Accueil > Critiques > (...) > Les médias et les quartiers populaires

Nahel et révoltes urbaines : promenade à travers la PQR

par Pauline Perrenot,

À la Une de la PQR, il y a les images que montrent les rédactions, et celles qu’elles ne montrent pas. Les acteurs qu’elles soutiennent, et ceux qu’elles ne tolèrent pas. Les violences qu’elles condamnent, et celles qui ne comptent pas. Les bilans qu’elles dressent, et ceux qu’elles ne tirent pas. Les mots qu’elles emploient, et ceux qu’elles préfèrent taire. Évidemment, des Unes ne sauraient résumer la diversité des contenus éditoriaux et du travail journalistique des différents titres de la PQR que nous avons épluchés. Elles méritent néanmoins que l’on s’y attarde, d’une part parce qu’elles révèlent tout à la fois le cynisme commercial et les choix très politiques des chefferies éditoriales, et, d’autre part, du fait de leur potentiel effet de cadrage sur le débat public que leur confère leur visibilité.

« Il faut le reconnaître : ces scènes [...] ont de quoi faire honte », cingle le directeur adjoint de la rédaction du Parisien dans son édito, le 28 juin. Mais qu’on ne s’y méprenne : au lendemain de la mort de Nahel, ce n’est pas de cette « scène », filmée, qu’il s’agit. Non plus de la « mort sans images » [1] d’Alhoussein Camara, 19 ans, tué lui aussi par un policier lors d’un contrôle routier une semaine plus tôt. Ce jour-là, ce qui fait honte à Olivier Auguste, c’est la « vingtaine de membres du gang roumain des Scorpions, spécialisés dans [l’] escroquerie [du jeu du bonneteau à Paris] sur la voie publique » : l’« opération de démantèlement » policière occupe, conséquemment, la double-page du Parisien.

Être tué à bout portant par la police ne mérite pas qu’on bouscule un ordre éditorial : l’information est bien présente, mais à la page 15 du journal, accompagnée d’un court reportage sur le rassemblement organisé devant le commissariat de Nanterre. Et comme l’indique son titre – « Neuf interpellations après des tensions avec les forces de l’ordre » –, le prisme du maintien de l’ordre écrase les trois phrases du (seul) témoignage que recueille Le Parisien auprès d’une manifestante.

Il faut attendre le lendemain, 29 juin, pour que la mort de Nahel fasse la Une. Et quand on la compare à celle que le quotidien affichera trois jours plus tard, on entrevoit d’emblée l’essence (et les errements) d’une ligne éditoriale :



Incompréhensible, en effet.


Centre et périphéries...


Ailleurs dans la presse quotidienne régionale, le 28 juin, aucun titre ne consacre sa couverture à la mort de Nahel. Elle n’atteint la Une que lorsque les révoltes surviennent à Nanterre ou en région, ne faisant ainsi office, la plupart du temps, que d’information périphérique. « Mort de Nahel : violences à Toulouse » titre par exemple La Dépêche (29/07) ; « Drame de Nanterre : l’onde de choc » annonce Le Télégramme (29/07) sur fond de carcasses de voitures. « Nanterre sous le choc, incidents dans la métropole de Lyon » annonce Le Progrès en manchette. Ce sont également de simples manchettes que mobilisent La Charente Libre (« Nanterre : la peur de l’embrasement ») et La Provence (« Mort de Nahel. Soirée sous tension dans le centre-ville »). Au Midi Libre (comme à Var-Matin), une capture d’écran de la vidéo du policier tenant Nahel en joue figure bien à la Une : « L’onde de choc » titre le quotidien, qui centre néanmoins davantage l’information sur les « tensions [ayant] déjà éclaté dans plusieurs villes » et dont l’article en question fera état en priorité – « Feu », « heurts », « caillassages », « troubles », « actes de vandalisme », etc. L’éditorial de Jean-Michel Servant, rédacteur en chef adjoint, illustre bien ce renversement de la hiérarchie de l’information : « La mort de Nahel met une nouvelle fois en lumière la culture de défiance chez certains jeunes et un manque de discernement des forces de l’ordre face aux refus d’obtempérer ». Une « analyse » qui vise à « inciter les politiques à prendre ces deux problèmes à bras-le-corps. Et vite ! D’abord en affichant un consensus républicain pour ne pas jeter l’opprobre sur toute la police. » C’est à ses yeux la priorité. Viendra ensuite le temps du « débat législatif sur l’utilisation des armes létales lors des contrôles routiers. » Dans ce paysage, très rares sont les quotidiens à remettre les pendules à l’heure. « Ado tué par la police : un drame "inexcusable" » peut-on lire en manchette dans Ouest-France, ayant au moins le mérite d’en revenir à l’information principale...

