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Bataille rangée dans le groupe Infopro Digital

par Sophie Eustache,

Infopro Digital est un groupe de presse professionnelle, qui détient des titres comme L’Usine Nouvelle, La Gazette des communes, le Moniteur des travaux publics et du bâtiment. Détenu par un fonds d’investissement anglo-américain, le groupe s’apprête à être revendu pour un montant d’environ 2 milliards d’euros. Secrétaire du syndicat CGT Groupe Moniteur, et élu au sein du CSE, Pablo Aiquel dénonce un climat social tendu au sein de l’entreprise, au détriment des conditions de travail et de la qualité de l’information. Entretien.

Acrimed : Plusieurs grèves et débrayages ont eu lieu au sein d’Infopro Digital ces dernières semaines. Pouvez-vous nous en dire plus sur le contexte dans lequel s’inscrivent ces mobilisations ?

Pablo Aiquel : La première information à retenir, c’est qu’Infopro Digital est sous LBO (leveraged buy out ou rachat avec effet levier, il s’agit d’un montage financier qui permet « le rachat d’une entreprise en ayant recours à beaucoup d’endettement »). C’est-à-dire que ceux qui achètent, les propriétaires de la boîte ne sont que des actionnaires minoritaires, et l’actionnaire majoritaire leur prête de l’argent. Ceux qui prêtent de l’argent à ces actionnaires sont des fonds d’investissement ou des fonds de pension. Donc ils prêtent des centaines de millions d’euros dans l’objectif de revenir sur leur investissement au bout de quelques années. Ils se paient sur le dos de la bête. Les entreprises qui sont dans le groupe Infopro produisent des bénéfices, mais ces derniers servent à payer l’argent que le fonds d’investissement a prêté aux actionnaires pour acheter l’entreprise. C’est important de le savoir car c’est une des raisons pour lesquelles des entreprises qui sont très rentables ne partagent pas beaucoup leur bénéfice avec les salariés, voire pas du tout. La rentabilité, ils l’utilisent pour financer le rachat de l’entreprise.


Est-ce une spécificité d’Infopro Digital d’être détenu par un fonds d’investissement ?

C’est courant dans d’autres secteurs, mais ce n’était pas si courant dans la presse. Je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup d’autres entreprises de presse qui soient sous LBO, c’est-à-dire qui appartiennent majoritairement à des fonds d’investissement ou à des fonds de pension. Des titres comme Le Figaro ou Libération appartiennent à des milliardaires. Ça fait des années que ces boîtes-là, notamment donc le groupe Moniteur, passent de LBO en LBO. Infopro a racheté en 2014 le groupe Moniteur, via le fonds d’investissement Apax partners. Et deux ans après, ils se refinancent. Apax revend ses parts à TowerBrook, un fonds d’investissement anglo-américain. Nous avons appris par la presse que TowerBrook allait vendre Infopro. Le prix de vente, c’est un facteur multiplicateur de l’EBITDA (bénéfices avant impôts, intérêts, dépréciation, amortissement). Ils veulent le vendre environ 2 milliards d’euros, ils l’ont acheté 700 millions d’euros. Nous pensons que cette vente pourrait avoir lieu en juin ou en tout cas avant la fin de l’année.


Quelles est la conséquence de cette financiarisation sur la qualité de la presse professionnelle ?

La conséquence de cette financiarisation c’est que les rédactions sont en grande partie composées de journalistes en « contrats précaires ». Il y a beaucoup plus de journalistes à la pige que de journalistes postés. À chaque « revente » ou changement d’actionnaire, beaucoup de journalistes partent, et une part de la mémoire se perd.

La réduction de la pagination, ainsi qu’une très forte réduction des budgets « piges » durant la pandémie (moins 30%) provoquent forcément un appauvrissement de l’information. En ce qui concerne le numérique, il y peu de création et d’innovation, rien ne se fait si ce n’est pas « sponsorisé ». Autre exemple : Il y a quelques années, la rédaction de la Gazette des communes a été sommée de choisir entre avoir un abonnement à l’AFP ou garder un budget piges important. Ils ont choisi de garder le budget alloué aux piges. Mais ça a duré deux ans, et plus tard ce budget a quand même été réduit. Plusieurs dizaines de journalistes à la pige participent à la rédaction des titres du pôle collectivités.

