué par le distributeur Hachette chez les diffuseurs Hachette.
Cerise sur le gâteau, pour « la mise à disposition des locaux de la rue Réaumur et du matériel », Hachette percevra chaque année une somme forfaitaire à partir de 1946, et à partir de 1951 « 1 % du chiffre d’affaires » des NMPP [20] Ajoutons à tout cela qu’en tant que distributeur, Hachette disposait chaque jour d’une quantité faramineuse de liquidités issues des ventes des journaux (plusieurs millions d’euros par jour), qui lui permettaient nombre d’opérations et asseyaient la confiance des banques [21].
On peut s’étonner que le rôle d’Hachette dans l’histoire des NMPP-Presstalis soit si peu évoqué dans les journaux traitant cette question ; le dossier de l’hebdomadaire Le 1, fort intéressant par ailleurs, ne le mentionne pas, pas plus que la plupart des articles de presse consacrés à cette question ; quant au rapport Schwartz [22], il ne le cite que « pour mémoire » dans la période de création de la messagerie. Pourtant, bien qu’Hachette se soit retirée de la direction de Presstalis en 2011 (il y a à peine huit ans et après tout de même 64 ans de pilotage de la distribution de la presse), la société de Lagardère est toujours bien présente dans la diffusion (Relay), chez les éditeurs (son représentant à Presstalis, Richard Lenormand, préside la coopérative des magazines), et dans la distribution – la nouvelle présidente de Presstalis, Michèle Benbunan, vient de ses rangs [23], de même que la précédente, Anne-Marie Couderc. Il serait pour toutes ces raisons difficile de lui dénier une quelconque responsabilité dans la crise actuelle de Presstalis, nous y reviendrons.
Avant d’en venir à la période récente, il nous faut, pour achever de planter le décor, revenir sur l’histoire d’un autre acteur qui, situé à l’opposé du pôle contrôlé par Hachette, va marquer l’histoire des NMPP-Presstalis : le SGLCE-CGT, Syndicat du livre et de la communication écrite CGT, communément désigné comme « le syndicat du Livre ».
Le syndicat du Livre et l’ « aristocratie ouvrière »
C’est le général de Gaulle qui, pour s’assurer du soutien des journaux à la Libération, confia à la CGT, avant la fin de la guerre, le monopole de l’embauche des ouvriers de l’imprimerie. Même si ce monopole ne fut pas étendu aux travailleurs de la distribution, ces derniers eurent un statut et un fonctionnement très proches de leurs camarades imprimeurs. Cette proximité se traduit par une quasi-exclusivité syndicale de la CGT et en conséquence, des mots d’ordre de grève suivis à 100 %. Une configuration particulièrement favorable donc, dans un domaine où il n’y a pas de concurrence (celle des MLP n’interviendra que dans les années 1990) et où les pertes dues aux grèves sont irréparables (l’information n’est vendable que le jour-même) [24]. Au fil des grèves, et au grand dam des bourgeois horrifiés, les ouvriers du Livre ont conquis des augmentations de salaires, qui se hissèrent aux niveaux de ceux des cadres. Ultérieurement, cette « aristocratie ouvrière » sera jugée responsable de tous les malheurs des messageries par de nombreux patrons de presse arguant qu’elle coûtait inhabituellement cher et faisait grève pour un oui ou pour un non [25].
Émilien Amaury, patron de presse particulièrement autoritaire (surnommé « Jupiter » !) a tenté de se retirer des NMPP-Presstalis pour se distribuer lui-même en 1975 ; une initiative qui lui a valu un affrontement avec le syndicat du Livre, dont il voulait briser le monopole d’embauche [26]. Après une grève de 28 mois, soutenue par l’ensemble des syndiqués du Livre qui donnaient 10% de leur salaire à la caisse de secours, et nombre d’actions, parfois violentes, pour empêcher la distribution du Parisien libéré, le conflit s’est terminé à la mort accidentelle d’Amaury, sans que celui-ci ait obtenu satisfaction. Le Parisien a perdu dans la bataille la moitié de ses lecteurs (passés de 800 000 à 400 000), et par la suite, aucun éditeur ne prendra le risque d’affronter seul le syndicat. Le Parisien n’obtiendra le droit de se distribuer lui-même que plus de 25 ans plus tard, en 2001, encore qu’un montage juridique le maintint alors formellement dans NMPP-Presstalis.
La première défaite du syndicat du Livre date de 1989 : après dix jours de grève pour des augmentations de salaires, les ouvriers baissent les bras face à la résolution des éditeurs, faisant bloc, et des NMPP-Presstalis. Dans ce conflit, véritable tournant pour le syndicat, la distribution fut assurée malgré la grève. Sous la menace d’un lock-out, les ouvriers ont repris le travail. Et enfin, chose jamais vue au Livre, les journées de grève furent retenues sur les salaires. La situation avait changé : la distribution, comme la presse en général, entrait alors dans une phase de déclin. Avant cela, NMPP-Presstalis avait cependant connu de longues années de prospérité, sur la base du compromis de la loi Bichet, soutenue par les deux piliers que furent Hachette et le syndicat du Livre. Nous y reviendrons plus en détail dans un second article à paraître, intitulé « Splendeur et décadence de Presstalis ».
Jean Pérès