Puis, le 30 juin, « l’embrasement » gagne la presse locale sur fond de voitures calcinées et de vitrines brisées. À de très rares exceptions près : La Marseillaise titre « Soif de justice » en affichant la photo d’un rassemblement devant la préfecture de Marseille tandis que Le Télégramme, Sud Ouest et Ouest-France choisissent des photos de la marche blanche de Nanterre.

Les jours suivants, les titres de la PQR se rejoignent sur une même ligne : le maintien de l’ordre. Les rédactions se demandent « Comment éteindre le feu ? » (L’Alsace, 30/06), « Comment on en sort ? » (La Dépêche, 1/07), « Comment mettre fin à la violence ? » (La Montagne, 1/07), bref, comment stopper « le chaos » et l’« état de crise » (La Provence et Midi Libre, 1/07) : « Sortir des violences » ordonne L’Ardennais (3/07) ; « Un ordre à rétablir » intime Midi Libre (2/07) ; « Jusqu’où ? » tempête Nice-Matin (1/07). Et après l’attaque du domicile du maire de L’Haÿ-les-Roses, les condamnations médiatiques sont unanimes : « L’indignation » titrent le Dauphiné Libéré, La Dépêche et L’Est Républicain (3/03) ; « Ça suffit ! » adjure La Provence (3/07). « Intolérable », « Gravissime », « L’attaque de trop » tonnent respectivement Midi Libre, Nice Matin et Le Télégramme. Autant de gros titres qui ne furent jamais convoqués à l’occasion de la mort de Nahel tué par un policier, au moment où la presse locale était surtout préoccupée par « le risque d’escalade » (L’Est Républicain, Var Matin, 30/06) ou « la peur de l’embrasement » (Midi Libre et Le courrier de l’Ouest, 30/06). Et autant de questionnements ou d’injonctions – « jusqu’où ? », « comment mettre fin aux violences ? », « ça suffit ! » – qui ne seront jamais formulés en Une par la PQR s’agissant des violences policières et racistes.

Puis, le 4 juillet, les maires deviennent les protagonistes centraux du paysage de la presse locale, réunis à l’Élysée par Emmanuel Macron, et auxquels les chefferies médiatiques accordent un soutien moral. Ils font la Une des DNA, du Maine Libre, du Midi Libre, de la Nouvelle République, de Sud Ouest, du Télégramme, de La Voix du Nord, de Presse Océan, Paris Normandie, Ouest-France, etc. et reçoivent les encouragements chaleureux de Nice Matin (« Tous avec les maires ! ») et de La Charente Libre (« En rangs serrés derrières les maires »). Outre ces derniers, les commerçants figurent eux aussi au rang des acteurs dignes de compassion tant ils « n’en peuvent plus », selon le titre de L’Ardennais (4/07). Compassion également au Parisien, avec ce gros titre : « Au cœur des émeutes. Le témoignage choc d’un policier » (1/07).