Il faut savoir que dans les collectivités, la Gazette des communes, c’est la bible. Ce n’est ni Libé, ni L’Huma, c’est la Gazette. C’est le cas également pour Le Moniteur des BTP dans son secteur et pour d’autres titres. On ne le dit pas assez mais il y a beaucoup d’argent public car les abonnements sont payés avec de l’argent public et d’autre part, si des fonctionnaires veulent s’abonner d’eux-mêmes, ils peuvent enlever ça de leurs frais professionnels. Soit c’est payé avec l’argent des collectivités, soit c’est payé par de l’argent déductible des impôts, donc par le contribuable. C’est pour ça que les taux d’abonnement et de réabonnement de la Gazette, du Moniteur sont si élevés. C’est du 90%. Ce sont des machines à fric, et cet argent, au lieu d’être réinvesti dans une meilleure information pour les élus locaux et les fonctionnaires des collectivités territoriales, cet argent part aux États-Unis et en Angleterre chez Towerbrook. Il est également utilisé pour acheter d’autres boîtes en Espagne, en Angleterre, en Suisse. Je pense que l’information pour les collectivités territoriales devrait être gérée par un organisme semi-public ou au moins faire l’objet d’un certain contrôle. Cela n’a pas de sens de prendre tout le bénéfice et l’envoyer à l’étranger comme ça.


Les pigistes ont-ils pris part aux mobilisations ?

En avril, les journalistes pigistes du pôle collectivité se sont organisés et ont bloqué leurs papiers pendant une semaine. Cela a eu un impact sur les titres, notamment les newsletters spécialisées. La Gazette des communes a plusieurs newsletters thématiques : le club finance, le club RH, le club sécurité, le club sport, le club éducation… Tout ça, ce sont des abonnements « premium » et ces lettres-là n’ont eu que la moitié de la production car les journalistes pigistes se sont organisés pour ne pas rendre les papiers, demander à ce que les papiers qui avaient déjà été publiés sur la version papier ne soient pas repris sur le web, ou ne pas couvrir les événements prévus cette semaine. La mobilisation des pigistes a eu un impact, même s’il n’y a pas forcément un résultat tout de suite. Pour nous, c’était une manière de secouer le cocotier et de marquer les esprits en vue d’autres mobilisations. Il est tout de même invraisemblable et inacceptable qu’une entreprise qui fait autant de bénéfices les partage aussi peu avec les salariés. Cette société n’a versé aucune « prime Macron » et ne compte pas le faire, malgré les résultats excédentaires et l’inflation galopante.


Qu’est-ce qui explique un climat aussi tendu au sein d’une entreprise qui se porte bien financièrement ?

Depuis l’arrivée de TowerBrook en 2016/2017, le patron historique d’Infopro, Christophe Czajka, prend de la distance et met en place son successeur, Julien Elmaleh, qui vient de la finance. Julien Elmaleh a mis en place une relation brutale avec les syndicats, il n’y a pas de négociation possible. C’est un rapport de « rouleau compresseur ». Pour eux la négociation se résume à faire une proposition, puis une deuxième, et à l’imposer, sans jamais écouter les propositions des représentants des salariés. Avant, il y avait un DRH un peu paternaliste, qui préférait éviter les conflits. Depuis que ce DRH est parti, non seulement ils ont fermé des magazines, sans consulter les instances, mais en plus ils ont maltraité des journalistes pigistes permanents, qui étaient de gros contributeurs, sans faire de licenciement économique, bafouant ainsi les droits de ces salariés précaires, et la loi Cressard de 1974, un pilier du journalisme en France. Ces journalistes pigistes se sont retrouvés aux prud’hommes et plus de deux ans après, ce n’est toujours pas fini, c’est vraiment la galère. [Les journalistes pigistes sont des salariés, considérés comme étant en CDI. Sans licenciement, ils ne peuvent bénéficier de leurs droits au chômage et d’indemnités de licenciement, ndlr.]


Comment cette absence de négociation se traduit-elle sur les conditions matérielles des salariés ?

