Deux semaines après la remise par un cabinet d’expertise (cabinet ISAST), le 14 mars, d’un rapport sur les risques psychosociaux à France Bleu – qui fait état de « charges de travail trop importantes, [de] dépassements horaires pouvant être considérés comme du travail dissimulé », de management inadapté, de « pressions », de « perte de sens au travail »… [1] – , la rédaction de France Bleu a cessé le travail le jeudi 31 mars. En cause donc, des conditions de travail dégradées et la mise en place à marche forcée de la plateforme numérique France Bleu/France 3. Une mutualisation qui n’a fait l’objet d’aucun accord sur le numérique au sein de la rédaction, comme le pointe le SNJ : « Il n’est plus possible que nos semaines de travail dépassent les 50 heures régulièrement, parce que le web s’est ajouté à la radio. Il n’est plus possible de faire fonctionner nos rédactions sans accord sur le numérique. Il n’est plus possible de faire reposer le web sur le bénévolat des journalistes ». « Cette plateforme est mise en place avec des emplois en moins, donc sauf à réduire la production radio, ce qu’on refuse, déplore Lionel Thompson, élu SNJ-CGT à Radio France, on ne voit pas comment ça peut fonctionner ». Les syndicats ont aussi appelé les journalistes dont le poste n’est pas dédié au web ou dont le contrat de travail ne stipule pas la production web, à cesser de produire pour la plateforme pendant une semaine afin de faire pression sur la direction.
Cette mobilisation fait écho à celle du service sport de France Info le 19 mars dernier, la direction de France Télévisions souhaitant développer l’information sportive sur le web sans pour autant allouer de postes. « Aujourd’hui, plus de 80% des articles publiés par France Info Sport sont écrits par des journalistes précaires (en CDD ou en piges), des apprentis ou des stagiaires ! Et du côté du pôle vidéo, ce n’est pas mieux : la direction n’y assume même pas son rôle d’employeur, préférant recourir massivement, et depuis des années, à des contrats de "prestations" avec des entreprises extérieures », dénonce le SNJ, qui revendique notamment l’embauche de dix journalistes en CDI pour France Info Sport, la fin du système d’externalisation, via des contrats de prestation, d’activités permanentes liées à france.tv sport, la prise en compte de la pénibilité liée aux horaires décalés pour les journalistes de France Info Sport travaillant régulièrement au-delà de 23h.
La PQR en grève
Côté mobilisation, la presse quotidienne régionale (PQR) n’est pas en reste. Au sein du groupe Ebra, plusieurs rédactions se sont mises en grève ces dernières semaines. Le 29 mars, Le Républicain Lorrain, L’Est Républicain et Vosges Matin étaient en grève pour dénoncer leurs conditions de travail. Le 5 avril, les élus SNJ du Progrès convoquaient une assemblée générale. « Une multiplication des tâches et une charge de travail inappropriée, des effectifs qui continuent à baisser, une organisation du travail souvent défaillante, sans parler du management et des moyens matériels… Voilà plus de deux ans que les élus du SNJ au CSE alertent de mois en mois la direction sur l’état des rédactions, au bord de la rupture. C’était encore le cas ce jeudi 30 mars au CSE de Lyon », dénonce le syndicat. Au sein du Républicain Lorrain et de L’Est Républicain, la grève a été suivie par 75% des journalistes.
Le 5 avril, le PDG d’Ebra Philippe Carli a rencontré les salariés pour présenter la stratégie du groupe jusqu’en 2025. L’occasion pour les élus SNJ-CGT, SNJ, Filpac-CGT et CFDT de rappeler dans quel état psychologique se trouvent les équipes aux Dernières nouvelles d’Alsace (DNA) :
En janvier dernier, interrogé par la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration de la presse, vous affirmiez : « Il n’y a pas de pluralité de la presse sans des équipes de journalistes et des rédactions fortes. » Les nôtres sont épuisées et démotivées. [...] La perte de sens des métiers est un refrain que nous entendons dans chaque service. Sans oublier la stagnation salariale, le surcroît de travail et le manque de moyens humains. Sauf, pour ce dernier point, au niveau hiérarchique qui connaît une véritable inflation.
Le problème serait financier, est-il toujours répété. Pourtant, vous vous félicitiez dans les pages saumon du Figaro d’avoir renoué avec les bénéfices en 2021 avec un groupe de presse qui pèse 500 millions de chiffre d’affaires, adossé à un actionnaire unique, le Crédit Mutuel, qui a réalisé de son côté 14,5 milliards de CA. Si le coût du papier flambe, cela n’a pas empêché Ebra d’acheter le groupe de presse numérique Humanoïd pour un montant, toujours selon Le Figaro, de 40 à 60 millions d’euros.
Les salariés ne peuvent pas comprendre les efforts répétés de serrage de ceinture qu’on leur demande alors que leur direction se montre si généreuse dans ses acquisitions.
Même climat délétère au sein de Midi Libre, où les salariés revendiquent des augmentations de salaire. Le SNJ, Filpac CGT, FO et CFDT ont appelé à la grève le 31 mars :
Voilà plusieurs mois que la totalité des organisations syndicales des pôles est et ouest de La Dépêche du Midi exigent l’ouverture de négociations pour une augmentation générale des salaires. Et voilà plusieurs mois que la direction du groupe s’applique à ne surtout pas y répondre, s’arc-boutant sur une politique de revalorisation individuelle ciblée, de versement de primes ou de participation déclenchées grâce aux efforts de tous les salariés depuis deux ans. C’est largement insuffisant ! Cette pratique de la sourde oreille révèle un dédain persistant pour les organisations représentatives des personnels du groupe alors que les résultats de 2021 n’ont jamais été aussi bons depuis des années, et que les exigences sont revues à la hausse en permanence. Elle traduit aussi le mépris profond de cette direction pour chacun d’entre nous confronté à la hausse des prix devenus de plus en plus insupportable au quotidien. Face à cette situation et devant cette surdité de plus en plus insupportable, il est temps de dire « STOP » et de signifier notre ras-le-bol.
Ces mobilisations s’inscrivent dans le sillage d’autres mobilisations : celles des journalistes du site France Info le 30 novembre 2021 contre la suppression potentielle de deux postes (un départ en retraite et la non-titularisation d’un journaliste vidéo) ; ou encore celles historiques des journalistes de L’Équipe en janvier 2021.
L’hégémonie de l’information low cost, favorisée par la concentration des médias, se traduit dans les rédactions par une dégradation des conditions de travail des journalistes et des autres salariés des médias. Les multiples mobilisations ces dernières années – qu’on pense à I-Télé en 2016, BFM-TV (en juin 2020), Europe 1 –, n’ont pas débouché sur de grandes victoires. Aussi bien dans le service public que dans les médias privés, les conditions de travail continuent de se dégrader et avec elles, la qualité de l’information.
Sophie Eustache