Il ne s’agit pas de critiquer la tonalité des commentaires en elle-même, ni de remettre en cause la pertinence de ces informations, mais de prendre acte du travail de sélection, de hiérarchisation et de mise en récit uniformes de « l’actualité » qui s’opère dans la PQR. C’est dans cette même perspective qu’elle prétend tirer « le bilan » des événements – un bilan essentiellement matériel, comme le veut le cadrage médiatique à la fois dominant et traditionnel à la suite d’un mouvement social : « Casse et pillages : qui va payer ? » s’interrogent les Dernières nouvelles d’Alsace (2/07), de concert avec Ouest-France, qui annonce un « très lourd bilan » (5/07) ; Le Populaire du Centre présente « la première facture des émeutes » (4/07), Le Courrier Picard sonne « l’heure de la facture » (5/07) tandis que L’Est Républicain annonce aussi « l’heure des bilans » (5/05) en s’inquiétant de la « facture salée » due aux dégradations de bâtiments. Et du côté du Parisien (4/07), un encadré de la Une est dédié au président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, qui déplore « plus de 1 milliard de dégâts pour les entreprises ». « Les soldes plombés par les émeutes » osera encore L’Union une semaine plus tard (10/07), inquiet : « La prolongation d’une semaine de la période de soldes suffira-t-elle à combler le manque à gagner ? »

En revanche, ne figurera jamais en Une un « autre bilan ». Celui que pointait par exemple David Dufresne – réagissant à un titre du Monde qui relayait lui aussi le bilan chiffré du ministre de l’Intérieur – et auquel s’ajoutent d’autres victimes de violences policières, à l’instar de Virgil, 24 ans, éborgné par un tir de LBD [2].



Retour à la « normale »


C’est ainsi que, peu à peu, la PQR reprend son train-train. Le 5 juillet, à la Une de la Charente-Libre, on parle rugby. Cyclisme au Bien Public, basket-ball à La Montagne, football à La Provence, voiture diesel au Parisien et photographie dans le Journal de Saône-et-Loire. Les faits divers reprennent leurs droits au Berry Républicain et le marronnier du baccalauréat, avec son lot de visages souriants, illumine les Unes de La Nouvelle République, du Républicain lorrain, de la République du centre, de L’Union et de La Voix du Nord. La Provence inaugure le festival d’Avignon en fanfare : « Que la fête commence ! » (6/07) ; La Voix du Nord constate, radieuse, qu’à l’approche des « vacances d’été », sa « région a la cote ! » (6/07), tandis que Var-Matin s’interroge gravement : « L’eau de mer est bonne ? » (6/07). Ailleurs, les DNA se réjouissent de la santé du secteur du « luxe, un moteur français » (6/07), Le Dauphiné libéré rattrape le temps perdu en pestant contre la « galère sans fin dans les trains » (6/07) et Le Progrès se demande « où va passer le nouveau tram express » (6/07). La page Nahel semble bel et bien tournée.

Ou presque... Ici et là, les révoltes populaires laissent quelques traces à la Une et les gardiens de l’ordre donnent une dernière leçon aux fauteurs de trouble. « Le monde ne nous reconnaît plus » se lamente ainsi La Dépêche (5/07), qui déplore qu’« après la crise des Gilets jaunes et la longue séquence des manifestations contre la réforme des retraites, les émeutes de ces derniers jours finissent d’abîmer l’image de la France dans le monde ». Aussi, c’est avec un titre presque revanchard que le quotidien de la famille Baylet annonce le lendemain « l’heure des comptes » pour les « émeutiers au tribunal ». Une répression judiciaire hors-norme, jamais nommée comme telle à la Une des quelques journaux daignant en faire état, qui évoquent des hordes d’« émeutiers » (Le Berry Républicain, Le Courrier Picard ou L’Est Républicain, 4/07) et autres « incendiaires » (Nord éclair, 6/07). De son côté, Presse Océan (5/07) relaie les condamnations et la « polémique » suscitées par le « stand anti-police » qui décora « une buvette lors du festival Les Scènes vagabondes » à Nantes : « La Ville condamne, le préfet a saisi le procureur », bref, tout est en ordre. À Nice-Matin également : « À l’école du Raid » titre le journal, promouvant opportunément la formation que s’apprête à dispenser l’unité d’élite à la police municipale, friande de « clés pour apprendre à gérer les crises » (6/07). Quant à la crise de la presse, elle a de beaux jours devant elle.


Pauline Perrenot

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Lire Daniel Schneidermann, « Avant Nahel, Alhousseim Camara, un mort sans images », Libération, 30/06.

A la une

Nathalie Saint-Cricq dans Libération : une « pointure » et beaucoup de cirage

« Nathalie Saint-Cricq vote », et Libération vote Saint-Cricq.