Depuis 2017, les NAO (négociations annuelles obligatoires) se sont soldées par un échec. Cette année, on en est au sixième échec consécutif. Pandémie, pas pandémie. Peu importe les résultats mirobolants, les propositions salariales sont tellement misérables en NAO que les syndicats disent : on ne peut pas signer, c’est trop peu. Il y a des salariés sans augmentation de salaire depuis 3 ans. Pour la direction c’est la faute des syndicats car ils ne signent pas. Mais ce n’est pas signable, on ne peut pas accepter des propositions si basses, dans une entreprise qui fait des profits mirobolants. Cette année, avec l’inflation, les salariés ont protesté à travers des débrayages et des mouvements de grève. Le 16 mars, pendant les NAO, il y a eu un premier débrayage. Le 12 avril, après les NAO qui s’étaient soldées par un échec, ça a été plus large, avec plein de magazines impliqués. Les gens sont sur les rotules, c’est une boîte qui gagne tellement d’argent et qui pressurise tellement ses salariés qu’ils n’en peuvent plus.

Les élus du CSE d’une autre filiale, le Groupe Territorial, basé à Voiron, ont démissionné collectivement. L’absence d’écoute et le pilotage court-termiste, uniquement basé sur le profit, nuisent à la santé des salariés. Cela a été prouvé par une expertise RPS (risques psychosociaux) réalisée au Groupe Moniteur, mais dont beaucoup de salariés d’autres filiales partagent les conclusions.


C’est-à-dire ?

L’enveloppe pour les augmentations correspond à 0,02% des bénéfices de l’année dernière. Sur 100 euros de bénéfices, ils donnent 2 centimes à partager entre les salariés les moins bien payés ! C’est moins qu’une aumône, c’est insultant, surtout quand on fait de tels niveaux de bénéfices (EBITDA à 30% environ). On a un EBITDA supérieur à celui de l’Oréal, donc ils ne peuvent pas dire qu’ils ne font pas de bénéfices faramineux. Au Groupe Moniteur, l’enveloppe pour les augmentations collectives est inférieure à la somme des exonérations et déductions des cotisations sociales, notamment sur les bas salaires. Au Groupe Moniteur, c’est entre 250 000 et 280 000 euros par an d’exonérations et de déductions de cotisations sociales, tandis que l’enveloppe prévue pour les augmentations collectives, c’est entre 35 et 40 000 euros. Ils nous font des augmentations de salaires sur une partie de ce que l’État leur rend comme argent. C’est hallucinant. C’est comme si on n’utilisait que l’argent qu’ils reçoivent de nos impôts pour financer les augmentations ! En revanche, pour éviter de trouver un accord avec les organisations syndicales, il semblerait que les augmentations individuelles ont été beaucoup plus nombreuses que les années précédentes. Sans doute pour calmer la colère. Mais nous n’avons pas d’information transparente, cela reste très opaque.


En plus de la lutte pour les salaires, vous avez ouvert un nouveau front, concernant les droits d’auteur. Pouvez-vous nous expliquer l’enjeu ?

Il y a un an, nous avons dénoncé l’accord Hadopi de 2012. Il s’agit du premier accord Hadopi cassé en France depuis la mise en place de cette loi (la plupart des accords datent de 2010 à 2012). Comme ils ne négocient rien, ça n’avance pas. Nous avons passé un an sans nous mettre d’accord. Ils ont saisi la nouvelle commission des droits d’auteurs de journalistes, en mars dernier. Et nous avons été auditionnés en avril, par des rapporteurs, puis en mai en session plénière. Nous avons vraiment l’espoir d’être enfin entendus. Il s’agit de l’entreprise qui touche le plus d’argent de droits de reprographie papier et reproduction numérique, via le CFC (Centre français de la copie) et il est invraisemblable de redistribuer aussi peu d’argent aux journalistes. Cela prend beaucoup de temps, mais nous avons appris la patience, en fait. La patience, c’est l’arme des pauvres.

Aujourd’hui, tout passe par le numérique. En 2012, les licences n’existaient pas, les usages se sont depuis multipliés. Tout cela mérite une rémunération pour la cession des droits d’exploitation car les journalistes sont aussi des autrices et des auteurs. Nous exigeons tout simplement du respect et de la reconnaissance pour la valeur de notre travail.


Propos recueillis par Sophie Eustache

 
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